Gérard Klein : préfaces et postfaces
Anita Torres : la Science-Fiction française — Auteurs et amateurs d'un genre littéraire
l'Harmattan • Logiques sociales, novembre 1997
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Avertissement
Le texte qu'on va lire a été écrit en guise de préface au livre d'Anita Torres. Il était destiné à préciser un certain nombre de points à mon sens essentiels et parfois à rectifier certaines erreurs matérielles. Sans doute trop long, de nature à faire basculer l'ouvrage, il n'a pas été retenu par l'éditeur et aucun accord n'a pu être trouvé, ni même recherché par lui, sur son abréviation, sauf à n'en retenir que les premières pages, élogieuses sur le livre d'Anita Torres. Cette préface, demeurée inédite, peut difficilement être lue sans référence à ce livre dont il discute certaines thèses. Cela explique son caractère relativement décousu. Cependant, il expose plusieurs questions sur les rapports entre genres, notamment Science-Fiction et Fantasy, qui peuvent présenter un intérêt autonome pour le chercheur et le lecteur.
Les êtres humains ne sont pas faits pour comprendre grand chose,
mais il leur arrive de comprendre quelque chose.
La sociologie littéraire est un art difficile. Malgré certains éclairages des relations entre le processus de la création et l'évolution de la société globale, proposés par l'école marxienne de Lukacs à Lucien Goldmann, et d'irréguliers sondages sur les consommations des lecteurs, sans négliger quelques travaux méritoires mais clairsemés sur les modes de vie et de travail des auteurs (1), elle n'existe guère comme corpus de savoirs, d'interrogations et de théories, faute de chercheurs disposés à aller au charbon. Si l'exégèse littéraire confine à la théologie médiévale dans son abondance et dans ses raffinements, voire dans ses ressassements, sur un corpus restreint de textes, si l'historiographie classique des écrivains fameux se porte bien et si l'examen scientifique des manuscrits et de leur évolution, cette troisième dimension de la genèse des textes, a beaucoup profité des nouvelles technologies juste avant que celles-ci ne la rendent impossible, nous ne savons aujourd'hui que peu de choses sur ces étranges tribus que forment les auteurs, les éditeurs, les structures de diffusion et de distribution du livre en dehors de leurs aspects strictement économiques (et encore), et les lecteurs (2).
Aussi faut-il féliciter Anita Torres d'avoir entrepris dans sa thèse (3) de nous éclairer sur une de ces peuplades particulièrement bruyante, celle des auteurs et des lecteurs de Science-Fiction. On peut toutefois, à considérer son effort et celui de quelques autres étudiants, commencer par se poser une question sociologique. Ils ont choisi ce champ parce qu'ils aimaient le genre. Mais ont-ils privilégié une approche sociologique parce qu'ils étaient sociologues de formation, ou bien ont-ils adopté le couvert de la sociologie parce qu'ils ne pouvaient faire autrement ? Plusieurs indices et confidences me poussent à penser que la seconde hypothèse est la bonne même si je ne doute pas de la vocation sociologique d'Anita Torres.
Un objet sociologique ?
La Science-Fiction ne serait-elle pas précisément renvoyée au domaine de la sociologie parce qu'elle ne présenterait pas aux yeux des universitaires une dignité suffisante pour offrir un corpus de textes à interroger sur le mode des études littéraires ? Il y a là une distinction qui n'est pas mince ni de forme. Les universitaires littéraires abordent en général les textes qu'ils honorent de leur réflexion avec le tremblement sacré qui secoue le prêtre interprétant la parole divine. À moins, dans quelques rares cas, qu'ils ne se piquent d'iconoclasme et qu'ils ne s'affairent à démontrer que la divinité n'était qu'une idole, ce qui revient au fond au même. Les littéraires interrogent les textes dits classiques, seraient-ils contemporains, comme des oracles, des bouches d'ombre. Il y a un sujet derrière dont la fréquentation doterait d'une puissance accrue, d'un mana. Au lieu de quoi, l'approche sociologique (qu'il ne s'agit pas pour moi de contester) ramène, et parfois réduit, son observé à un statut d'objet considéré à distance, fût-ce avec sympathie, et avec lequel il ne s'agirait pas de se confondre. Elle dénie implicitement et parfois explicitement le statut de texte aux œuvres dont elle examine les conditions de production, de circulation et de consommation, et néglige, simplement parce que ce n'est pas son champ, leur contenu de discours subjectif, intersubjectif et social.
Afin qu'on ne m'attribue pas un propos que je ne tiens pas, je préciserai cela par une illustration. J'ai vu défiler ces dernières années quelques approches sociologiques de la Science-Fiction, d'autres psychologiques, mais aucune strictement littéraire, qui pourrait porter par exemple sur les structures des récits, les pratiques et les innovations stylistiques, la place du domaine dans l'histoire littéraire générale, les relations entre littérature générale et littératures dites spécialisées, l'histoire de l'apparition de thèmes définis, sans parler de recherches bibliographiques et biographiques sur des auteurs pas toujours si mineurs que ça ; a contrario, je n'ai encore entendu parler d'aucune étude sociologique du lectorat de Proust, objet qui mériterait pourtant quelque considération (4).
La relégation de la S.-F. dans la sociologie refléterait-elle donc seulement la piètre estime dans laquelle elle demeurerait tenue dans les milieux universitaires littéraires ? Il y a d'autres facteurs. La majeure partie de cette littérature qui est lue en France est d'origine étrangère, plus précisément anglo-saxonne, et relèverait donc de la littérature comparée, variété exotique et suspectée d'impureté par un enseignement supérieur qui entre à reculons dans une Union Européenne pluriculturelle. Elle oblige aussi à se poser quelques questions sur les relations entre littératures, imaginaires et savoirs, en particulier scientifiques, ce qui induit de l'inquiétude et de la méfiance dans une corporation qui, sans doute par l'atavisme théologique déjà évoqué, continue à traiter les sciences dures comme étrangères à la culture (5).
En tout cas, cette tenue à l'écart de la Science-Fiction se reflète bien dans son inclusion dans cet ensemble disparate, dévalorisé quoique porteur de nostalgies, et carrément improbable désigné tantôt comme littérature populaire et tantôt comme paralittérature, qui ramasse, comme le rappelle Anita Torres dès son introduction, le feuilleton, les romans policier, sentimental, d'horreur, d'aventures, d'espionnage, pour la jeunesse, la BD, le roman-photo et tout ce qui traînait hors des manuels d'histoire littéraire.
Mais je m'aperçois que je suis déjà en train d'empiéter sur le terrain qu'a entrepris de défricher Anita Torres. Celle-ci, me prêtant une petite familiarité avec le sujet, m'a demandé d'introduire son livre. J'en ai du coup été un des premiers lecteurs, m'y retrouvant par ailleurs comme acteur et comme informateur. Ce sont certaines de mes impressions de lecteur un peu frotté de sociologie qui vont nourrir cette préface. Je dois indiquer que réagissant à des passages précis de son texte, le mien pourra donner au lecteur le sentiment d'être décousu et de relever de niveaux de lecture très différents, de la théorie à l'anecdote. Je serai amené parfois à regarder les choses par le petit bout de la lorgnette. J'ai surtout voulu rétablir, quand il me semblait nécessaire, des données factuelles ou des impressions qui m'ont paru malmenées par ses informateurs ou ses suppositions, de façon à ce qu'elles ne soient pas ultérieurement colportées comme faisant autorité. Il vaudrait donc peut-être mieux lire ou relire cette préface après avoir lu le texte principal.
Comme on verra, il m'arrive d'être en désaccord avec ce qu'elle écrit mais cela n'ôte rien, presque au contraire, à l'estime que m'inspire sa ténacité à traiter d'un sujet divers, complexe et mal balisé, la description du milieu, au sens large, de la Science-Fiction en France. Ces points de désaccord, je les signale ici plus comme des éléments d'un débat fécond qui se poursuivra au delà des limites de ce livre, que comme des critiques.
Une littérature populaire ?
La Science-Fiction est-elle vraiment une littérature populaire, et du reste existe-t-il une littérature populaire qui soit désignable comme telle ? On peut douter des deux.
Une littérature proprement populaire impliquerait, selon le sens qu'on donne au terme, qu'elle soit lue soit par la majorité de la population, soit par les catégories les moins favorisées du point de vue des revenus et des capitals matériels et culturels. Or en ce qui concerne la Science-Fiction au moins, aucun de ces critères ne convient. Même si elle s'est acquis un large public que l'on peut estimer en France entre un million et trois millions de lecteurs au moins occasionnels, elle demeure la lecture d'une minorité, probablement en dessous des “thrillers” et du roman sentimental, peut-être du roman policier, et certainement des prix littéraires et autres succès de librairie relevant de la littérature dite générale. D'autre part, toutes les données disponibles montrent, comme y reviendra Anita Torres, que, tant en France qu'aux états-Unis, les lecteurs de Science-Fiction se situent pour une large majorité au dessus de la moyenne de la population en ce qui concerne le niveau des études et celui des revenus. Les contenus de la plupart des textes, voire de la majorité, suggèrent également qu'ils s'adressent à des publics qui ont un niveau certain, voire élevé, d'information et de culture : au demeurant, une objection faite par les littéraires purs réfractaires à la Science-Fiction est qu'ils n'y comprennent rien. Il existe certes une partie de la production de Science-Fiction répondant à l'attente de son public, qui puisse être, avec beaucoup de prudence, qualifiée de populaire. Ce serait celle emblématisée par le Fleuve Noir.
On retiendra provisoirement qu'à l'intérieur de la littérature de Science-Fiction se trouvent plus ou moins reproduites des stratifications qui s'observent dans la culture en général.
À partir d'enquêtes récentes, Anita Torres indique qu'une partie du public de la Science-Fiction est bien populaire au sens strict, en raison de son recrutement social (ouvriers) et de son statut économique. Mais ces résultats ne disent aucunement si cela différencie cette espèce littéraire du reste de la littérature (il n'est pas interdit de lire le duc de Saint-Simon quand on est ouvrier) ni si le public concerné n'est pas caractérisé d'une certaine façon (origines sociales, formation technicienne) qui le rapprocherait statistiquement des autres groupes lisant de la Science-Fiction.
En réalité, le terme de littérature populaire qui ne devrait d'ailleurs que s'écrire au pluriel tant il y en a d'espèces différentes, renvoie la plupart du temps à autre chose qu'à une catégorisation sociale. Il est chargé d'une sorte d'anathématisation (6), non dénuée de mépris, de tout ce qui échappe à un corpus académique incertain de ses limites. En bonne logique, les littératures populaires devraient avoir pour pendant une littérature de l'élite. Or ce n'est jamais ainsi qu'est qualifiée la “bonne” littérature. Si le critère était celui de la qualité, de la richesse, quelles que soient les définitions qu'on en donne, y compris purement subjectives, il caractériserait des œuvres particulières, non des espèces littéraires entières. Je ne doute pas une seconde qu'il y ait des œuvres médiocres dans la Science-Fiction , ce qui du reste ne suffirait pas à les qualifier de populaires, ainsi que dans tous les autres genres ainsi stigmatisés. Mais il y en a aussi, parfois, de remarquables qui soutiennent la comparaison avec les œuvres des genres “nobles”. Il y a donc autre chose qui se dit sans se dire dans ces qualificatifs de relégation et qui mériterait d'être exploré. Et quelque chose qui relève sans doute de la sociologie.
Sans prétendre épuiser le sujet, j'avancerai ici une hypothèse partielle. C'est que la littérature tout court est réputée désintéressée et ne dépendre que du désir de son auteur, procédant ainsi de la liberté des classes supérieures, tandis que les littératures populaires seraient réputées commerciales, constituées de produits d'une industrie, tare inexpiable dans un pays qui bien qu'ayant fait sa révolution bourgeoise continue de professer un mépris aristocratique pour l'argent et les réalités de marché. La littérature serait libre tandis que les littératures populaires seraient subordonnées à la nécessité matérielle pour l'auteur de faire bouillir le pot, aux calculs des éditeurs, aux choix des libraires et en dernière instance à la demande du public qu'il faut satisfaire pour qu'il paie le droit de lire. Il se ferait ainsi une distinction entre une littérature des anges et des littératures de l'estomac.
Bien entendu, sans insister sur le fait qu'il n'y a pas de littérature du tout sans demande d'un lecteur au moins, cette distinction ne tient pas la route. Il est aisé de trouver des exemples d'écrivains appartenant désormais au corpus académique qui ont demandé à leur plume de les nourrir, ainsi Balzac ; on lui en fit en son temps le reproche. Il suffit aussi de lire les journaux ou les correspondances d'auteurs comme les Goncourt, Jules Renard, Claudel, Gide et même Proust, pour s'apercevoir qu'ils n'étaient pas indifférents à leurs ventes ni au-dessus des considérations matérielles. Certes, on peut penser qu'ils écrivaient d'abord et qu'ils se souciaient ensuite du rapport financier de l'expression libre de leur désir artistique. Mais ce n'est pas si certain car ils expriment souvent la dure nécessité d'avoir à calibrer leur œuvre en fonction des goûts du public. D'autre part, à distinguer ainsi entre expression libre et écriture subordonnée, on s'expose, du point de vue de l'éditeur, à mettre dans le même sac les fleurons de la littérature et les innombrables manuscrits refusés dont l'ambition excessive relativement à leurs moyens s'expose toute littéraire. On s'exposerait aussi à ne tenir pour littérateurs désintéressés que les possesseurs de fortunes confortables, les femmes entretenues, mariées ou non, et les enseignants et autres diplomates jouissant de loisirs rémunérés. On fera enfin remarquer qu'aucun éditeur, pour de simples raisons de survie, ne peut prétendre s'affranchir durablement de considérations économiques, sauf à considérer comme seuls éditeurs publiant de la vraie littérature ceux qui se cantonnent dans le “compte d'auteur”.
Et même si l'on considère les littératures “populaires” comme des littératures calibrées (7) en vue d'un marché, notamment à l'intérieur de collections, on s'apercevra instantanément que les auteurs jouent avec les impératifs qui leur sont plus ou moins imposés et se conservent ainsi un peu, et parfois beaucoup, de liberté proprement artistique. Voudraient-ils s'affranchir tout à fait de cette liberté qu'ils ne le pourraient pas car toute écriture même la plus servile dépend d'un autre maître qui est l'inconscient, qu'on ne dompte pas aisément.
Puis-je ajouter que la distinction naguère de bon ton entre écrivains et écrivants ne me semble pas davantage résister à un examen soutenu que les précédentes ? De même les oppositions entre littératures réalistes et de l'imaginaire, mimétiques et anti-mimétiques, par leurs présupposés et leurs regroupements arbitraires ne me convainquent pas. Mais leur discussion n'a pas sa place ici.
Je ne cherche nullement ici à noyer dans un relativisme généralisé d'inspiration post-moderne, l'idée qu'il y a bel et bien, des hiérarchies. Mais je tiens à remplacer une conception dichotomique insoutenable qui correspond à des enjeux sociaux, par l'introduction de continuums, de gradations infinies, entre la pure liberté si elle a un sens et l'asservissement au profit, et entre des niveaux de qualité. Les calibres sont plus ou moins contraignants et ils sont plus ou moins respectés. Leur description et l'examen de leurs échappatoires relèvent à la fois de la critique littéraire et de l'approche sociologique.
Une littérature moderne ?
Il existe aussi, fort heureusement, des raisons fleurant moins la soupe de porter à la Science-Fiction un intérêt proprement sociologique. C'est d'abord, dans sa forme moderne qui a un peu plus d'un siècle, une littérature récente dont l'évolution thématique et stylistique a été prodigieusement rapide (8). Même si son histoire reste largement à écrire, nous en savons désormais assez, à travers de nombreux ouvrages de référence, pour oser affirmer qu'il s'agit d'une littérature typique du vingtième siècle, étudiable in statu nascendi, porteuse d'une imaginaire original irréductible à des catégories antérieures, la seule qui soit à la fois le produit et le témoin des extraordinaires transformations notamment d'origine scientifique et technologique qui ont marqué ce siècle ravageur. D'autre part, elle porte les marques des événements sociaux qui ont balisé le siècle, qu'elle les reflète, qu'elle les exprime, qu'elle s'interroge à leur propos ou qu'elle vise à les infléchir voire à les provoquer : cette sensibilité à l'environnement politique et social fait que l'on n'écrit pas de la Science-Fiction de la même manière à l'époque et aux lieux de Jules Verne, de Wells, du Huxley du Meilleur des mondes, d'Orwell, de Barjavel, et aujourd'hui de Dan Simmons ou du William Gibson de la cyberculture ; cela se perçoit immédiatement non pas comme de la diversité mais comme de véritables changements de paradigmes ; cela enfin contrevient à l'idée encore répandue de l'universalité et de l'immuabilité de la culture littéraire supposée traduire, avec quelques variations, l'humain éternel.
De même, la Science-Fiction ne s'écrit pas et ne se lit pas partout. Bien qu'on en trouve des traces, sous forme d'importations, dans la plupart des pays du monde, sa production et sa lecture demeurent bien circonscrits aux pays anciennement industrialisés et plus précisément encore à certains de ces pays surtout, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis. Pourquoi ne s'est-elle pas vraiment installée en Allemagne, pays de haute technologie, ni en Italie et en Espagne, pays de vieille tradition scientifique et spéculative ? C'est à mes yeux un vrai problème dont la solution sociologique pourrait bien en éclairer d'autres. Enfin, même dans les pays où elle est bien installée, elle recrute ses auteurs et ses lecteurs dans des groupes sociaux assez homogènes, très différents de la population globale, ce que personne ne conteste même s'il y a quelques controverses sur la composition de ces groupes ; d'autre part, elle est souvent l'objet d'un mépris affiché et de résistances acharnées autant qu'élaborées, d'autant plus énigmatiques qu'ils sont véhéments et qu'on ne les observe à propos d'aucune autre espèce littéraire à l'exception de la pornographie (9). Ces deux traits, recrutement spécifique et perpétuel procès en exclusion ou en dissolution (10), sont de nature à intéresser le sociologue.
Faut-il définir la Science-Fiction ?
Et d'abord, la question de la définition de la Science-Fiction. Anita Torres échappe à cette figure quasiment imposée à tous les commentateurs du genre, et je ne saurais lui en faire reproche puisque j'ai toujours refusé pour ma part de me livrer à cet exercice. Il vaut tout de même qu'on s'y arrête un instant, dans une perspective sociologique.
Aucune autre espèce littéraire, sauf peut-être dans une faible mesure le roman policier, n'a été autant sommée d'être définie et n'a donné naissance à une telle masse de définitions qui constituent en elles-mêmes presque un genre. On ne cherche pas en général à définir le roman, la poésie, parce qu'on suppose que tout le monde sait intuitivement ce que c'est. Le zèle définitoire appliqué à la Science-Fiction implique justement que quelqu'un ne sait pas ce que c'est, alors même que les amateurs affirment avec un bel ensemble qu'ils reconnaissent immédiatement la chose quand ils la rencontrent, qu'eux du moins savent intuitivement ce que c'est. Je vois à ce culte de la définition quelques fonctions parfois contradictoires : se constituer une identité autour d'un savoir fédérateur, se distinguer d'autres espèces comme le fantastique et la Fantaisie (Fantasy, Heroic Fantasy), expliquer aux profanes (on dit mundanes quand on est un fan un peu snob) de quoi il retourne, comprendre, cataloguer, cartographier un univers étrange et mystérieux pour celui qui l'ignore, complexe et mouvant même pour l'amateur éclairé en quête de repères, valoriser cette littérature en incluant dans sa définition des éléments de sérieux comme son caractère problématique ou ses références scientifiques, ou bien la dévaloriser par réduction à des catégories supposées péjoratives comme la littérature populaire, la vulgarisation scientifique, le polar, etc.
Tout se présente comme si un savoir préalable était indispensable à la consommation de cette espèce littéraire et comme si ce savoir préalable pouvait être enfermé, ou du moins suggéré, dans l'espace étroit d'une définition. Et ce n'est pas faux. La Science-Fiction, j'y ai souvent insisté, fonctionne comme une culture, ou plutôt comme une subculture, au même titre que le jazz, avec son histoire, ses références, ses classiques, ses figures sinon obligées du moins fonctionnant comme des repères (11). Cette subculture est disjointe de la culture dite générale, concept sur lequel il y aurait lieu de gloser, en ce sens que la plus complète possession de cette culture générale n'assure pas l'accès à la Science-Fiction, et que la familiarité avec la Science-Fiction ne garantit pas l'ouverture à la culture générale.
Qui dit subculture implique un groupe social qui la porte. Mais si celui qui fait et porte le jazz est aisément repérable, au moins à l'origine (encore que cela mériterait examen), il n'en va pas du tout de même pour celui des créateurs et amateurs de Science-Fiction. Ce qui les réunit et se maintient à travers le temps et maintenant les générations n'est pas intuitivement identifiable. Il faut aller y voir. La prolifération des définitions qui tournent du reste autour de quelques thèmes simples indique déjà que la société globale est de ce point de vue divisée en trois sous-ensembles au moins : ceux qui connaissent et aiment ça, ceux qui ne connaissent pas ou mal et peuvent être convertis, ceux qui ne connaissent pas et affirment être rebutés par ça, exactement comme s'il s'agissait d'une drogue ou d'une pratique sexuelle perverse (12). Bien qu'elle soit cultivée comme un art (qui appellerait du reste une anthologie), la définition ne joue pourtant aucun rôle apparent dans le recrutement des lecteurs qui se fait en général par exposition plus ou moins aléatoire à un exemple de l'espèce et par adhésion (ou rejet) presque immédiat.
Le savoir préalable n'est donc pas vraiment indispensable même si l'acquisition progressive d'une culture spécialisée augmente le plaisir à travers la perception des raffinements. Ce n'est certes pas à l'école qu'on apprend à aimer la Science-Fiction en déclinant ses variations. Mais si un savoir spécialisé préalable n'est pas indispensable, quel autre savoir, quelle autre tournure, qui ne sont inclus dans aucune définition, prédispose à accepter (ou à ignorer voire rejeter) le genre ? Serait-ce une disposition psychologique singulière ? Cela est plus que douteux à considérer les énormes différences, ne serait-ce que du point de vue du sexe et du groupe social d'origine, qui distinguent les lecteurs et les non-lecteurs de Science-Fiction. Il y a bien du social là-dessous.
Je me suis toujours refusé à risquer une définition de la Science-Fiction bien que j'aie été souvent sollicité, parce que je crois que c'est une entreprise inutile pour la raison susdite, et de surcroît insensée. Toute définition compréhensive qui réunirait les axiomes indispensables et suffisants ne résiste pas à l'examen de l'histoire de cette espèce, extrêmement dynamique voire conquérante, et qui repousse sans cesse ses frontières : cette définition sera ou trop large, ou trop restrictive. Toute définition exhaustive, par exemple énumérant les thèmes, si minutieuse qu'elle soit, se verra immédiatement bousculée par un petit malin qui s'appuyant sur l'intertextualité, produira un texte échappant au recensement précédent tout en étant accepté comme de la Science-Fiction par les amateurs, ce qui est, selon certains, le seul critère rigoureux. On branle entre l'indécidabilité et l'incomplétude.
Une hypothèse génétique
Cependant, j'ai été amené à élaborer progressivement une approche en quelque sorte génétique de la Science-Fiction. La définition ferme. La genèse ouvre, à l'imprévu.
Les sciences ne produisent pas seulement des observations, des résultats et des théories. Elles produisent aussi, et avec elles les techniques, des images ou plutôt des représentations du monde, très locales ou très générales, qui sont parfois très abstraites ou dans d'autre cas très concrètes, sensorielles, et correspondent à des états des observations. Ces images se sont multipliées avec l'invention de la science moderne, au xvie siècle, même s'il en existait bien antérieurement.
Ainsi, par exemple, l'astronomie copernicienne propose une image abstraite de l'univers alors même que les observations télescopiques fournissent des images concrètes des planètes sans cesse améliorées jusqu'aux vues rapprochées transmises ces dernières décennies par des sondes spatiales. De même, la biologie suggère des représentations abstraites des structures et des fonctions des êtres vivants tandis que la microscopie fournit des images de plus en plus spectaculaires de cellules, de microbes, de virus. La physique donne littéralement à voir l'univers, dans ses plus petits détails en proposant des modèles des atomes et des photographies de son intimité, et dans sa globalité au travers de théories comme celle du Grand Éclair. Il est important de considérer que la divulgation puis le cheminement social de ces images se fait souvent à l'insu des scientifiques et des techniciens concernés, en tout cas en dehors de leur contrôle, mais qu'ils en tirent également parti pour attirer l'attention du public sur leurs recherches et en obtenir les moyens nécessaires. Les astronomes, dès que leurs travaux n'ont plus été justifiés par les besoins de la navigation, sont vite passés experts dans cet art. Les industriels de l'astronautique leur ont emboîté le pas.
Ces images viennent nourrir un imaginaire original qui vient supplanter des imaginaires antérieurs en répondant peut-être (cela doit toujours être montré dans le détail) aux mêmes questions et au même besoin de merveilleux du public informé ou populaire mais dans une perspective idéologique tout à fait différente : un extraterrestre n'est pas un ange ni un démon ni un fantôme. La traduction en fictions de cet imaginaire spéculatif, là où la science ne peut ni s'aventurer ni répondre, donne la Science-Fiction (13). Cet imaginaire, à travers la Science-Fiction ou en dehors d'elle, trouve ensuite ses prolongements propres, éventuellement ressourcés auprès de l'évolution des sciences et des techniques et notamment auprès de toutes les variantes de la vulgarisation et de l'information scientifiques (14).
On se trouve donc en présence ici de deux découplages (15) : un premier découplage entre la science et l'imaginaire complexe qu'elle nourrit avec ses images et représentations ; un second découplage entre cet imaginaire et la fiction, alors que cet imaginaire est susceptible d'autres destins notamment dans la direction des croyances et des rumeurs.
Vers la solution de quelques questions
Il me semble inutile d'élaborer ici davantage cette idée. Les amateurs de Science-Fiction aussi bien que les scientifiques pourront la décliner à leur gré, en fonction de leurs intérêts et de leurs domaines. Sans proposer de définition de la Science-Fiction, cette approche a le mérite d'élucider bien des questions que les nombreuses définitions jusqu'ici proposées tentent, mal, de poser.
Le paradoxe apparent entre les deux termes science et fiction est alors résolu sans contorsions. L'évolution de la Science-Fiction qui peut chez certains auteurs la conduire bien loin de toute rationalisation scientifique, n'exclut pas de son champ certaines œuvres problématiques dès lors que l'on peut remonter la généalogie des textes vers des sources dépourvues d'ambiguïté : ainsi, certaines œuvres de A.E. van Vogt, par exemple, dont la référence scientifique est moins que certaine, découlent en fait de textes et d'influences antérieurs qui relèvent plus directement de l'imaginaire issu de la science, et leur genèse ne s'explique guère autrement. La distinction devient tout à fait nette entre la Science-Fiction et d'autres genres comme le Fantastique et la Fantaisie qui relèvent d'autres contenus de l'imaginaire, religieux, occultistes ou historico-littéraires ainsi ceux qui sont issus du cycle arthurien, des romans médiévaux ou post-médiévaux de chevalerie, ou encore des contes de fées, voire de la Tétralogie. Il devient difficile de soutenir que l'œuvre de Tolkien, le Seigneur des anneaux, et sa descendance, souvent dégénérée par consanguinité, sont issues d'une imagerie scientifique ou technique (16). J'aurai l'occasion d'y revenir.
Cette approche a d'autres intérêts encore. Elle permet de situer dans le champ de l'imaginaire issu de la science — mais hors de la Science-Fiction — des assertions problématiques comme les témoignages d'observations d'OVNI, et toutes sortes de pseudo-sciences hétéroclites comme la parapsychologie, l'astrologie dite scientifique, les théories sur les astronautes de la préhistoire et les supercivilisations disparues, la cryptozoologie, les ondes de forme, les Terres creuses, les vies antérieures révélées par l'hypnose, la triangulation bermudique et autres étrangetés. En un sens, ces élaborations, qu'elles soient ou non délirantes (et il ne me revient pas de les juger sur ce terrain), rendent un hommage appuyé, encore que souvent pervers, à la science et à ses images : sans elles, elles ne seraient tout simplement pas pensables ; elles ne pourraient pas exister. Michel Meurger a du reste montré, d'une façon que je crois définitive, ce qu'elles devaient à la littérature de Science-Fiction qu'elles reproduisent souvent servilement dans un autre registre (17). Et il n'est plus surprenant qu'elles refassent parfois irruption dans le domaine de la Science-Fiction, assumant jusqu'au bout leur destin d'objets imaginaires, parfois du reste dans l'espoir d'élargir leur audience, voire d'être prises au sérieux grâce à ce masque plus ou moins transparent (18).
Les assertions problématiques et les pseudo-sciences sont une conséquence de la diffusion de l'information scientifique. Celle-ci, transmise de façon inévitablement incomplète et souvent altérée par les médias répond à des attentes et suscite des représentations qui viennent nourrir les pseudo-sciences. Plus l'information scientifique se répand dans le corps social — et on ne peut que s'en réjouir —, plus les pseudo-sciences prolifèrent et prospèrent. De même que l'instauration de la démocratie ouvre tout grand les portes à la démagogie, la divulgation de la science s'accompagne nécessairement, et jusque dans les milieux scientifiques, de l'apparition de nouvelles superstitions. Ainsi se comprend le fait, apparemment paradoxal, que les pseudo-sciences recrutent nombre de leurs adeptes dans des catégories sociales dont le bagage scolaire et universitaire est assez important mais plutôt du côté des disciplines littéraires et juridiques. Les superstitions traditionnelles, elles, pour autant qu'elles se perpétuent, n'ont rien à voir avec les images de la science mais peut-être avec d'autres formes de savoir antérieures.
Il est intéressant de relever, d'un point de vue sociologique, que ces productions hétéroclites visent principalement dans leur forme première un public populaire (19) au sens où il ne disposerait pas d'un capital culturel important, je n'ose écrire suffisant. Ces productions satisfont au moins deux demandes de ce public. D'une part, elles prétendent apporter des réponses à des énigmes sans qu'un acquis théorique préalable soit nécessaire à leur compréhension : elles entendent s'imposer par l'affirmation, l'autorité, la répétition, l'appel au supposé bon sens voire à l'évidence, et écartent allègrement le principe de non-contradiction. D'autre part, ce qui est peut-être plus important encore que moins souvent souligné, elles s'opposent à la science “officielle”, la science des messieurs, réputée délibérément incompréhensible, et traduisent ou alimentent une révolte larvée de milieux qui s'estiment exclus du savoir et de la culture dominants : la mise en question de la science “officielle” est l'occasion de dénoncer un complot ; sa défaite locale serait une revanche sociale. D'où le succès des variations sur le thème de la “conspiration” destinée à étouffer la “vérité”. Elles servent donc d'un côté à la cohésion de micro-milieux qui rassurent leurs participants par un sentiment d'appartenance à un groupe (20). Elles valorisent de l'autre des soi-disant “experts” qui peuvent faire étalage d'informations, voire de hautes relations plus ou moins mystérieuses, jusque devant les caméras de la télévision friandes de ces attentes qui sont celles du grand public. Précisément, c'est dans les manifestations les plus populaires de la Science-Fiction, et en particulier dans les productions du Fleuve Noir qu'on retrouve à peu près exclusivement les thèmes hétéroclites.
Ce disant, je ne pense pas m'exposer à la qualification d'orthodoxe, ni relativement à la science ni relativement à la Science-Fiction, que m'assène Anita Torres dans la seconde partie de son travail. Je me dispense en effet de distinguer le vrai du faux de ces assertions problématiques. Je propose seulement d'examiner la généalogie de ces thèmes et de ces littératures et de prendre en compte en particulier la dimension sociologique de leur trajet mouvementé, en quoi je m'inscris dans la lignée de chercheurs érudits comme Michel Meurger. Car il est clair qu'il y a là des enjeux idéologiques et sans doute des déterminations sociales.
Cette approche génétique met aussi sur la voie de la solution de problèmes peut-être mineurs mais qui ont embarrassé certains critiques et théoriciens de la Science-Fiction et qui font encore les beaux jours des débats publics et des fanzines. Ainsi se trouvent nettement distingués l'imagination scientifique au sens de Gerald Holton, qui œuvre à l'intérieur de la science, et l'imaginaire de la Science-Fiction, que Jean-Jacques Bridenne avait eu du mal à démêler dans son essai fondateur (21). Bridenne et bien d'autres avaient tendance à ne voir dans la Science-Fiction qu'une extrapolation, plus ou moins légitime, des connaissances scientifiques d'une époque.
Du même coup tombent le reproche de concurrence déloyale parfois opposé par des scientifiques aux auteurs de Science-Fiction et la question souvent posée par les médias profanes de savoir si la Science-Fiction inspire les chercheurs scientifiques. L'opposition entre Science-Fiction plus ou moins fantaisiste et courant dit hard science se nuance également : bien entendu l'imaginaire de la Science-Fiction peut être plus ou moins proche des images originelles proposées par la science, et il peut parfois en être fort voisin sous des plumes qualifiées au point de proposer une version fictionnelle de spéculations avancées, mais il ne se confond jamais avec elles. De même encore, la présence de personnages de savants voire la description de recherches scientifiques dans des romans ne permettent pas à elles seules de rattacher ceux-ci à la Science-Fiction.
Soit dit en passant, le savant fou, cette image stéréotypée du chercheur scientifique, est une figure fréquente de la vieille Science-Fiction parce qu'elle additionne deux utilités : illustrer la folie de la science, dans un genre et dans un pays où l'on s'en défie depuis les origines, mais aussi et peut-être surtout introduire aux potentialités et aux ébriétés de la science, aller au delà du réel, du raisonnable, du faisable immédiat. Ce qu'un personnage de savant sérieux ne se permettrait pas et ne permettrait donc pas de montrer, le savant fou qui n'a cure des bonnes manières de la raison s'empresse de le déchaîner. Il est peut-être un fou dangereux, mais il est d'abord un audacieux, un intoxiqué de l'imagination, un grand vertigineux.
Enfin, la relation aux images de la science permet de mieux comprendre les extensions plus ou moins problématiques de la littérature de Science-Fiction à d'autres moyens d'expression comme la bande dessinée, les arts graphiques, le cinéma, la télévision.
Une subculture de groupe
Toutes ces questions ne sont pas, on s'en doute, de mon invention. Cette abondance de définitions, de débats et parfois de querelles, ce zèle à scruter les origines et l'histoire de l'espèce sont l'occasion d'efforts anciens, nombreux, constants, parfois brouillons mais souvent soigneusement documentés, sous formes d'essais, d'articles, d'encyclopédies parfois monumentales, d'histoires, de préfaces, de précis et de bibliographies. Cette littérature secondaire, importante au point de susciter des bibliographies spécifiques, n'est qu'exceptionnellement produite par des universitaires dans le cadre de leur enseignement ou de leur recherche ; encore étaient-ils au départ des amateurs chevronnés. Elle est le plus souvent le résultat de la passion de lecteurs, qui partent donc de l'intérieur du domaine et dont beaucoup finissent par devenir d'authentiques érudits.
En soi, cette abondance mérite attention. Ainsi, un point important de la Science-Fiction est sa conscience d'elle-même. Le moins qu'on en puisse dire est qu'il ne s'agit pas d'une littérature naïve qui s'écrirait, se consommerait et se développerait dans l'innocence. Très peu d'espèces littéraires ou artistiques font l'objet d'une pareille scrutation de la part de ceux qui les écrivent, les lisent ou les éditent. Ce n'est pas le cas du roman policier, ni celui du fantastique. Il n'y a guère que dans les domaines de la cinéphilie et de la bédéphilie qu'on rencontre, à un degré somme toute moindre, une attitude aussi réflexive et possessive. Une minorité importante de lecteurs se montrent collectionneurs au point que l'on observe sur le marché de l'occasion des phénomènes paradoxaux qui relèvent d'ordinaire de la bibliophilie. Ces collections débouchent quelquefois sur la création de centres de documentation et de bibliothèques (22). Cet intérêt n'est pas d'autre part spécialisé et réifiant comme le culte que vouent à leur héros par exemple les passionnés de Sherlock Holmes : il porte de façon œcuménique sur l'ensemble de l'espèce, dans le temps et dans l'espace, et il est critique.
Cet effort collectif n'est nullement récent. Au siècle dernier, Camille Flammarion esquisse une histoire du genre dans sa dimension astronomique. Des écrivains spécialisés réfléchissent fréquemment au passé et à l'avenir du genre qu'ils ont cultivé, ainsi H.G. Wells dès la fin du siècle dernier. Brian Aldiss, auteur britannique réputé, en écrit l'histoire. Pierre Versins, auteur et collectionneur, se prétendant autodidacte, établit à lui tout seul une Encyclopédie de l'Utopie et de la Science-Fiction (23) qui fait autorité. Inutile de multiplier les exemples. Dans la littérature générale, assez rares sont les écrivains qui ont réfléchi aux conditions de fonctionnement de leur art, ou du moins qui ont éprouvé le besoin d'écrire à ce sujet. C'est l'inverse ici où presque tous les auteurs qui comptent se sont exprimés un jour ou l'autre, au travers d'articles, de préfaces, d'essais, voire de simples entretiens, sur un aspect ou l'autre de la problématique du genre.
Cet intense bouillonnement est relayé par les lecteurs, du moins par une minorité agissante, qualifiée de “noyau dur”, qui lisent assidûment, semble-t-il, préfaces, présentations, entretiens, et informations de tous poils alors que les préfaces sont en général sautées par les lecteurs de littérature générale. Ces lecteurs aiment à se retrouver et à disserter sur les thèmes de leurs livres favoris. Ils sont ainsi assez souvent conduits à créer des magazines amateurs, les fanzines. Leurs retrouvailles donnent lieu à l'organisation de conventions annuelles et de festivals qui réunissent en France de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes venues de toute la francophonie.
Aucun autre domaine de la littérature ne fait l'objet, à ma connaissance, d'une activité collective aussi soutenue. On observe bien dans le domaine de la poésie un certain vibrionisme passionné mais il est terriblement dispersé et beaucoup plus limité. Ce n'est que du côté des jeux de rôles, qui ne relèvent pas de la littérature à proprement parler, qu'on a vu se développer assez récemment, sur un modèle différent, celui des clubs sportifs, des échanges aussi conviviaux.
Ainsi, la Science-Fiction réunit bien un milieu, celui que va entreprendre de décrire Anita Torres, qui ne ressemble à aucun autre. Dans ce milieu se côtoient de façon assez inhabituelle auteurs, critiques, éditeurs professionnels ou amateurs et lecteurs de tous niveaux, comme s'ils partageaient quelque chose d'essentiel qui dépasse les relations habituelles entre créateurs, fournisseurs et consommateurs. Cela transparaît nettement dans les débats des conventions. Ce qui est frappant c'est que ces pratiques, même si elles ont été en partie codifiées à partir de modèles anglo-saxons (les conventions, les fanzines), se retrouvent dans toute l'aire d'extension de la Science-Fiction, y compris en France, et apparaissent spontanément sans qu'il y ait de prosélytisme d'un pays à l'autre, comme si elles ne procédaient pas de caractères nationaux mais du fonctionnement social du genre (24). On saisit l'intérêt pour le sociologue de l'observation de tels milieux et de leurs particularités dont celle-ci, qui n'est pas mince, qu'ils sont très majoritairement masculins.
Les motivations qui s'y déploient sont évidemment complexes. Mais à côté du goût de se constituer en tribus, de se retrouver entre connaisseurs à l'écart des mundanes, d'échanger des pièces de collection et des informations, de rencontrer des vedettes et d'être ainsi guéri des écrouelles, j'y vois à l'œuvre la passion de l'interrogation et de la spéculation, scientifique, politique, philosophique, celle-là même qui a tissé plus récemment les rencontres des cafés philosophiques et qui est en quelque sorte étrangère à la forme littéraire qui lui prête support. Elle n'est pas sans rapport, toutes proportions gardées, avec ce qu'on peut observer dans le fonctionnement collectif du milieu scientifique avec ses publications et ses rencontres. On remarquera, pour faire bon poids, qu'on observe des noyaux un peu comparables, encore que bien moins fournis et élaborés, du côté des pseudo-sciences hétéroclites dont certains aspects répondent également au goût de la spéculation.
Cette dimension groupale rejoint la très forte intertextualité présente dans la Science-Fiction et accentue encore son caractère de littérature collective où, pour autant, les individualités ne se perdent pas, bien au contraire.
Une continuité contestable, une filiation insoutenable
La vie de cette littérature et de ce groupe connaissent des évolutions importantes. Ce qui ne permet pas pour autant d'admettre qu'il s'y passe n'importe quoi. Nous allons aborder maintenant plusieurs points où je me trouve en désaccord avec Anita Torres. J'en expliciterai assez longuement les attendus de façon à ce que le lecteur puisse décider par lui-même.
Ainsi Anita Torres accepte sans le mettre aucunement en question, parce qu'elle l'a entendu venant de certains de ses interlocuteurs ou qu'elle l'a retrouvé dans des textes, qu'il existe une continuité de la Science-Fiction à la Fantasy, la seconde étant même au dire de Jacques Goimard, la version écologiste de la première et un produit de son évolution (25).
Bien entendu, l'approche sociologique implique que tout point de vue exprimé soit pris en compte, et le sociologue n'a pas à prendre parti dans des disputes qui peuvent sembler interne à un milieu. Cependant, le sociologue ne peut pas non plus se retrancher derrière une fausse impartialité et encore moins derrière une incompétence. Il peut et il doit s'intéresser aux origines historiques et sociales des catégories proposées, et s'interroger sur les stratégies des tenants de la distinction et sur celles des tenants de la confusion. Au lieu de quoi Anita Torres montre une forte tendance à distinguer entre hétérodoxes et orthodoxes, ces derniers étant supposés défendre de façon rigide une taxonomie traditionnelle, voire dépassée. Ce faisant, elle prend parti en posant que les deux positions sont équivalentes et que le choix entre elles est pure affaire de stratégies ou de convenances personnelles.
En d'autres termes, le sociologue n'a peut-être pas à trancher sur le fond, mais il ne peut jamais admettre comme des expressions immédiatement adéquates de la réalité les propos et opinions qu'il recueille. Il s'agit pour lui de les contextualiser et éventuellement de les théoriser puisque précisément le travail de la sociologie, c'est de repérer les origines et les significations sociales des discours.
Or l'examen, même rapide, des origines de la Science-Fiction et de la Fantasy montrent qu'elles diffèrent entièrement. Si l'on accepte mon approche génétique de la Science-Fiction et qu'on applique la même à la Fantasy, à quelque époque que ce soit, on s'aperçoit instantanément que la Fantasy ne puise rien dans les images de la science mais s'abreuve à d'autres sources aisément repérables. Comme le relevait Jacques Goimard dans les pages de Fiction, il y a plus de vingt ans, à propos du cycle du Souricier gris de Fritz Leiber et de celui d'Elric le Nécromancien de Moorcock, il est aisé de la faire remonter au merveilleux des contes de fées, aux romans de chevalerie, voire aux chansons de geste à travers leurs nombreuses adaptations pour adolescents. On peut y ajouter le cycle arthurien et autres cycles bretons et carolingiens, le merveilleux chrétien pour quelques catholiques conservateurs comme C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien qui abhorrent franchement la science moderne, divers emprunts aux folklores païens d'Europe (26), à la vieille littérature épique irlandaise, scandinave et saxonne, et à la mythologie nordique ; et (pourquoi pas ?) l'œuvre apocryphe d'Ossian, la Jérusalem délivrée du Tasse et le Roland furieux de l'Arioste, mais tout de même pas Georges et Madeleine de Scudéry. On peut aussi relever quelques emprunts plus ou moins directs aux société féodales chinoise et plus rarement japonaise. Dans un premier temps, des lettrés érudits, comme Tolkien, fabriquent à partir de ces sources des univers composites mais personnels que des épigones vont ensuite décliner avec plus ou moins de vergogne et de servilité.
Pendant que nous y sommes, considérons rapidement les sources originelles d'autres espèces littéraires réputées appartenir à l'embranchement de l'imaginaire et qui n'ont en fait ni lien entre elles ni origines communes.
Le fantastique classique, si l'on admet, comme je le pense, qu'il dérive du roman gothique anglais, procède d'une théologie populaire qui a réifié la surnature, l'au-delà, la mort et le mal, d'abord pour la tourner en dérision puis par un intéressant retournement pour en tirer les éléments d'un code si précis et si rigide qu'il finirait par donner raison à Propp (27).
Une quatrième catégorie littéraire réputée relever de l'imaginaire possède des contours moins bien définis et demeure presque impossible à singulariser comme espèce. C'est celle de l'insolite, du bizarre, de l'étrange, qui réunit si l'on ose dire, depuis Swift et Sterne au moins, des écrivains aussi divers qu'Edward Lear, Ambrose Bierce, Franz Kafka, Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, Dino Buzatti, Italo Calvino et cent autres, tous reliés par un fil rouge aussi visible qu'indéfinissable. Au contraire des trois espèces précédentes qui doivent au moins une partie de leur substance à des sources qui leur sont extérieures, voire extérieures à la littérature proprement dite, et qui procèdent quelque part de croyances, celle-ci ne semble se repaître que de mots et d'idées, du pouvoir des mots de faire surgir par jeu un imprévu inquiétant. Son origine est à chercher dans une pure tradition littéraire, et c'est principalement à cette tradition que cherchait à s'ouvrir, en plaçant le mot de Fantasy à côté de celui de Science-Fiction, the Magazine of Fantasy and Science Fiction.
Mais même si l'on n'accepte pas mon approche génétique, les raisons, historiques, éditoriales, structurales, de contenu, abondent qui démontrent la nette séparation de ces espèces littéraires.
L'histoire de la littérature de Fantasy au fond récente demeure assez pauvre. On peut y distinguer trois époques, l'âge de l'innocence, la venue du Messie, l'ère des marchands.
Tous les auteurs du premier âge ont en commun un certain nombre de traits : ils sont cultivés, portés à la préciosité ou à l'érudition, légèrement excentriques et par exemple catholiques en Angleterre, gentlemen affectés en Amérique, nostalgiques d'un passé entièrement mythologisé, extrêmement conservateurs sauf lorsqu'ils s'affichent carrément réactionnaires, contempteurs de la modernité, et leurs écrits, souvent inclassables, représentent une protestation et un refuge contre ce qu'ils dénoncent comme la vulgarité de l'époque moderne. Ce sont des isolés, souvent des déçus de la vie et du monde, des solitaires, et leurs œuvres présentent très peu de signes d'intertextualité même s'ils se lisent et s'estiment parfois les uns les autres. En Amérique, ce sont Robert Chambers (28) (1865-1933), James Cabbell (29) (1879-1958) auxquels on peut ajouter Thomas Burnett Swann (30) (1928-1976) ; en Angleterre, ce sont William Morris (31) (1834-1896), David Lindsay (32) (1876-1945), E.R. Eddison (33) (1882-1945), C.S. Lewis (34) (1898-1963), Mervyn Peake (35) (1911-1968), et bien entendu celui qui constituera sans l'avoir voulu un genre, J.R.R. Tolkien (36) (1892-1973), sans négliger Mary Renault et pour certaines œuvres le poète et mythologue Robert Graves. En France, on pourrait ranger dans cette classe des inclassables Marianne Andrau (37). Il est à peine besoin de souligner qu'ils n'ont aucun rapport avec la Science-Fiction, sauf C.S. Lewis, et encore.
Le cas de William Morris est tout à fait intéressant : industriel par héritage, marxiste de cœur, philanthrope au point d'y laisser sa fortune dans l'édification d'une utopie, peut-il être tenu pour réactionnaire ou pis comme conservateur ? Seulement voilà, Morris, toute sa vie, n'aspire qu'à revenir au passé, à un Moyen Age très idéalisé : défenseur de vieilles pierres, épris des préraphaélites (excellents peintres mais qui ne sont pas exactement tournés vers l'avenir), il exècre la machine, l'industrie et ses pollutions, les villes tentaculaires, et il rêve de la libération du prolétariat par un retour au Moyen Âge, à l'artisanat, à la nature, aux corporations, forme idéale selon lui de l'organisation ouvrière. En un sens, il utilise Marx comme une protestation contre la modernité, fille du libéralisme, et il ne sera pas le dernier. Bien qu'il n'ait exercé aucune influence directe, ses goûts et ses détestations referont surface dans l'Amérique des années 1960. Il traduit aussi des sagas islandaises ce qui nous amène presque droit au monument du xxe siècle, John Ronald Reuel Tolkien.
Mais avant cela, il faut mettre en place quelques personnalités intéressantes qui n'appartiennent plus à l'âge de l'innocence et pas encore à celui des marchands sans constituer une ère à elles seules. Elles ont en commun d'avoir lu leurs prédécesseurs et de proposer sans trop de naïveté des épopées artificielles. Parmi elles, je rangerai, entre autres et sur une période qui va des années 1930 aux années 1960, Robert Howard (1906-1936), l'inventeur de Conan (à partir de 1932), Sprague de Camp (1907) et Fletcher Pratt (1897-1956) pour leur collaboration à partir de 1939 sur le cycle de l'Enchanteur, et en sus le premier pour les prolongements qu'il apporta à l'œuvre de Howard, et Fritz Leiber (1910-1992) qui commença par écrire de la Fantasy à partir de 1934 et passa à la Science-Fiction une dizaine d'années plus tard. J'y rattacherai pour la Grande-Bretagne Michael Moorcock (1939) qui commença de publier la saga d'Elric le Nécromancien en 1961, juste avant l'ère des marchands.
Ce qui est frappant, c'est que tous ces auteurs qui sont (ou cherchent à être) des écrivains professionnels, contrairement aux précédents, ou bien, comme Howard, n'ont jamais écrit de Science-Fiction, ou bien, quand ils ont écrit dans les deux genres, ne les ont jamais confondus et les ont même maintenus explicitement séparés dans leur œuvre.
Enfin, Tolkien vint, le Messie. Bilbo le hobbit (1936) écrit pour ses enfants, ne connaît guère de succès. Cela n'empêche pas ce spécialiste réputé des textes médiévaux de consacrer les quinze années suivantes à la rédaction d'une épopée de son cru pour adultes érudits, le Seigneur des anneaux (1954-1955). Elle est d'emblée vouée à la confidentialité comme l'avait prévu son auteur. Mais comme les voies de la culture sont impénétrables, après une dizaine d'années d'obscurité, elle atteint les campus américains où elle explose. Des éditions pirates innombrables se répandent, jusqu'à ce qu'en 1967 Ballantine, éditeur sur lequel on reviendra, publie « la première édition américaine brochée officiellement autorisée ».
C'est qu'une sorte de révolution culturelle a eu lieu, qui fleurira brièvement sur les pavés en 1968. La population des campus s'est énormément gonflée en quelques années et beaucoup féminisée, les jeunes femmes américaines ayant enfin massivement accès à l'université. Une partie de cette nouvelle génération, ayant lu par ouï-dire Thoreau et Kerouac, écoutant Dylan, Joan Baez et les Beatles, bénéficiant d'une prospérité et d'un confort jamais atteints mais angoissée par le spectre de la guerre nucléaire et les souvenirs d'une guerre de Corée pas si lointaine, en attendant le Việt Nam, ne voit pas dans la technologie les moyens du rêve américain. Elle se veut pacifiste, écologiste, féministe, œcuméniste, tiers-mondiste et à l'occasion marxiste tendance baba-cool. La génération hippie, guitares sèches, laine vierge et feux de bois, ne se reconnaît pas dans la Science-Fiction, même critique, et se délecte de Tolkien. Avec elle, le New Age commence, qui situe l'avenir dans le passé et va faire du fou mystique une industrie.
Ce sont aussi les enfants de Disneyland, du rêve préfabriqué et de l'historique en toc, de l'herbe et des MacDos, en attendant le Coca light.
En ce sens précis, on peut donner raison à Jacques Goimard sur une partie de l'article cité. Il y a bien eu succession, au moins partielle, de générations. Mais il n'y a pas eu de succession de genres (la Fantasy aurait détrôné la Science-Fiction) ni d'évolution d'un genre vers l'autre (la Fantasy serait le nouvel avatar de la Science-Fiction). Des commerçants avisés vont immédiatement comprendre le sens du succès faramineux de Tolkien. Mi par admiration imitative d'un modèle qu'il s'agit de reproduire dans le détail, mi par souci de satisfaire un marché qui réclame à l'envie qu'on lui raconte toujours la même histoire, les épigones de Tolkien vont se multiplier et produire à partir de 1965 en Amérique une Fantasy de masse en éditions de poche. Ainsi se constitue en très peu d'années un genre fortement stéréotypé et sans véritables racines. On ne peut certes pas exclure que dans cette marée certaines vagues soient montées plus haut que les autres et que certains auteurs aient été plus sincères et plus talentueux que la moyenne de leurs confrères.
Le terme de Fantasy prend alors son sens actuel et supplante celui de Sword and Sorcery en même temps que s'efface, peut-être parce qu'il est inquiétant, l'adjectif weird (étrange, bizarre, avec une connotation délicieusement perverse). Lorsque, au début des années 1950, apparaît the Magazine of Fantasy and Science-Fiction, le terme de Fantasy est loin de signifier ce qu'il voudra dire à partir de la fin de la décennie suivante quand il deviendra pratiquement le synonyme de Sword and Sorcery à d'infinitésimales nuances près. Ses créateurs entendent indiquer qu'ils s'ouvriront à d'autres formes littéraires que la Science-Fiction pure et dure, telles que le Fantastique, l'étrange, l'insolite, et marquent implicitement leur différence. De la Fantasy au sens récent du terme, ils ne publieront pratiquement jamais.
Et lorsqu'à partir de 1967, Ballantine, l'éditeur américain de J.R.R. Tolkien, publie ce qui n'est pas encore vraiment une collection de Fantasy classique, confiée en 1969 à la direction de Lin Carter (38), cette maison qui édite par ailleurs depuis le début de la même décennie une excellente collection de Science-Fiction, la place sous la dénomination d'adult Fantasy. Elle y édite un certain nombre de classiques, surtout britanniques, dont James Branch Cabell, William Morris, David Lindsay, Lord Dunsany, E.R. Eddison et Mervyn Peake. Aucune passerelle n'est jetée entre les deux séries, pas même sous forme de publicité interne aux volumes, et aucune confusion n'est possible avec la Science-Fiction. La dénomination d'adult Fantasy est intéressante : elle montre bien que la chose alors ne va pas de soi et elle correspond un peu à notre expression « contes de fées pour adultes. »
Les jeux de rôles, imaginés dans leur forme moderne par le génial savetier Gygax au cours des années 1970, s'inspirent directement de Tolkien et proposent une façon de vivre dans son univers jusqu'à ce qu'une série de procès rompe définitivement le cordon ombilical et autonomise à peu près Donjons et dragons. La Science-Fiction, attaquée dans son fief, la jeunesse universitaire, va céder relativement un peu de terrain. Vers le milieu des années 1980, la Fantasy l'emportera légèrement, au moins en nombre de titres publiés en anglais par an, environ 600, sur la Science-Fiction, environ 500 (39). Dans les années suivantes, un léger déclin de la Fantasy rééquilibrera les choses. Ce déclin semble aujourd'hui se préciser au profit d'autres espèces littéraires, comme le Fantastique moderne : et si Stephen King était le Tolkien de notre fin de siècle ?
Jamais, ni aux états-Unis ni en Angleterre, les deux genres, Science-Fiction et Fantasy, ne se sont trouvés confondus, ni dans les catalogues des éditeurs, ni dans leurs publicités, ni dans les critiques, ni dans les travaux universitaires. Les quelques sondages disponibles indiquent que les publics diffèrent assez largement par leur composition, celui de la Fantasy étant nettement plus jeune et plus féminin. Une revue professionnelle comme Locus qui a fait presque d'emblée à la Fantasy une place à côté de sa vocation première, le monde de la Science-Fiction, a toujours maintenu séparés les deux genres, et ses critiques sont en gros spécialisés dans l'un ou l'autre. Il existe des Conventions, réunions annuelles des amateurs et auteurs, spécialisées pour chacun des deux genres. De même les prix littéraires anglo-saxons et les jurys qui les décernent sont bien distincts. Un spécialiste incontesté comme John Clute qui a publié avec Peter Nicholls une remarquable Encyclopedia of Science Fiction, prépare son pendant pour la Fantasy et répète à qui veut l'entendre que les deux genres sont absolument différents (40).
Diverses autres caractéristiques internes viennent préciser la différence radicale entre Science-Fiction et Fantasy. Ainsi, les œuvres de Fantasy présentent un caractère volontairement anhistorique, pour ainsi dire revendiquent cette anhistoricité, tandis que les œuvres de Science-Fiction non seulement se situent pour la plupart dans un avenir en continuité avec l'histoire passée, mais fondent leur vraisemblance sur cette continuité et pour certaines d'entre elles, prétendent même constituer des histoires du futur sur le modèle, plus ou moins naïvement simulé, des histoires du passé.
Par anhistoricité, j'entends que pour la Fantasy ces œuvres, bien qu'elles adoptent presque toujours un décor pseudo-médiéval, avec en prime dragons, licornes et efficacité des superstitions, ne peuvent pour ainsi dire jamais être situées dans une époque connue ou même concevable de l'évolution des sociétés humaines, ce qui les différencie radicalement du roman historique, même fantaisiste. C'est que leur propos est de nier tout autre changement que celui de la dominance alternée du Mal et du Bien. En un sens, elles décrivent un monde idéal (ce qui ne veut pas dire parfait, ni même idyllique) et statique, où la répétition des cycles a pris la place du progrès et où les valeurs et leurs contraires sont fixées une fois pour toutes (41). Il n'y a pas de place pour l'histoire autre qu'événementielle (les noms des rois et des batailles) parce qu'il s'agit de revenir une bonne fois pour toutes à ce que les auteurs considèrent comme définitivement bon pour les humains et qui, à les entendre, a été malheureusement perdu en cours de route par l'humanité ces derniers siècles, d'où la nécessité de chercher dans le passé un modèle de la “vraie” vie.
J'ai été longtemps porté à admettre que malgré toutes ces différences, il existait une certaine interfécondation entre les espèces littéraires et donc de nombreuses œuvres hybrides se situant à la lisière des genres. Après avoir passé beaucoup de temps à chercher et à étudier celles qui semblaient répondre à ce critère (42), j'ai dû finalement reconnaître, à mon grand étonnement, qu'il y en avait très peu, et que les rares qui résistaient à l'analyse étaient particulièrement atypiques, c'est à dire en général produites spécifiquement pour occuper cette position en une sorte de défi littéraire lancé aux lecteurs et à la critique.
La trilogie du Silence de la Terre (1938) de C.S. Lewis fait bien une large place au merveilleux chrétien, mais au moins dans le premier volume et dans le dernier, elle sacrifie aux figures obligées de la Science-Fiction : voyage interplanétaire dans un astronef, exploration d'une planète Mars dont les caractéristiques géologiques sont extrapolées de ce que l'on en imaginait à l'époque sur la foi de certains astronomes (les canaux), savants militaristes, etc. Le second volume est proprement inclassable et son transport du héros sur Vénus par un ange évoquerait bien certaines figures de la Fantasy du premier âge comme dans un Voyage en Arcturus de David Lindsay, si les anges eux-mêmes n'étaient devenus des extraterrestres dans le premier volume.
L'œuvre de Jack Vance relève pour l'essentiel de la Science-Fiction, parce qu'elle se situe dans un avenir, fut-il lointain, même si elle ressemble parfois à de la Fantasy : on se trouve ici en présence d'une Science-Fiction qui imite délibérément la Fantasy. Elle illustre à merveille la boutade de Clarke selon laquelle toute science suffisamment avancée ne peut pas être distinguée de la magie ; du point de vue de son effet sur l'ignorant, peut-être, mais non dans ses procédures : elle ne se fonde pas sur les principes de la magie, comme l'analogie et le pouvoir des noms et des incantations qu'exploitent les romanciers de la Fantasy et aussi Ursula Le Guin dans la série atypique déjà citée.
De même une partie de l'œuvre de Farmer (43) explore les limites de la liberté que peut s'offrir un auteur de Science-Fiction mais elle ne renonce pas aux contraintes logiques du genre.
J'admets certes que les œuvres de Farmer et de Vance se rapprochent de la Fantasy dans la place qu'elle donnent au désir et à la morale en particulier. Je tiens seulement à faire remarquer qu'elles ne sont pas imaginables, dans les œuvres de leurs auteurs, et dans la littérature en général, sans faire référence à leurs origines dans la Science-Fiction, alors que l'œuvre de Tolkien n'en découle absolument pas.
On a parfois établi un lien entre l'œuvre d'Edgar Rice Burroughs (1875-1950) et celle de Robert Howard, et par là raccroché rétrospectivement la première à l'Heroïc Fantasy de la seconde. Certes l'information scientifique de Burroughs n'était pas des plus rigoureuses, et les voyages psychiques de John Carter vers Mars dans la série martienne évoquent plus la Fantasy que la Science-Fiction. Mais tout indique qu'il s'agit là d'une convention littéraire, liée à la difficulté pour lui de décrire un véhicule adéquat à un contemporain de 1912, et peut-être symbolique de son profond désir d'échapper à sa condition difficile de représentant en taille-crayons. Dans la suite de la série, il fait preuve d'une imagination technicienne débridée qui en fait parfois un visionnaire et ne s'écarte jamais des voies de la rationalité au moins formelle. Dans ses séries ultérieures (Pellucidar (1914), Vénus (1932)), il n'usera plus de cette facilité, imaginant au contraire des moyens techniques élaborés pour se rendre par exemple à l'intérieur de la Terre creuse. De même les innombrables escarmouches dont sont émaillés les récits de Burroughs ne doivent rien aux batailles médiévales mais beaucoup aux guerres des tribus indiennes. S'il a emprunté quelque chose, c'est à Fenimore Cooper plus qu'aux chansons de geste (44).
Une partie de l'œuvre de Gene Wolfe, le cycle du Bourreau, correspondrait peut-être le mieux à la notion de passerelle entre genres. Encore penche-t-elle sur le versant de la Science-Fiction, alors que dans d'autres œuvres, Gene Wolfe écrit délibérément, avec autant de sophistication et de préméditation, de la Fantasy.
C'est dans des ouvrages très récents que le pont, ou plutôt la confusion délibérée, s'est réellement établie, notamment dans ceux qui décrivent des univers de réalité virtuelle, appartenant à la Science-Fiction, dont les règles internes et les décors relèvent de la Fantasy la plus classique. Outre que ce sont là des métaphores transparentes, ou bien des extrapolations futuristes, des jeux de rôles tolkieniens, les auteurs y poursuivent manifestement le rêve de conquérir deux publics à la fois.
Mes lectures et mes réflexions m'ont donc conduit à penser, contre la préconception que j'en avais, que tout se passait comme si les frontières entre espèces littéraires étaient aussi imperméables que celles entre espèces biologiques. Ce qui me semble poser un problème assez surprenant en matière culturelle pour que la sociologie littéraire y consacre quelques efforts.
J'avais du reste déjà rencontré cette question lorsqu'avec François Nédelec, j'avais entrepris, dans les années 1980, de créer des jeux de rôles français et en particulier de Science-Fiction. À notre relatif étonnement, la tâche, sans être impossible, s'était révélée plus difficile que prévue et nous avons compris pourquoi la plupart des jeux de rôles, à l'époque au moins, habitaient des mondes de Fantasy, bien au delà de l'influence de Tolkien. C'est que les règles du jeu dans la Fantasy sont surtout liées à des attributs personnels (pouvoirs) des joueurs et des P.N.J. (45), tandis que dans la Science-Fiction les caractéristiques de l'univers et des machines sont primordiales, si bien que cela demande une grande cohérence des règles et un apprentissage plus difficile. De ce point de vue, les jeux historiques rejoignent structurellement les jeux de Science-Fiction.
Cette différence illustrait bien ce que je crois être la distinction fondamentale entre Fantasy et Science-Fiction. La première relève du roman d'éducation, ayant trait à l'évolution personnelle et en particulier éthique et morale, du héros en crise, et donc du lecteur (46), la seconde du roman d'exploration. J'en ai trouvé une belle démonstration mais je n'ai pas assez de place ici pour la noter.
Reste à s'interroger, sociologiquement sur la stratégie de la seule collection, Pocket, naguère Presses-Pocket, et du seul éditeur, Jacques Goimard, qui ait présenté et défendu l'idée de cette insoutenable continuité. Les autres lui ont très mollement, ou jamais, emboîté le pas. Cette stratégie est simple. Goimard ayant longtemps publié à peu près exclusivement de la Science-Fiction, souvent excellente, dans une collection qui se présentait sous ce terme, a tenu à continuer à profiter de ce sigle et à capitaliser sur l'installation acquise de la S.-F. dans le lectorat français. Il n'avait pas envie, ou pas la possibilité, de créer une nouvelle collection, distincte, et a préféré introduire de la Fantasy dans l'existante. Il a observé, comme beaucoup d'autres, l'évolution du marché de la Fantasy outre-Atlantique et supposé qu'elle préfigurait la situation française. Il a voulu aussi capitaliser sur le goût des jeunes joueurs de rôles pour la Fantasy. Enfin, l'existence d'interminables séries dans la Fantasy permet à l'éditeur d'économiser ses forces et d'espérer jouer sur la fidélité des consommateurs.
La seule énigme qui demeure est de savoir pourquoi cet éditeur compétent et historien a tenu à justifier théoriquement et historiquement, contre toute évidence, cette continuité insoutenable. Elle appartient peut-être à l'inconscient.
Si j'ai insisté à ce point sur cette affaire, c'est qu'Anita Torres y voit le lieu d'une opposition sociologique entre orthodoxes et hétérodoxes, vieux croûtons campant sur leurs habitudes et novateurs audacieux, voir révolutionnaires, alors qu'il ne s'agit que d'une controverse artificielle et d'une stratégie marketing. On ne peut pas cependant passer sous silence des harmoniques plus inquiétantes.
Cette controverse évoque en effet, sans lui ressembler, celle qui agita modestement les pages de Fiction et alentours, à la fin des années 1950 et au cours de la décennie suivante, sur les rapports en ce temps là entre Fantastique et Science-Fiction. Les amateurs des deux genres étaient assez différents, encore qu'il y avait une petite population commune. Les tenants du fantastique s'efforçaient déjà de nier ou du moins de minimiser la différence, comme Jacques Sternberg dans un recueil d'articles au titre limpide, une Succursale du Fantastique nommée Science-Fiction (47), ou comme Robert Kanters qui mêlait les deux genres dans une collection déjà fameuse pourtant baptisée "Présence du Futur", et qui y revenait chaque fois qu'il pouvait dans ses déclarations. L'objectif, plus ou moins avoué, de cette réduction était de minimiser l'originalité de la Science-Fiction, de lui dénier sa charge subversive, de la ramener à un insolite traditionnel où le robot cohabiterait paisiblement avec le fantôme (48), et, en dernière instance, de dénier l'originalité et la puissance de la science elle-même. Au bout du chemin, il y avait le Matin des magiciens et la confusion délibérée, exploitée à des fins mercantiles et idéologiques, de la magie et de la science. Mais cela est une autre histoire.
Il n'est pas certain que la problématique soit si différente aujourd'hui.
Cependant, tout n'est pas noir, loin s'en faut. De même que certains amateurs du Fantastique vinrent à la Science-Fiction dans les années 1950 à travers l'œcuménisme de Fiction, même si les deux publics demeurèrent pour l'essentiel séparés et sociologiquement distincts pour ce qu'on en sait, des lecteurs, en particulier jeunes et féminins voire amateurs de jeux de rôles, peuvent aujourd'hui découvrir la Science-Fiction à partir de leur intérêt pour la Fantasy ou pour le Nouveau Fantastique (et inversement) sans bien percevoir au départ les différences. Les lecteurs sont fort heureusement éclectiques, du moins faut-il l'espérer.
Question des origines, sources de légitimités ?
Une autre affirmation d'Anita Torres que je dois contester est celle qui concerne les origines de la Science-Fiction française, et plus largement celles de la Science-Fiction mondiale. Elle affirme que l'invocation des ancêtres glorieux procéderait du seul souci d'une légitimation littéraire que l'état présent de la Science-Fiction française lui empêcherait d'obtenir dans un monde culturel demeuré réservé voire hostile, ou encore de « la tentation de se construire une histoire. » La question n'est pas vraiment nouvelle et elle mérite d'être examinée de près. Elle peut se décomposer en trois hypothèses :
- s'il y a une discontinuité radicale entre le “merveilleux scientifique” à l'ancienne mode et la Science-Fiction actuelle, la recherche de prédécesseurs supposés prestigieux ne procède que du désir de s'affirmer une légitimité culturelle, un peu comme certains parvenus se fabriquent des ancêtres historiques ;
- les auteurs français actuels, dans leur grande majorité, n'ont subi que l'influence de la Science-Fiction anglo-saxonne et surtout américaine, et très peu ou pas du tout celle des œuvres antérieures à la seconde guerre mondiale ;
- il n'y a pas de continuité observable entre les textes de l'ancienne Science-Fiction française et ceux de l'actuelle, et elles forment comme deux espèces littéraires différentes, la première ayant disparu sans laisser de traces : la thèse de la continuité est un artefact idéologique.
La première hypothèse n'est pas neuve. On avait déjà fait à Pierre Versins dans les années 1970, lors de ses recherches publiées dans Ailleurs et de la parution de son Encyclopédie de l'Utopie et de la Science-Fiction, le reproche de l'impérialisme culturel, voire du recrutement rétrospectif, et celui de se pousser du col en annexant à la Science-Fiction tel ou tel auteur. Je dois dire qu'il m'est arrivé de partager ce point de vue en voyant Versins revendiquer par exemple la paternité du genre pour l'auteur inconnu de l'épopée de Gilgamesh : à côté de l'enthousiasme théoricien de Versins, il faut faire la part de sa verve. Quoi qu'il en soit, plus j'ai fréquenté les textes sur ses pas, plus j'ai été convaincu que Versins avait raison et qu'il y avait un fil rouge de la conjecture rationnelle qui parcourt la littérature, de l'antiquité à la Science-Fiction moderne.
Le choix du terme de “merveilleux scientifique” par Anita Torres est lourd de portée. C'est le terme qu'utilise sous la forme « roman merveilleux-scientifique » (avec un trait d'union qui préfigure celui de Science-Fiction) Maurice Renard en 1909 dans un article qu'il faudrait citer en entier tant il demeure actuel (49).
Mais il revient sur la question en 1923 dans un autre article écrit à la demande de Jean Ray sur le fantastique, et il préfère cette fois le terme de « roman parascientifique » en écrivant tout de go : « je proscris résolument le mot “merveilleux-scientifique”. » Il a donc réfléchi au risque de confusion que l'adjectif merveilleux risquait d'introduire. Et comme il cherche à éviter toute ambiguïté, il écrit aussi ceci que je ne résiste pas au plaisir de citer :
« Comme tout le monde ..., vous (Jean Ray) appelez “fantastique”, faute d'un meilleur terme, toute la production littéraire d'agrément qui ne s'applique pas aux réalités connues, toute l'œuvre qui va d'Aladin ou la lampe merveilleuse à la Mort de la Terre.
Eh bien ! je crois que la première chose à faire, c'est de borner le domaine du mot “fantastique”, adjectif évocateur de diableries, de surnaturel, de rêves fols, voire de cauchemars ; épithète trop exclusive de pensée, de méthode, de savoir, qui ne s'adapte nullement à l'œuvre d'un Wells, d'un Rosny aîné, ou de tel autre qu'il n'est pas dans mes habitude de citer.
L'application du mot "fantastique" à des romans comme la Machine à explorer le temps ou un Autre monde — ou plus justement la confusion des genres révélée et consacrée par cette application — est pour beaucoup dans la lenteur laborieuse avec laquelle le public se porte vers des distractions pourtant si neuves et si délicieusement éducatrices.
C'est que le public n'y voit que de simples fantaisies...
La vérité, c'est qu'au xixe siècle, l'état de la science, les progrès de la connaissance ont mis les écrivains en posture de manier l'hypothèse dans le champ spéculatif. Et du coup, le monde physique est devenu l'objet d'études conjecturales, “parascientifiques”, qui, pour relever essentiellement de la philosophie, n'en sont pas moins captivantes, à la condition toutefois d'être considérées pour ce qu'elles sont, et non d'être taxées de “fantastiques”. »
On se prend à s'interroger sur ce que Maurice Renard aurait pensé de la Fantasy !
Mais il n'en reste pas là, et en 1928, il revient sur le terme à employer dans un nouvel article que je voudrais pouvoir citer en entier et où il écrit : « j'ai tenu à préciser ce point avant de dire ce que je pense de ce genre de romans que l'on qualifie souvent de “romans merveilleux, scientifiques”, à quoi je préfère désormais l'appellation de “romans d'hypothèse”. »
Et plus loin, « le roman d'hypothèse a remplacé au xixe et au xxe siècle le conte philosophique du xviiie siècle. »
Tout ceci présente un très grand intérêt. D'abord Renard réfléchit à l'histoire et à la théorie du genre pendant au moins vingt ans. Ensuite, il nous présente des distinctions élaborées en des termes qui nous semblent résolument modernes mais qui établissent surtout l'ancienneté du problème. Enfin, il établit lui-même la continuité entre le roman d'hypothèse et les formes qui l'ont précédé, sans aucun souci de légitimation littéraire. En somme, il joue au Versins avant la lettre.
L'autre point, c'est que la chose existe, même si sa terminologie n'est pas fixée. La chose est en attente d'un nom, ce que révèlent les hésitations et les repentirs de Renard. Peut-être en amoureux sourcilleux de la langue aurait-il rejeté le mot de Science-Fiction, ou peut-être l'aurait-il accueilli avec enthousiasme comme qualifiant enfin dans un génial oxymore ce qu'il cherche à nommer.
Or Anita Torres cherche à entamer, voire à nier la spécificité de l'espèce à l'époque, qui demeurerait confondue dans la littérature en général. En particulier, elle affirme que Verne et Wells ne voient pas la « nécessité de donner un nom à ce qui est aujourd'hui réuni sous le nom de genre SF. » Ils ne qualifieraient « pas leur œuvre comme appartenant à un genre. » Or Verne et Wells se sont formellement posés la question du genre dans lequel ils avaient choisi d'écrire. Je ne suis pas un vernien assez émérite pour brandir immédiatement un texte, mais en ce qui concerne Wells, c'est plutôt l'abondance qui embarrasse, et le savant Professeur Altairac dans l'ouvrage qu'il prépare sur cet écrivain aura l'occasion de multiplier les références (50).
L'usage du terme de Science-Fiction serait-il anachronique pour désigner des œuvres antérieures à son usage par Gernsback, œuvres qui de surcroît appartiennent à un bassin culturel différent ? C'est peut-être ce que se dit Anita Torres. C'est là un faux problème qui revient de temps en temps sous la plume d'universitaires. Si on les suivait, c'est tout le vocabulaire désignant le passé qu'il faudrait épurer : les dinosaures ne se donnaient vraisemblablement pas ce nom, pas plus que les gens du Moyen Âge ne se doutaient qu'on baptiserait ainsi leur époque ; le classicisme ou le romantisme sont des catégories largement construites après leurs émergences, et ainsi de suite. Si l'on entend par Science-Fiction uniquement la littérature spécialisée américaine un peu naïve postérieure à 1926 ou 1929, et ses prolongements, alors évidemment ni Wells, ni Rosny, ni Renard n'en relèvent. Mais c'est conférer à Gernsback le privilège exorbitant de fondateur d'une ère (51). Si en revanche on entend par là un concept plus général auquel, à l'occasion d'une entreprise commerciale et très locale, il eut le bon esprit de donner un nom qui a fait fortune par la suite, il n'y a aucune raison de les en exclure.
Revenons à la question de la quête d'une légitimité culturelle. Si quelques noms cités ici ou là, Swift, Voltaire, Restif, peuvent donner cette impression, la presque totalité des auteurs exhumés par Versins et par d'autres historiens de l'espèce, viennent la contredire. Oubliés, et parfois non sans raisons, ils contribueraient plutôt à enfoncer le genre, au moins du côté de la valeur littéraire. S'ils sont quelque peu sortis du purgatoire, par la toute petite porte, c'est parce que des passionnés de Science-Fiction ont retrouvé dans leurs œuvres le ferment toujours actif. Et si des érudits aux redingotes poussiéreuses, comme le distingué Professeur Altairac et moi-même, peuvent se délecter de la lecture du Monde tel qu'il sera de Souvestre ou du Roman de l'avenir de Félix Bodin, certes membre de la chambre des députés, ou même de l'Uchronie de Renouvier, je doute qu'ils parviennent à en exprimer beaucoup de gloire. Et lorsqu'on cite des romanciers plus talentueux, comme Rosny Aîné, Maurice Renard ou un peu plus récemment Jacques Spitz, il ne faut pas oublier qu'ils n'ont eux-mêmes quitté progressivement le purgatoire, et encore, que depuis les années 1950, précisément en relation avec la renaissance de la Science-Fiction en France après une longue éclipse due à la première guerre mondiale, au déclin de l'entre-deux-guerres, et à l'isolement de la seconde guerre mondiale. Pendant toute cette période, seul Rosny Aîné demeure connu par une unique œuvre, marginale à la Science-Fiction et cantonnée dans la littérature pour adolescents, la Guerre du feu. Encore sont-ils aujourd'hui toujours ignorés des universitaires et des légitimants de la culture dominante.
Si l'on évoque la référence au Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, et au 1984 d'Orwell, deux des best-sellers soit-dit en passant de la littérature mondiale, la cause semble mieux entendue. Mais elle ne l'est pas. Car si l'œuvre d'Huxley n'est sans doute pas influencée par les pulps américains, elle ne peut pas se comprendre sans celle de Wells et toute une longue tradition de Science-Fiction européenne qu'Huxley connaissait fort bien et à laquelle il repiquera plusieurs fois. La généalogie est un peu plus longue et compliquée pour le livre d'Orwell, mais le raisonnement est le même. Même s'ils ne sont pas, à titre principal, des auteurs de Science-Fiction, s'abstenir de les citer dans une histoire ou une théorie du genre dans l'intention d'échapper au reproche d'annexion légitimante, reviendrait à accepter une lacune monumentale de par leurs accointances avec le genre et leur influence sur son développement ultérieur.
La question, proprement sociologique, se pose alors de savoir qui tient, et pourquoi, ce discours du reproche de la curiosité historique, et de l'accusation de l'annexion légitimante, car je ne doute pas qu'Anita Torres l'ait recueilli, m'y étant moi-même trouvé exposé. Au lieu d'entreprendre de le légitimer, elle aurait sans doute mieux fait de lui chercher un sens. Selon de qui il vient, on peut lui donner plusieurs sens qui du reste convergent. Il peut s'agir d'affirmer une rupture radicale avec le passé au nom du modernisme intransigeant de la Science-Fiction française actuelle : elle n'aurait rien de commun avec ces vieilles lunes et serait née sui generis. Il peut s'agir aussi de revendiquer l'héritage américain, au nom également de la modernité, notamment technologique, et, chez les auteurs, plus prosaïquement, de l'efficacité commerciale. Un thème sous-jacent, plus subtil, est que la Science-Fiction n'aurait pas de véritable histoire parce qu'elle traite de l'avenir qu'elle déchiffre et décrit, et que son origine, réellement, est dans le futur.
On est assez loin, voire aux antipodes, de l'idée caressée par Anita Torres que la revendication d'origines indigènes serait un moyen de se dégager d'une généalogie américaine abhorrée. Elle a pu effleurer Pierre Versins et Jacques van Herp qui ne sont pas des admirateurs inconditionnels de l'Amérique, mais je doute qu'elle les ait beaucoup agités. Leurs travaux se sont plus simplement inscrits en faux contre l'idée répandue dans les années 50 et 60, et insoutenable à l'examen, qu'il n'y avait de Science-Fiction qu'américaine. Ils ont cherché à rétablir la vérité historique et on ne peut pas leur reprocher d'avoir assez bien réussi. Évidemment, la Science-Fiction française n'a pas influencé la Science-Fiction américaine, sauf à travers Jules Verne. Inversement, l'américaine n'a pas influencé la française avant les années 1950. Elles ont chacune leur histoire, leur autonomie, même si on peut sans doute leur trouver un tronc partiellement commun au xixe siècle. Anita Torres a raison de penser que la Science-Fiction américaine a été peu marquée par la Science-Fiction française, voire par l'européenne, mais comme on va le voir, elle a tort d'en tirer la conclusion que la Science-Fiction française actuelle est sans racines autochtones, simplement entée sur l'anglo-saxonne.
Une Science-Fiction française sans racines autochtones ?
Anita Torres, sur la base d'une enquête conduite auprès d'une quarantaine d'auteurs, indique que presque aucun ne s'est dit inspiré par la tradition française que je viens d'évoquer et que la majorité se réclamait plus ou moins de l'américaine. Je souscris sans réserve à ces observations, m'étonnant même que la moitié seulement de ces auteurs reconnaissent l'influence de la production anglo-saxonne : on est porté alors à se demander où ils ont pris leurs modèles, et, s'ils les ont tirés uniquement de la Science-Fiction française récente, on comprend mieux pourquoi celle-ci donne parfois l'impression de tourner en rond.
Cette prédominance de l'influence anglo-saxonne et en particulier américaine n'est guère surprenante : elle est un effet de la composition des revues et des collections depuis les années 1950, à la seule exception, ou presque du Fleuve Noir (52). Mais au-delà de l'aspect quantitatif, il faut retenir le qualitatif : le nombre d'œuvres étrangères de qualité impressionnante ainsi révélées au public français est sans commune mesure avec les rares œuvres françaises de niveau comparable.
On admettra donc la seconde hypothèse énoncée plus haut et selon laquelle les auteurs français actuels ont peu ou pas du tout subi consciemment l'influence directe de la vieille Science-Fiction française.
Cependant, on est en droit de se demander s'ils l'ignorent réellement. En effet, les plus marquantes de ces œuvres ont été rééditées dès les années 1950 à l'occasion de la découverte de la Science-Fiction anglo-saxonne, puis durant les décennies suivantes, dans des collections aisément accessibles et souvent bon marché. Elles furent reprises ou évoquées dans des revues comme Fiction et Satellite, et rééditées notamment chez Marabout, dans "Présence du Futur", chez Belfond, dans la série Classiques d'"Ailleurs et demain", et chez quelques éditeurs plus obscurs. Elles sont d'autre part longtemps restées accessibles dans leurs éditions premières chez des bouquinistes. Elles sont abondamment décrites dans les ouvrages de référence déjà cités et qui ont obtenu un assez large succès. Il convient donc de relativiser la période de disparition du marché de la vieille Science-Fiction française. Comme les tirages des rééditions n'ont pas été négligeables, on peut supposer que la plupart des auteurs, qui ont été et demeurent parfois des lecteurs, les ont lues.
Même s'ils ne se réclament pas de cette tradition, ils ont pu en conserver au second degré ou inconsciemment la trace. Ou encore, ils ont pu en subir indirectement l'influence au travers de médiations sociales à explorer. Car sinon, il serait difficile d'expliquer comment, dans les textes eux-mêmes, la Science-Fiction française manifeste une si remarquable continuité. Depuis le Monde tel qu'il sera d'Émile Souvestre jusqu'à l'œuvre de Jean-Pierre Andrevon en passant par celles de René Barjavel et de Jean-Gaston Vandel entre autres, et sans négliger le courant dit de Science-Fiction politique orchestré par Bernard Blanc dans les années 1970, elle exprime sans se lasser une fascination méfiante, voire un rejet, à l'endroit du progrès technique et scientifique.
On pourra m'objecter que les autres Science-Fictions nationales expriment aussi souvent une grande inquiétude quant à l'avenir. Mais elles ne le font pas du tout de la même façon. La Science-Fiction britannique, à travers Wells et Huxley, puis Ballard et Aldiss par exemple, exprime une méfiance quant à l'usage que la société fera des possibilités de la technique, ce qui n'est pas du tout la même chose : la critique porte sur l'évolution de la société plutôt que sur les effets directs de la science. De même, la Science-Fiction américaine, d'ordinaire beaucoup plus optimiste, incrimine quand elle se montre critique, des pratiques sociales et des agissements individuels gouvernés par l'appât du gain et la volonté de puissance, que la plupart du temps le progrès scientifique et technique vient de lui-même corriger.
Cette continuité du discours de la Science-Fiction française, et par la même occasion des autres discours des autres Science-Fictions, pose en elle même un problème sociologique. Est-elle seulement produite par la généalogie des œuvres, ce dont je suis prêt à douter avec Anita Torres, ou bien par d'autres médiations à travers la société globale, qu'il conviendrait d'explorer ? En tout cas, on ne peut pas s'en débarrasser en se contentant d'affirmer qu'elle n'existe pas et que la Science-Fiction française actuelle n'a pas de racines autochtones, qu'on estime qu'elle les plonge dans le passé du genre ou bien dans la société française. La troisième hypothèse me semble irrecevable.
On me permettra d'ajouter que les écrivains eux-mêmes sont de bien mauvais juges des influences qu'ils subissent, soit qu'ils les nient afin d'affirmer leur originalité, soit qu'ils les ignorent tout en les subissant. Si l'on écoutait, dans la littérature générale, les dires de la plupart des écrivains, on pourrait tout aussi bien estimer comme Anita Torres à propos de la Science-Fiction, que la plus grande partie de l'histoire littéraire française est radicalement étrangère à ce qu'ils écrivent. Une part essentielle des influences se transmet par la langue et par des médiations très indirectes qui constituent ce qu'on nomme de façon très paresseuse l'esprit du temps.
La question de la reproduction du pouvoir
Je vais aborder ici un sujet fort délicat parce qu'il met en question une partie essentielle de la thèse, et critiquer un aspect de la méthode d'Anita Torres. Celle-ci, appliquant les théories de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur la reproduction des élites et la transmission du pouvoir dans la sphère culturelle, va jusqu'à affirmer que la hiérarchie culturelle dans le milieu de la Science-Fiction reproduit les inégalités sociales entre ses promoteurs et auteurs et celles de leurs milieux d'origine et donc de leurs parents.
Je schématise à peine en disant que, d'après elle, le Fleuve Noir, étant la collection la plus populaire, recruterait ses animateurs et auteurs dans les catégories les plus éloignées de la culture dominante et du pouvoir, tandis que la collection "Présence du Futur" par exemple, se situant au sommet de la hiérarchie culturelle, serait forcément dirigée par quelqu'un appartenant à et provenant du groupe social supérieur. Ses essais de validation de ces idées la conduisent à de nombreuses contorsions autour de l'opposition entre “orthodoxes” et “hétérodoxes”, les premiers étant forcément du côté du manche et de l'ordre, les seconds du côté de la cognée, des catégories inférieures et de la révolution. Ainsi, seraient “hétérodoxes” les partisans et les introducteurs des pseudo-sciences dans la Science-Fiction, et les tenants de la filiation entre Fantasy et Science-Fiction, contre les “orthodoxes”, attachés à une conception classique, ancienne, rigide, normative et scientiste de la Science-Fiction. Les “orthodoxes” seraient les plus proches de la culture dominante et les plus soucieux de défendre ses positions, voire les plus près d'y passer avec armes et bagages, en tout cas ils en reproduiraient les catégories, les comportements et les hiérarchies, tandis que les “hétérodoxes” en seraient socialement et culturellement les plus éloignés.
Je tiens à préciser avant d'aller plus avant que j'ai lu nombre de livres et d'études de Pierre Bourdieu et de son école, que j'adhère la plupart du temps à leurs théories, que j'apprécie la rigueur de leurs publications, et que j'ai une certaine pratique de la sociologie de terrain. Je ne conteste pas du tout ici le pouvoir descriptif et explicatif du système de la reproduction des élites, mais seulement les modalités de son application dans ce cas précis. Bien entendu, une partie de ce qu'avance Anita Torres est vraisemblable et rejoint même ce que j'ai pu écrire sur les particularités sociales du milieu de la Science-Fiction. La description qu'elle esquisse à partir de ses observations personnelles et du collationnement de travaux antérieurs est intéressante. Mais ce qui me gène, c'est l'application mécaniste d'une théorie sociale générale, si bien fondée soit-elle, à un milieu très restreint où d'autres déterminations très locales sont à l'œuvre. C'est le fait que l'articulation entre observations et théorie soit inversée. Ici la théorie est prise non pas pour une grille de lecture mais comme la structure même du réel, pour un fait de nature qu'il faut forcément retrouver dans la réalité sociale ; celle-ci doit se conformer à la théorie. Au lieu de quoi, en bonne méthode, les observations doivent mettre à l'épreuve la théorie et éventuellement, avec beaucoup de prudence, permettre de la reconstituer, de la réfuter ou de la vérifier.
Anita Torres m'attribue une position éminente dans le milieu de la Science-Fiction, qui se traduit par le nombre de mes entrées dans son livre, et elle se trouve du même coup obligée, pour se conformer à la théorie, de me prêter un statut social et une origine sociale tout aussi éminents. Elle est donc conduite à insister sur la profession de mon père qui a certes terminé sa carrière à la Banque de France avec un grade équivalent à celui d'un haut fonctionnaire de rang moyen, belle réussite pour le fils d'un boulanger de Frankaltroff, mais qui ne me semble pas avoir ici beaucoup de valeur explicative. Je ne puis détailler les statuts et les origines de mes collègues, mais par exemple l'hétérodoxie supposée de Jacques Goimard contraste avec sa position de normalien, agrégé d'histoire et enseignant à l'université, et originaire pour ce que j'en sais de la moyenne bourgeoisie provinciale de fonction publique. D'un autre côté, Michel Jeury, certes auteur plus que promoteur mais qui a occupé une place considérable dans la Science-Fiction française exigeante au moment de sa renaissance des années 1970, ne fait pas mystère d'être l'enfant d'ouvriers agricoles ; à l'opposé, Pierre Barbet qui a surtout publié au Fleuve Noir et dans des collections très populaires, était pharmacien et pour le moins aisé, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir des tendresses pour l'ufologie. Serge Brussolo, d'origine ouvrière, s'est révélé comme un créateur inclassable, porté à transgresser les frontières, voire à passer du côté de la littérature générale. On voit que les choses ne sont pas simples. Je pourrais aisément multiplier les exemples d'insubordination à la théorie, mais cela deviendrait vite lassant.
Anita Torres essaie de se tirer de ces contradictions en invoquant, à côté du capital financier et du capital social, le capital culturel. Mais les semi-autodidactes sont aussi nombreux que les détenteurs d'un bagage universitaire impressionnant parmi les principaux promoteurs. Certes, on y relève une proportion élevée d'enseignants du niveau de l'agrégation, mais plutôt moins que dans l'édition en général. Et ainsi de suite. Surtout, les corrélations très faibles ainsi invoquées ne permettent nullement de conclure que la structuration du milieu de la Science-Fiction reproduit la hiérarchie de pouvoir économique et politique et de valeurs culturelles de la société globale.
Il faut bien voir que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont construit leur théorie de la reproduction, au début des années 1960, contre l'idéologie “bourgeoise” alors (et probablement toujours) en vogue mais aussi contre la vulgate marxiste.
Selon l'idéologie bourgeoise, le fonctionnement ordinaire de la démocratie et le système méritocratique de l'enseignement, des examens et des concours, suffisaient à assurer tant bien que mal l'égalité des chances : les inégalités sociales, de revenus, de pouvoir ne résultaient donc plus, globalement, que des inégalités de mérites, de travail, de courage, d'intelligence et de savoir. Bourdieu et Passeron ont eu le mérite de démontrer que les héritiers reproduisaient statistiquement les inégalités de la génération précédente et que même les systèmes élaborés de sélection visant à assurer l'égalité des chances, par exemple les grandes écoles, étaient récupérés et utilisés par les classes dominantes pour perpétuer leur pouvoir et leurs valeurs. Ils les affermissaient même en instaurant à l'intérieur de ces classes une compétition féroce.
Mais Bourdieu et Passeron s'opposaient au moins autant, si ce n'est plus, à l'idéologie marxiste selon laquelle les inégalités sociales étaient dues exclusivement à des causes économiques, l'organisation du système de production. Attention, disaient nos deux sociologues, la transformation des systèmes de production et l'abolition éventuelle des classes ne suffiront pas. Les groupes sociaux dominants sont capables de transmettre leurs valeurs et leurs privilèges indépendamment des formes d'organisation de la production. Si les intellectuels communistes se montrèrent très virulents à leur égard, les partis des grands pays socialistes frères, URSS et Chine, leur donnèrent implicitement raison contre leurs propres théories en brimant et en cherchant parfois à exterminer les descendants des classes ci-devant dominantes qui n'auraient pas dû résister à la transformation radicale des systèmes de production et à leur appropriation par le prolétariat.
En somme, Bourdieu et Passeron affirmaient l'autonomie des déterminations sociologiques contre le discours juridique des bourges (la primauté du droit) et le discours économique des rouges (la suprématie, en dernière instance, du système de production), dans la grande tradition de Durkheim et de Halbwachs.
Venus de l'enseignement et voués à y briller, ils avaient d'autre part sous les yeux un exemple idéal de la reproduction pure et simple des catégories antérieures, sous le prétexte de la transmission d'un savoir frappé d'intangibilité. Cet immobilisme s'accuse sans doute à mesure que l'on va du scientifique au littéraire, encore qu'il ne faille pas oublier la résistance de l'université à la chimie atomique au début du siècle, à la physique quantique trente ans plus tard, à la génétique mendélienne jusque après la seconde guerre mondiale, et à la psychanalyse jusqu'à naguère. Du haut des chaires de lettres qui nous intéressent ici davantage, la reproduction se caractérise par l'absence de renouvellement des objets et des thèmes de recherche, qui auraient pu intégrer par exemple la Science-Fiction et bien d'autres genres méprisés, mais aussi avec ou sans eux, les nouvelles formes stylistiques, l'évolution des structures du récit, etc.. Au lieu de s'intéresser aux lettres sous toutes leurs formes, jusqu'à leur tératologie, l'université a continué à enseigner les belles-lettres, c'est-à-dire un corpus normatif de textes posés par la tradition comme exemplaires, comme si la physiologie ne devait étudier que les Vénus et les animaux nobles, le paon et le cheval. Voilà ce que Bourdieu et Passeron cherchaient à secouer, y compris dans leur propre discipline.
De même Bourdieu et son école ont cherché à montrer que le champ culturel ne planait pas dans un empyrée esthétique au dessus des déterminations sociologiques, mais qu'il subissait et reproduisait dans son fonctionnement les hiérarchies sociales voire économiques de la société globale. Cette observation a une bonne valeur descriptive et d'explication rétrospective, mais guère de valeur prédictive. Je veux dire par là qu'elle permet de comprendre les structures et l'organisation du champ culturel, en particulier dans sa gestion du patrimoine réel et symbolique, mais qu'elle ne permet pas de prédire quel créateur, quel groupe, quelle invention, vont s'emparer durablement de l'attention collective et proposer puis constituer de nouvelles valeurs ni quelles seront ces valeurs.
On peut se demander si d'aussi vastes théories s'appliquent à un champ aussi restreint et singulier que celui de la Science-Fiction. À tout le moins, la démonstration devrait en être irréprochable et conduire à une redécouverte de la théorie et éventuellement de ses limites. Au contraire on éprouve l'impression, à lire Anita Torres, d'une application de la théorie, je risquerai le mot de plaquage, au champ de son étude.
Il est peu vraisemblable que le champ culturel spécifique de la Science-Fiction ait été traversé et structuré par de telles ambitions ou stratégies, conscientes ou inconscientes, des couches dominantes, ne serait-ce que parce qu'il était, et demeure, pour l'essentiel, marginal, étroit, et comme on l'a dit, ignoré ou méprisé par les instances culturelle dominantes pour m'exprimer à la façon des sociologues. Ce n'est pas véritablement un enjeu de pouvoir au contraire de la presse, de l'édition dans son ensemble, de l'enseignement supérieur, de l'armée, de l'église et autres institutions. Bien entendu, il peut y avoir en son sein des rivalités et des luttes pour le prestige et le pouvoir ou ce qui là en tient lieu, qui peuvent prendre la forme de controverses intellectuelles alors que celles-ci cachent des intérêts, mais il s'agit la plupart du temps de guerres pour rire, au pis pichrocholines. Je crois pouvoir dire que la plupart des promoteurs dans le champ de la Science-Fiction, si leur ambition avait été de faire de belles carrières, de s'enrichir ou de conquérir de l'influence ou du pouvoir, auraient dû se choisir un autre terrain, et que pour certains d'entre eux, ils avaient manifestement les capacités et les diplômes requis. Ils ne sont entrés en Science-Fiction ni par contrainte ni par défaut ni par dépit. Ni par ambition : ce n'est pas le meilleur endroit pour faire carrière dans l'édition ou dans la culture (53) ; c'est même parce que personne d'un peu influent ne s'y intéressait, que les promoteurs initiaux et actuels ont pu s'y installer. On sait que le berceau et l'enseignement sont les deux filières principales de recrutement de l'édition : les héritiers ne trouvaient pas la Science-Fiction digne de leur intérêt non plus que la plupart des professeurs. Si ses promoteurs ont consacré autant d'intérêt et d'effort à cette espèce littéraire, je crois que c'est tout simplement par passion. Ce qui en soit pose question.
Dans le champ culturel global, la Science-Fiction a longtemps représenté une sorte de friche bizarre, réputée mal fréquentée et pas même sérieusement contestée. Lorsque Jacques Goimard, dans son article d'Esprit cité par Anita Torres (54), évoque les tirs de barrage dont elle aurait été l'objet dans les années 1960 et qui l'auraient en somme désignée comme un enjeu culturel de taille, il faut faire la part de la méthode paranoïa-critique et de l'amplification épique : il y a de la grandeur à se peindre en porteurs de drapeau sous le feu nourri d'un ennemi universel. À mon souvenir, la Science-Fiction a surtout souffert de curiosité ignorante et d'indifférence malveillante. Les seuls à s'y être sérieusement opposés, un peu plus tôt, furent les intellectuels communistes, parce qu'elle était réputée d'origine américaine et donc d'essence impérialiste (55). Cela ne dura guère (56), et ce furent les municipalités de la ceinture rouge de Paris qui lui donnèrent, à coup d'expositions et de débats, les meilleurs ouvertures parce qu'elles y voyaient un moyen d'intéresser les jeunes à l'avenir (57).
J'admets toutefois puisqu'Anita Torres me prête dans le milieu de la Science-Fiction une situation dominante qu'elle relie à mon prestige social et à son évaluation de mon statut et de mes origines, tous traits qui me semblent très surestimés, que je ne suis peut-être pas le mieux placé pour objecter. Je maintiens néanmoins, sous réserve d'un réexamen de la question par un expert moins impliqué, que la théorie bourdivine du champ culturel s'applique plutôt mal au milieu de la Science-Fiction, du moins hier et sans doute encore aujourd'hui.
Globalement, la thèse qu'on pourrait soutenir avec précautions est que les auteurs et promoteurs de la Science-Fiction y ont trouvé une voie, et pour certains un refuge, parce que l'accès aux autres positions de la sphère culturelle ne leur était pas facile. Le milieu de la S.-F. s'inscrit alors dans la hiérarchie de la culture globale bien plus qu'il ne la reproduit en son sein.
D'où les tentatives réitérées des légitimants de la culture pour réduire ou nier la Science-Fiction, puisqu'elle ne se laisse pas faire ni dissoudre. D'autres littératures calibrées, ou bien ont préservé une partie de leur identité en acceptant le statut de genre dominé, de littérature “populaire”, inférieure (les romans policier, sentimental, d'espionnage), ou bien ont intégré sans limites ni protestations les valeurs, critères et hiérarchies de la culture dominante sans conserver d'autre distinction que fonctionnelle (la littérature pour jeunes).
La Science-Fiction résiste pour des raisons ni héroïques ni mystérieuses qui proviendraient de ses composantes extérieures à la littérature (les images de la science, les interrogations philosophiques). De ce point de vue, rejoignant quelque peu la position d'Anita Torres, on peut distinguer à l'intérieur du milieu de la S.-F. une partie plus populaire (Fleuve Noir) qui accepterait bien un statut de dominé pourvu qu'on la laisse en jouir tranquillement, tandis qu'une autre partie, plus “élitiste”, se rebelle et revendique pour cette espèce une autonomie culturelle, n'acceptant qu'avec circonspection les critères de “qualité littéraire”, d'écriture, de style, de la culture dominante, et mettant en avant d'autres critères, ingéniosité, originalité, pertinence. Ce serait pourquoi, refusant une position d'infériorité, elle fait l'objet de telles ignorances, oppositions, relégations, procès en dissolution, dont une fois encore il ne faut pas exagérer la portée et qui ridiculisent plus les excommunicateurs qu'ils n'égratignent les anathématisés.
En revanche, l'effet d'opportunité, bien connu des économistes et dont Anita Torres ne parle pas, me semble avoir joué un rôle important dans la constitution de ce milieu. Il veut simplement dire que sur des marchés assez étroits, le premier intervenant, qui n'est pas forcément le meilleur ou le plus habile, occupe dans certains cas une position dont il est ensuite difficile de le déloger. Cet effet intervient notamment dans la théorie des monopoles naturels. L'effet d'opportunité permet ici de comprendre pourquoi les principaux promoteurs, toujours en activité avec des responsabilités significatives, proviennent presque tous du petit noyau qui s'est constitué autour de Fiction et des éditions Opta dès les années 1950, et pourquoi les collections qui ont été parmi les premières à occuper le terrain manifestent une si remarquable longévité, les deux phénomènes se recoupant souvent. Sur les six principales collections actuelles, "Présence du futur", "Ailleurs et demain", "Anticipation" du Fleuve noir, "J'ai lu SF", "Pocket SF", "Livre de Poche SF", toutes ont plus de vingt ans sous une forme ou sous une autre et deux plus de quarante, et quatre sont animées par des promoteurs qui ont émergé avant ou peu après 1960, Jacques Goimard (58), Jacques Sadoul et moi-même (59). Bien entendu, il ne faut pas méconnaître l'effet d'expertise : ces promoteurs ont acquis une compétence indiscutable, mais ils ont sans doute pu l'acquérir parce qu'ils ont été parmi les premiers et qu'ils ont pu la développer à l'usage.
Les contre-exemples eux-mêmes sont significatifs : la revue Fiction par exemple et les éditions Opta se sont étiolées et ont fini par disparaître pour des raisons connues et extérieures à leur activité propre.
Cet effet d'opportunité a rendu très difficile, voire impossible, non pas la création mais le maintien de collections nouvelles animées par des promoteurs nouveaux : il est caractéristique que la quasi totalité des collections nées au moment du boum de la fin des années 70 aient disparu sans laisser de trace et que la seule qui ait prospéré (Presses-Pocket) ait été créée par un promoteur de la première période. Les créateurs relativement nouveaux-venus des plus récentes collections et revues (Bifrost, Galaxies) ont choisi intelligemment d'occuper des niches laissées ou devenues vacantes.
Je suis convaincu que l'effet d'opportunité est essentiel dans le champ culturel. Nous avons tendance, rétrospectivement, à considérer que telle école littéraire et artistique s'inscrit naturellement dans un processus inévitable et continu, que son apparition puis son succès étaient en quelque sorte inéluctables, ainsi l'impressionnisme, le cubisme, le surréalisme, le Nouveau Roman. Mais dans la réalité, ils ont été produits par de petits groupes qui, présents entre d'autres, ont été les premiers à occuper le terrain de l'attention publique à un moment de vacance. Les questions intéressantes à étudier me semblent être alors de comprendre ce qui constitue une vacance et ce qui permet à un groupe plutôt qu'à un autre d'occuper le premier le terrain, puis de s'y maintenir même si c'est dès lors plus facile.
Dans la gestion de l'espace culturel large, et en particulier de l'enseignement, les théories bourdivines me semblent avoir toute leur force. Mais dans la naissance des phénomènes culturels et dans leur installation fine, l'effet d'opportunité, avec ce qu'il comporte de contingence sociologique, me semble prédominant. La revendication de se trouver à l'avant-garde, si commune aujourd'hui qu'elle en devient ridicule et en tout cas dévalorisée, me semble se comprendre par l'avantage qu'il y a à prétendre occuper le terrain de l'attention le premier, avantage que les artistes ont fort bien compris sans attendre que les sociologues le leur expliquent (60).
Le problème du héros
Lorsqu'on a vécu l'histoire, petite ou grande, et lorsque parfois on l'a faite, on ne peut qu'être étonné de la distance que l'on découvre entre ce qui s'en écrit et ce dont on se souvient. Certes, on s'en doutait.
L'histoire, si bien appuyée qu'elle soit sur des témoignages et sur des documents — et il est rare qu'elle soit si bien faite — n'est qu'un récit inlassablement remanié en fonction des besoins et des capacités de compréhension de ses auteurs et de ses utilisateurs, tout juste borné par les nécessités de sa vraisemblance, où l'imagination vient suppléer aux défauts de la documentation et souvent la déborder. Au surplus les documents eux-mêmes qui ont subsisté ne représentent qu'une sorte de squelette fossilisé et fragmentaire de l'actualité perdue, l'essentiel, c'est à dire les paroles, les atmosphères, la tonalité des échanges, s'étant évaporé, et avec lui la complexité des situations et des attitudes. Mais il reste que sur une histoire qui semble encore si proche, dont la plupart des protagonistes sont encore vivants, mais que n'ont pas vécue ceux qui commencent à la dessiner, je reste tout ébahi de constater déjà un décalage si profond et si tôt venu entre les appréciations aujourd'hui portées et le souvenir que j'ai des réalités, souvenir que je peux encore partager avec certains de mes contemporains mais qui ne pèse déjà plus lourd en face de ce qui s'écrit. À long terme, les historiens et les sociologues ont toujours raison contre les vivants qui deviennent morts. Il faut certes se défier de la mémoire qui est sans cesse reconstruite en fonction du sens que prend le souvenir dans le contexte où il est évoqué, et l'on est parfois surpris lorsqu'on se trouve confronté à un autre témoignage ou à un document incontestable. Mais il demeure, à lire ce que reconstruit souvent Anita Torres, que j'ai souvent l'impression d'une autre actualité que celle que j'ai connue, et d'autres décisions, en ce qui me concerne, que celles que j'ai prises. Je ne lui en fais pas le reproche puisqu'elle reproduit le plus souvent des extraits d'entretiens.
À titre purement méthodologique, je voudrais relever un exemple minuscule qui me semble particulièrement flagrant parce que très récent. Un des informateurs d'Anita Torres lui indique que je snoberais le prix de l'Imaginaire et décèle une intention critique, voire méprisante, dans mon absence du jury et lors des cocktails liés à l'attribution du prix. La réalité est plus simple. Outre que je sors peu, mon absence de tout jury décernant un prix lié de près ou de loin à la Science-Fiction est une affaire de principe. J'ai été sollicité d'appartenir à la plupart, et j'ai toujours refusé, en motivant mon attitude. Comment être juge et partie ? Il me semble que ce n'est pas la place d'un directeur de collection ni d'un éditeur en général. Outre la question éthique, il y a un aspect pratique à la chose : je ne me vois pas ne pas défendre jusqu'au bout les auteurs dont j'ai choisi les livres, et je n'ai pas envie d'ergoter face à d'autres directeurs de collection qui sont souvent des amis, et encore moins d'entériner la procédure du chacun son tour. Au demeurant, la présence de directeurs de collection et d'éditeurs dans les jurys fait toujours l'étonnement de nos amis anglo-saxons.
De façon plus générale, Anita Torres suggère à travers ses informateurs qui, le plus souvent, n'ont pas connu directement cette époque, une atmosphère extrêmement conflictuelle durant les années 1960 et 1970. À la lire, on pourrait croire qu'une traversée de Beyrouth ou de Sarajevo à leurs pires moments était comparativement une promenade de santé et que nous ne nous déplacions qu'équipés de gilets pare-balles et de parapluies pour intercepter les crachats. Ce n'est pas le souvenir que j'ai conservé de cette époque. Dans son ensemble, l'atmosphère fut conviviale et la pérennité du Déjeuner du Lundi qui a longtemps réuni tous les protagonistes, petits et grands, de ces drames de poche, et qui perdure, pourrait en attester. Vingt ans d'expérience personnelle de la “grande” édition m'ont laissé sur l'impression que les conflits y sont bien plus aigus et meurtriers, et les haines inexpiables, ne serait-ce que parce que les intérêts y sont autrement importants. Je voudrais revenir sur quelques aspects de ces conflits pour rire évoqués par Anita Torres dans son livre pour apporter ma modeste contribution à l'histoire de ce temps et remettre les choses en place autant que faire se peut.
Le milieu était-il agité de luttes fratricides et de surcroît en état de siège face à un monde extérieur acharné à sa perte ? Certes Valérie Schmidt et Jacques Goimard qui ont été en principe des témoins oculaires, abondent dans ce sens mais il faut faire la part, comme j'ai déjà dit, de l'exagération épique et des motivations personnelles. Valérie Schmidt a été déçue par l'évolution de la Science-Fiction et elle incrimine après-coup la médiocrité et les dissensions internes du milieu ; mais elle en attendait à la fois une avant-garde politique et une remplaçante du surréalisme, ce qui était une double erreur de jugement. Il y eut bien sûr dans ses librairies successives des discussions parfois animées, mais rien ne tourna jamais au drame.
Seule la lecture des fanzines de l'époque, rehaussés d'injures, d'invectives et d'imprécations, peut laisser sur l'impression d'une guerre généralisée. Mais il faut bien voir que leur diffusion dépassait rarement quelques dizaines d'exemplaires et que ces excès tragi-comiques relevaient d'un style littéraire propre à ce média. Plus étroite l'audience et plus haut le ton. Aujourd'hui, Francis Valéry perpétue dans Cyberdreams cet art noble quoique un peu ridicule. La plupart du temps, les protagonistes se connaissaient à peine et ne se rencontraient jamais, ou lorsque cela arrivait dans une Convention, c'était pour boire une bière paisible. On notera bien ici, à propos des fanzines, que les traces matérielles sont parfois difficilement interprétables sans les témoignages directs.
Bernard Blanc, présenté comme un Trostsky de la Science-Fiction dont j'aurais été en somme le Kerenski, était un jeune homme doux et bien élevé qui m'a toujours manifesté, les rares fois où je l'ai rencontré, beaucoup de déférence et à qui j'ai donné un court texte, de Fantasy du reste, lorsqu'il me l'a demandé, qu'il a publié.
Les éditeurs et promoteurs, du reste presque tous issus du groupe initial constitué autour de Fiction et des éditions Opta, avec, dans l'ordre d'entrée en scène, Alain Dorémieux, moi-même, Jacques Goimard, Michel Demuth, Jacques Sadoul, et, un peu sur les bords, Demètre Ioakimidis, ont très longtemps, et pour la plupart jusqu'à aujourd'hui, conservé de bonnes relations, renouvelées par des déjeuners longtemps hebdomadaires, et attestées par un pacte non-écrit de non-agression, chacun s'interdisant d'aller chasser sur le terrain de l'adversaire et de faire monter les enchères. Il est toujours respecté, sauf exception rarissime, et lorsqu'il a été violemment transgressé, cela a été par des éditeurs extérieurs, comme Albin Michel. Sans faire partie de ce groupe, Jacques Bergier y était bien vu, même après l'épisode du Matin des magiciens. Georges Gallet aussi, et ainsi de suite...
Un des informateurs d'Anita Torres lui indique que Dorémieux et moi étions trop grands pour cohabiter dans ce petit milieu. Les deux crocodiles dans le marigot proverbial en somme. Un examen même sommaire de la réalité et des documents indique qu'il n'en a rien été et qu'il n'y avait pas de concurrence entre nous. Certes, comme le rappelle Goimard, nous différions, et depuis le début, sur la portée à donner à la Science-Fiction, Dorémieux lui préférant le fantastique et l'insolite, réputés plus “littéraires” et certainement moins “scientifiques”, mais sans que cela déborde les divergences habituelles à l'intérieur d'une revue. J'ai toujours publié librement dans Fiction, sous sa responsabilité de rédacteur en chef, ce que j'ai voulu, parfois fort loin de la ligne générale.
Réciproquement, à l'époque à laquelle il est fait allusion, je suis intervenu deux fois, avec l'appui de Jacques Goimard, pour aider Dorémieux à conserver son poste. Je lui ai confié, de 1969 à 1974, des traductions et non des moindres, comme Ubik, ce qui était pour le moins une marque de confiance. Dorémieux a longtemps dirigé avec talent chez Casterman une collection quantitativement plus importante que la mienne, qui coexistait sans problème avec "Ailleurs et demain". Il a participé, avec Goimard, Ioakimidis et moi-même, à la préparation de la Grande Anthologie de la Science-Fiction du Livre de Poche, et il est sorti de cette équipe, bien indemnisé, de sa propre volonté.
Certes Dorémieux n'est pas facile, surtout pour lui-même (61). Mais lorsqu'il a quitté Opta et Paris dans le même mouvement, ce fut pour des raisons strictement personnelles et parce qu'il était las, ce qu'on peut comprendre, de diriger la même revue et les mêmes collections depuis vingt ans dans des conditions de plus en plus incertaines. J'ai cessé de le voir dans des circonstances que quelques-uns connaissent et qui n'ont guère de portée historique. À l'abri d'un pseudonyme, Dorémieux avait jugé bon de m'accuser, dans Fiction, de prévarication sous la forme d'un échange prétendu entre Donald Wollheim qui avait publié aux états-Unis certains de mes romans, et moi-même qui avait édité son essai les Faiseurs d'univers. Les choses auraient pu en rester là. Robert Laffont me fit venir, ce qui indiquerait qu'il lisait Fiction, et me demanda ce qu'il en était. Je n'eus pas de mal à lui montrer l'absurdité de l'accusation, Wollheim ayant acheté mes livres avant même le projet de ma collection. Robert Laffont, en colère, parla de procès en diffamation puis passa à autre chose et ne m'en reparla plus. Mais j'avais eu chaud. Je me tins désormais à l'écart de Dorémieux comme d'un caractère imprévisible et dangereux. Mais je n'ai jamais pensé une seconde que Dorémieux avait cherché à m'éliminer de la scène éditoriale ou d'une improbable position de domination culturelle. Il me semble seulement qu'il a voulu se montrer désagréable, assez sottement, sans se soucier des conséquences.
La question du Fleuve Noir est plus intéressante et plus complexe. À lire les informateurs d'Anita Torres, on a l'impression que notre principale occupation fut pendant des années de casser du sucre sur le dos du Fleuve Noir. Par nous, j'entends ici d'une part le petit groupe qui se retrouvait dans la librairie de Valérie Schmidt, dont Curval et moi-même, puis plus tard André Ruellan et Jacques Goimard, et celui assez peu différent qui se constitua autour de Dorémieux dans le cadre de Fiction. Les mousquetaires étaient cinq, Dorémieux, Curval, Goimard, Ruellan et moi, auxquels vinrent se joindre plus tard de temps en temps Demètre Ioakimidis, Michel Demuth et plus rarement Jacques Sadoul.
Les critiques publiées dans Fiction sur les ouvrages du Fleuve Noir n'étaient certes pas majoritairement tendres et reflétaient sans doute nos conversations. Mais c'étaient des critiques. Si les critiques ne critiquent pas, et selon leur conviction, à quoi servent-ils ? D'autre part, nos références à l'époque étaient "le Rayon Fantastique", celui de Stephen Spriel, et en particulier le van Vogt du Monde des Ā et de la Faune de l'espace et le Fredric Brown de l'Univers en folie, et "Présence du Futur", avec Bradbury, Fredric Brown encore, H.P. Lovecraft, Alfred Bester, etc. Il est intéressant de relever que l'autre "Rayon Fantastique", celui de Georges Gallet, n'était guère mieux traité que le Fleuve.
Cela étant, la lecture de ces critiques est instructive. Beaucoup de textes du Fleuve furent bien traités, ceux de Stefan Wul, mais souvent aussi ceux de B.R. Bruss, de Vargo Statten, de Jean-Gaston Vandel, et parfois ceux de Richard-Bessière. Il ne faut pas non plus oublier qu'André Ruellan publiait au Fleuve sous le pseudonyme de Kurt Steiner, et moi sous celui de Gilles d'Argyre, et que nous avions de bonnes relations avec Armand de Caro et François Richard qui dirigeait la collection. Nous avions tout à fait conscience de l'intérêt de la collection du Fleuve Noir que nous aurions souhaitée un peu plus relevée. Nous avions certes nos têtes de turc, Jimmy Guieu et Max-André Rayjean, par exemple, le premier en partie pour ses incursions dans les pseudo-sciences. Mais les liens étaient réels et les choses n'étaient donc pas si tranchées qu'on pourrait le croire à lire Anita Torres.
La petite explosion de Juillet 1975, qui ne concernait pas l'équipe susdite et qui se traduisit sur une période courte par un torrent d'injures parfois malodorantes en provenance d'une poignée d'anciens du Fleuve à destination de jeunes Turcs qui le leur rendaient bien, me semble s'expliquer par la crainte, réelle et d'ailleurs fondée, de ces vétérans de se voir éliminés du marché au moment où avaient lieu des transformations substantielles à la tête du Fleuve Noir. Ils eurent une réaction poujadiste, xénophobe et protectionniste, de petits commerçants se sentant écrasés entre l'épicerie de luxe des collections haut de gamme et les grandes surfaces des éditions de poche. L'épicerie de luxe ne les avait jamais beaucoup gênés mais quand ils furent assaillis jusque dans leur échoppe par des blancs-becs, et qu'il virent les éventaires des gares submergés de traductions et de rééditions, leur sang ne fit qu'un tour et ils s'en prirent évidemment à ce qui était le plus vulnérable et pour eux le moins dangereux, le tour politique et la sexualité présumée exubérante de la “nouvelle Science-Fiction française”. Mystères de la conscience de classe mystifiée par elle-même.
Au total, je ne veux pas me montrer lénifiant, mais j'estime que les phénomènes de concurrence et d'oppositions dans le milieu de la Science-Fiction ont été assez rares et limités au moins jusqu'à l'arrivée sur le marché des grosses machines des éditions de poche. Les concurrences peuvent s'exercer du côté de la production, les auteurs, et du côté des débouchés, les acheteurs. Or, d'un côté comme de l'autre, le milieu et le marché de la Science-Fiction ont été caractérisés par l'existence de niches écologiques où chacun exerçait un monopole limité et où parfois, significativement, des revues en apparence concurrentes, comme Fiction et Galaxie, étaient publiées par le même éditeur, soucieux d'occuper le maximum de ces niches et multipliant du reste les collections. Les tonalités des différentes collections, reflétant évidemment les choix de leurs directeurs, correspondaient aussi à des segmentations du public. "Ailleurs et demain" incarne une Science-Fiction exigeante, souvent frottée de science. "Présence du Futur" est aussi exigeante mais avec une flaveur plus littéraire, beaucoup moins scientifique. Ces deux collections n'ont jamais été réellement affrontées à la concurrence du Fleuve, et réciproquement. Même lorsque les grands éditeurs de poche sont entrés dans la danse, de telles différenciations se sont vite accusées à partir d'un fond commun : Pocket exploite la veine de la Fantasy, le Livre de Poche celle de la Science-Fiction, tandis que J'ai lu se montre le plus éclectique. Les concurrences jouent plus sur le linéaire et l'occupation des gondoles que sur les contenus.
J'aurais de même tendance à relativiser la position éditoriale éminente et l'habileté que j'aurais mis à la conquérir, que m'attribuent Anita Torres et certains de ses informateurs. Cette position tient probablement moins à mon activité d'éditeur qu'à celle d'essayiste. Comparativement à mes grands collègues, j'ai édité relativement peu de livres, sept par an puis quatre ou cinq dans "Ailleurs et demain", ce qui est faible en comparaison de la production d'Opta puis des séries de poche. Peut-être ai-je fait des choix judicieux, mais avant d'être achetés les livres sont là pour tout le monde. Une réputation est un résultat, pas un projet. En revanche, j'ai probablement davantage publié et plus longtemps, sur la Science-Fiction et autour, qu'aucun de mes collègues, la plupart du temps du reste sur des supports discrets voire confidentiels, à travers articles et préfaces, mais pas encore, à ce jour, sous la forme d'un livre. J'ai toujours eu le goût du débat et je le montre une fois de plus dans ce texte. Je ne sais si cela m'a conféré une stature de théoricien. Mais, de proche en proche, cela a maintenu un discours vivant et mouvant autour de la Science-Fiction et cela me vaut sans doute une apparence d'ubiquité et d'autorité. Cette apparence ne doit pas grand chose à mes origines et à mes accomplissements dans d'autres domaines. Elle aurait plutôt déçu les unes et contredit les autres.
Ce que je désire indiquer ici, c'est que les reconstructions proposées dans le livre d'Anita Torres ne correspondent pas toujours aux souvenirs que j'ai conservés, et d'autres aussi, d'événements que nous vécûmes et qu'il serait donc risqué de trop chercher à fonder sur elles des hypothèses sociologiques. Certes tout sujet, même de bonne foi, est souvent ignorant des déterminations, notamment sociales, qui pèsent sur ses actes, et je ne prétends pas y échapper. Mais il s'agit ici de reconstructions arbitraires qui répondent souvent de la part des informateurs qui les fournissent au besoin de relier des informations lacunaires et de seconde main, et de les expliquer, en faisant appel à des motivations vraisemblables mais artificielles. Ces reconstructions ne sont pas des faits mais des élaborations idéologiques. Il faut se méfier des hypothèses de “bon sens”, simplificatrices. Il vaut mieux éviter d'expliquer la Guerre Froide par une rivalité amoureuse entre Churchill et Staline.
Le problème du héros, c'est qu'il finit par se retrouver seul dans une histoire qui certes lui appartient mais à laquelle personne ne croit, exilé d'une histoire consensuelle qui n'a jamais existé que par l'invention collective. Y-a-t-il quelque chose qui pourrait mieux le préparer à ce destin que la lecture assidue de la Science-Fiction ?
La pensée est toute de distinction
À l'exorde de cette longue préface, le lecteur en sera sans doute venu à se demander s'il valait la peine d'établir tant de distinctions, de relever et de redresser tant de nuances mineures, à propos d'un genre qui ne revêt peut-être pas tellement d'importance puisqu'il demeure principalement ludique, une occasion de plaisir, contrairement, je le suppose, à la grande littérature.
Je lui répondrai sur deux terrains. D'abord sur le terrain de l'hygiène de la pensée. Il n'y a pas de petits sujets, et les négligences sur des points apparemment secondaires trahissent toujours un relâchement général. La confusion d'esprit conduit à l'obscurantisme, qui mène au fanatisme, et de là à la barbarie, qui porte à la cruauté. Je cite ici, de mémoire et approximativement, Bertrand Russel.
Mais il y a aussi l'intérêt de la Science-Fiction en tant qu'espèce littéraire. Cette espèce est probablement la plus importante découverte littéraire du xxe siècle et son histoire est loin d'être achevée. Même si ses accomplissements actuels sont encore incertains et peut-être contestables, elle a introduit dans le champ culturel deux thèmes essentiels et novateurs dans une expression littéraire presque par nature conservatrice, celui du changement et celui de l'importance du moteur scientifique et technique dans cette évolution, je n'ose pas écrire ce progrès, de la société.
D'autre part, puisque la Science-Fiction semble bien issue des images de la science, elle en représente un destin particulier dont l'étude nous éclaire sur d'autres destins possibles, comme on en a relevé quelques exemples. La place des sciences et des techniques dans notre civilisation est si importante que personne ne peut se désintéresser de leurs effets culturels, y compris les plus éloignés et en apparence les plus impertinents.
La grande question ne me semble pas de démontrer que le milieu de la Science-Fiction reproduit la hiérarchie et l'organisation du champ culturel dans son ensemble si une telle généralité a un sens. C'est assurément en partie vrai et en même temps, comme je pense l'avoir montré, cela est fréquemment inadéquat dans le détail.
La vraie question serait de savoir pourquoi dans ce champ culturel global la Science-Fiction est demeurée aussi marginale et toujours autant marginalisée au bout d'un siècle par les représentants de la culture dominante, malgré le nombre des œuvres, des lecteurs, et les nombreux chefs d'œuvre qu'elle revendique (à tort ou à raison) et qui sont toujours extraits par ses contestants, de son histoire, de sa tradition, comme s'ils étaient surgis du néant et étaient intelligibles isolément ; en bref pourquoi la Science-Fiction est encore et toujours frappée d'une relégation ou d'un procès en dissolution (62). C'est une question sur laquelle nous avons beaucoup d'idées mais pas de réponse sociologique pleinement satisfaisante. Mais sans doute n'était-il pas possible d'y répondre à partir d'une analyse interne du milieu de la Science-Fiction qui n'est que très partiellement responsable de cette situation.
Toutefois cette question doit être nuancée car les instances légitimantes invoquées ne sont pas bien définies et ne constituent pas le front uni et résolu que l'expression laisserait supposer. Les résistances opposées à la Science-Fiction sont fluctuantes d'une époque et d'une institution à l'autre. Certaines de ces dernières, et non des moindres, ont choisi de considérer la Science-Fiction comme une avant-garde (63) et de s'attribuer ainsi la gloire de ceux qui, avant les autres, ont vu juste : ainsi, dans quelques jours alors que je conclus cette préface, doit s'ouvrir au Centre Pompidou une exposition consacrée à la Science-Fiction et surpervisée par des connaisseurs (64). La résistance de l'université, irrésolue, est plus liée à l'ignorance, à l'incuriosité et à la paresse qu'à une volonté farouche de protéger les textes sacrés de la culture. C'est dans les médias, instance mal assurée de légitimation douteuse, et de second ordre quoique décisive, que l'on observe le plus de réactions négatives ou d'abstentions préméditées : comme si un champ qui n'est pas très assuré de sa propre légitimité ni même de sa compétence, devait se protéger de tous les contacts éventuellement disqualifiants, sauf évidemment si cela est rentable dans la conquête de l'attention publique ; mieux vaut donner une attention soutenue à la dissection d'extraterrestres, à la mémoire de l'eau ou aux ébats d'une princesse, qu'à la Science-Fiction. Il y a donc dans le champ culturel global des stratégies et des tactiques très variées, souvent éphémères et locales, qui s'appliquent du reste à bien d'autres objets que la Science-Fiction et qui mériteraient d'être scrutées.
Le présent ouvrage souligne ainsi le nombre des problèmes qui nous restent à examiner, sinon à résoudre.
C'est pourquoi je remercie Anita Torres de m'avoir donné, grâce à son travail et à travers cette préface, l'occasion de réfléchir et de réagir, et de dialoguer non seulement avec elle, mais au delà avec de nombreux membres de la communauté des amateurs de Science-Fiction que vous allez découvrir dans son livre.
Notes
(1) Voir notamment la Condition d'artiste, regards sur l'art, l'argent et la société, Michèle Vessilier-Ressi, Maxima, 1996.
(2) Une autre thèse en cours est celle de Sandra Rocquet, sous la direction de Raymond Boudon, qui, portant sur le lectorat de la Science-Fiction, devrait venir prolonger le présent ouvrage.
(3) Le présent ouvrage est en effet tiré d'une thèse universitaire qui a valu un doctorat de sociologie à son auteur et qui a été considérablement élaguée en vue de sa publication. Les remarques que je formule dans cette préface sont issues de ma lecture de cette thèse autant que de celle du texte qu'on va lire, si bien que quelques-unes d'entre elles pourront paraître sans objet là où il leur arrivera de viser des passages du texte qui ont disparu ou été sensiblement réduits. Je les ai conservées là où elles me semblaient présenter un intérêt pour le lecteur.
(4) Cette remarque qui vise des travaux universitaires de jeunes chercheurs du niveau du D.E.A. doit être relativisée par l'apparition récente de quelques publications d'universitaires ou de chercheurs confirmés qui traitent de la Science-Fiction comme d'une littérature. Cette note me donne l'occasion de les citer : Roger Bozzetto, l'Obscur objet d'un savoir, Fantastique et Science-Fiction : deux littératures de l'imaginaire, Publications de l'Université de Provence, 1992 ; Francis Berthelot, la Métamorphose généralisée, du poème mythologique à la Science-Fiction, Nathan, 1993 ; Jean-Marc Gouanvic, la Science-Fiction française au xxe siècle (1900-1968), RODOPI, Amsterdam-Atlanta, 1994. On ne négligera pas non plus les présentations par Jacques Goimard d'œuvres choisies d'auteurs français (René Barjavel, Pierre Boulle) et étrangers (Philip K. Dick, Robert Silverberg, Cordwainer Smith, etc.).
(5) Il est caractéristique à cet égard que le vaste domaine des littératures didactiques qui a représenté à certaines époques une bonne partie de notre histoire littéraire soit scandaleusement négligé et que la seule anthologie récente qui l'aborde soit le fait d'un astrophysicien : Jean-Pierre Luminet, les Poètes et l'univers, Le cherche-midi éditeur, 1996.
(6) Ou bien à une glorification populiste, souvent un peu canaille, ce qui revient exactement au même.
(7) J'ai hésité pour désigner ce concept entre les qualificatifs de littérature “commerciale”, ou “industrielle”, qui ne convainquent pas pour des raisons théoriques, pour retenir sans conviction particulière celui de littérature “calibrée”.
(8) La question des origines de la Science-Fiction moderne et des formes précurseuses, autrement dit de la proto-Science-Fiction et de la Science-Fiction archaïque ne peut malheureusement pas être examinée ici.
(9) Ce terme est utilisé par Jacques Goimard dans un article d'Esprit, 1984.
(10) Voir mon article "le Procès en dissolution de la S.-F., intenté par les agents de la culture dominante", Europe, août-septembre 1977.
(11) Voir mon article, "la Science-Fiction est-elle une subculture ?", Catalogue de l'exposition de S.-F. du Musée des arts décoratifs, Paris, novembre 1967.
(12) Bien que le recensement n'en ait jamais été tenté à ma connaissance, il existe des centaines et sans doute des milliers d'articles publiés en France qui soutiennent cette position paradoxale. Il y a là un beau mais fastidieux travail en perspective. L'observation la plus remarquable est que ce flux ne parait pas se tarir et semble même remarquablement constant, alors même que la Science-Fiction est de mieux en mieux accueillie par les instances légitimantes. Mais j'anticipe...
(13) Pierre Stolze, dans sa thèse et dans plusieurs articles, a défendu le point de vue que la Science-Fiction n'était pas, comme on le prétend souvent, une littérature d'idées mais une littérature d'images. Dans l'acception précise ici proposée, je rejoins volontiers cette position, restant entendu que pour moi ces images correspondent à des idées.
(14) Les auteurs des sciences humaines et autres philosophes font un grand usage d'images et de métaphores empruntées aux mathématiques et aux sciences de la matière, souvent en présentant abusivement ces emprunts comme des étais de leurs assertions. La récente affaire Sokal en est une plaisante illustration. Ces auteurs inscrivent par là, involontairement, leurs œuvres dans le registre de la Science-Fiction, voire des pseudo-sciences.
(15) Je préfère ici l'expression de double découplage à celle de double articulation issue du structuralisme linguistique et fort en vogue naguère. La double articulation des linguistes concerne les relations arbitraires entre d'une part le sens et le son et d'autre part le son et le signe. Les relations dont il est ici question n'ont rien d'arbitraire.
(16) Bien entendu des imaginaires d'origine différentes peuvent s'hybrider jusqu'à un certain point (cf. infra). C'est ce que démontrent des œuvres aussi différentes que celles de C.S. Lewis qui injecte dans la Science-Fiction des éléments de merveilleux chrétien, et de Lucius Shepard qui récupère aux mêmes fins des images du vaudou et des mythologies d'Amérique du Sud. Il convient également de citer ici l'exemple fameux du Je suis une légende de Richard Matheson où un thème classique du fantastique surnaturel, le vampire, est traduit dans le langage de la Science-Fiction en termes de contagion microbienne.
(17) Alien abduction, Encrage, 1995. Bertrand Méheust, cité par Anita Torres, avait signalé cette relation mais en en inversant le sens.
(18) À ce point de vue, la série télévisée américaine des X files (Aux frontières du réel) est exemplaire.
(19) Ce terme de populaire doit être relativisé au titre de ce qui a été dit ci-dessus mais surtout parce qu'on sait que les rumeurs et les croyances se propagent aussi dans des milieux relativement privilégiés du point de vue de l'éducation et de la culture. Des phénomènes de dissonance cognitive apparaissent selon lesquels ce qu'un sujet n'admettrait pas dans son domaine de compétence lui apparaît acceptable dans un autre champ.
(20) Le milieu de la Science-Fiction présente lui-même de tels comportements de groupe comme le montre clairement Anita Torres.
(21) La Littérature française d'imagination scientifique, Dassonville, 1950.
(22) L'exemple le plus fameux est celui de la Maison d'Ailleurs, à Yverdon, constituée autour de la collection de Pierre Versins dont il fit don afin d'éviter sa dispersion. Dans d'autres cas, des collections d'amateurs, des archives d'auteurs, ont été données ou léguées à des universités en Amérique du Nord.
(23) L'âge d'homme, 1972.
(24) Il conviendrait d'ajouter à cette énumération le rôle des libraires spécialisés, mais il est moins exceptionnel dans la mesure où dans d'autres domaines des libraires assurent une fonction équivalente.
(25) Il a exposé notamment cette thèse surprenante dans un article promotionnel en faveur de la collection qu'il dirige chez Pocket, dans Contact, la revue vitrine de la FNAC (numéro de mai 1994). Rappelons que cette collection a publié principalement jusqu'à la fin des années 1980 de la Science-Fiction de bonne qualité pour publier ensuite majoritairement et presque sans transition de la Fantasy.
(26) D'où peut-être l'intérêt manifesté pour la Fantasy par l'extrême-droite française.
(27) Morphologie du conte, 1928.
(28) The King in yellow.
(29) Le cycle pseudo-médiéval de Poictesme.
(30) The Day of the minotaur (1966).
(31) The Wood beyond the world (1894) ; the Well at the world's end (1896).
(32) Un Voyage en Arcturus (1920).
(33) The Worm Ouroboros (1922) et ses suites.
(34) Le cycle de Narnia (1950 et seq.).
(35) Titus Groan (1946).
(36) Bilbo le hobbit, et ses suites.
(37) Les Mains du manchot.
(38) Lin Carter (1930-1988), l'un des éditeurs les plus réputés dans ce domaine quoique auteur assez médiocre, expose lui-même ses vues dans son ouvrage Imaginary Worlds (1973) où il distingue tout à fait la Science-Fiction de la Fantasy.
(39) Ces chiffres sont publiés chaque année dans Locus.
(40) Lire son passionnant entretien dans Locus, juillet 1995.
(41) Bien entendu, dans cette perspective, la série d'Ursula Le Guin, Terremer, n'appartient pas à la Fantasy, et c'est bien du reste l'avis de la plupart des critiques et de l'auteur elle-même.
(42) Mon intérêt pour les lisières des espèces littéraires est ancien et a été éveillé par l'étude, en 1966, de l'œuvre de Lovecraft qui présente précisément des caractéristiques paradoxales.
(43) L'Univers à l'envers, et le cycle des Créateurs d'univers.
(44) J'ai découvert fortuitement, après avoir risqué cette idée, que Burroughs avait effectivement écrit des histoires d'indiens.
(45) Tant pis pour les mundanes. Ils n'ont qu'à s'informer...
(46) D'où sans doute l'attrait de cette espèce pour les lecteurs adolescents.
(47) Le Terrain Vague, 1958.
(48) Contre évidemment l'avis des véritables connaisseurs ou enthousiastes, comme Michel Pilotin, Boris Vian et, dans un premier temps, Jacques Bergier.
(49) On le trouvera dans le volume de "Bouquins" consacré à Maurice Renard, Laffont, 1990. Que Francis Lacassin soit éternellement loué pour avoir réédité ces articles inaccessibles. Maurice Renard est un écrivain considérable dont l'œuvre est encore très sous-estimée.
(50) H.G. Wells : parcours d'une œuvre. Encrage, 1998.
(51) En créant la première revue spécialisée de Science-Fiction et en organisant, avec d'autres, aux États-Unis, la promotion du genre notamment au moyen de conventions, l'éditeur, journaliste et écrivain Hugo Gernsback a certainement acquis la stature d'un personnage historique dans le domaine. Il n'en est pas le fondateur pour autant.
(52) Je dois insister ici sur un point. C'est que, contrairement à une idée répandue et fréquemment exprimée dans les opinions recueillies par Anita Torres, il est plus coûteux et plus risqué pour un éditeur de faire appel à des auteurs anglo-saxons que de publier des français, à succès égal, ne serait-ce qu'en raison du coût élevé de la traduction. Les éditeurs ont grandement avantage à éditer un auteur français si celui-ci obtient les suffrages du public qui est toujours l'arbitre de dernière instance. Ce n'est pas le lieu ici de débattre des facteurs du divorce relatif entre la production française et les lecteurs.
(53) Dans une récente interview, Jacques Goimard à qui on demande comment ont cohabité ses trois personnages d'éditeur, de critique et de professeur d'université, répond : « la cohabitation de ces trois personnages est un simple malentendu, et si c'était à refaire, je ne referais jamais ça, car mes trois carrières se sont nui les unes aux autres. » Ozone, nº 4, page 26. En ce qui me concerne, il ne m'a pas toujours été facile de faire admettre sans perdre de la crédibilité que le grave économiste féru de prospective et spécialiste de l'épargne était aussi un auteur et un éditeur de Science-Fiction.
(54) "Génération Science-Fiction", février 1984. Nonobstant cette réserve sans importance et qui vise surtout la citation qu'en fait Anita Torres, il faut le lire absolument.
(55) Il faut lire l'article imprécateur, d'ailleurs assez bien informé, de Pierre Villadier, "Sur la “Science-Fiction”" in La Nouvelle critique, Nº56, juin 1954.
(56) Un certain Chambaz, haut placé au parti communiste, homme sympathique, fréquentait assidûment la Librairie La Balance animée par Valérie Schmidt et était un grand amateur de Science-Fiction et en particulier de Lovecraft. Je me suis toujours demandé s'il n'était pas intervenu auprès de Kanapa pour que cessent ces attaques.
(57) Je pense en particulier à Saint-Denis, à Saint-Ouen et à Montreuil, qui firent des choses remarquables, avec ouverture et objectivité.
(58) Celui-ci joue même un rôle de plus en plus important au Fleuve Noir et dans des parutions plus ou moins isolées aux Presses de la Cité, chez Plon, Orban et dans la collection "Omnibus".
(59) Note de Quarante-Deux : depuis l'écriture de ce texte, "Présence du futur" et "Anticipation" ont disparu, tandis que Jacques Sadoul prenait sa retraite.
(60) Cela expliquerait-il l'échec du groupe Limite qui s'est voulu une avant-garde de la Science-Fiction alors qu'il n'y avait pas de vacance ?
(61) Note de Quarante-Deux : depuis l'écriture de ce texte, Alain Dorémieux est décédé en juillet 1998.
(62) Ce qui du reste conduit le milieu à développer une phraséologie du “ghetto” largement artificielle. Encore une fois, la culture dominante n'exerce pratiquement aucune pression sur la Science-Fiction, sauf là où elle lui refuse une reconnaissance pleine et entière. Et c'est précisément parce qu'elle refuse de la reconnaître qu'elle n'a aucun moyen d'agir sur elle. La S.-F. n'est pas enfermée dans un ghetto. De l'autre côté, les gens du milieu ne s'y enferment pas non plus volontairement malgré ce qu'on dit souvent, parce qu'il sont trop nombreux, trop dispersés, et qu'ils n'ont aucune autre référence sociale commune. La pose du ghetto procède d'une héroïsation romantique non dénuée d'auto-dérision comme on en a déjà rencontré quelques exemples.
(63) Ce qui est fort contestable. Mais ce qui est intéressant, c'est que la Science-Fiction puisse se voir attribuer ce rôle de façon réitérée des dizaines d'années durant ! Serait-elle l'une des éternelles avant-gardes d'une armée qui fait du surplace ?
(64) Le 3 février 1997.