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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Michael Swanwick : Jack Faust

Livre de poche nº 7232, mai 2001

D'abord vint Prométhée le prévoyant, père putatif de l'humanité, qui, ému de la vulnérabilité de ses créatures, vola aux dieux une flamme et quelques autres gadgets et rendit aux humains le feu [Couverture du volume]dont Zeus les avait privés de façon assez mesquine (1). Avec lui surgit la possibilité de la technologie et l'idée que le savoir, c'était un pouvoir.

Longtemps après, Faust consacra son existence à tout apprendre dans les livres et, découvrant sur le tard qu'il ignorait la vie, s'en remit corps et âme à Méphistophélès pour s'assurer enfin l'amour et le pouvoir. On peut déjà percevoir un certain parallélisme entre ces deux mythes : dans l'un et l'autre, un être surhumain livre à des humains les clés du savoir et du pouvoir. Mais dans le premier, plein de sollicitude, il fournit l'étincelle à l'ensemble de l'humanité tandis que c'est un individu qui implore dans le second un démon auquel il s'abandonne, et il conserve égoïstement pour lui son privilège.

Prométhéen et faustien, ces deux épithètes caractérisent des projets grandioses, voire démesurés, avec pour le second une nuance maligne, un défi tragique à toute morale. Prométhée est porteur d'une promesse épique, Faust tend vers le ciel un poing haineux, annonciateur d'une catastrophe personnelle. La Science-Fiction abonde certes en de telles entreprises. Michael Swanwick, écrivain américain né en 1950, a pour sa part illustré les deux mythes, le premier dans Station des profondeurs (2) et le second dans le Jack Faust (1997) qu'on va lire. Dans le premier roman, la fonction des Olympiens est assez facilement tenue par des humains fort avancés qui maintiennent une planète en quarantaine technologique tandis que celle de Prométhée est assurée par un voleur qui est parvenu à violer le réseau interstellaire des premiers.

Il était plus délicat de transposer le second thème. Le conte de Faust fait ouvertement appel au fantastique et à la surnature tant le partenaire, mentor et corrupteur de Faust, Méphistophélès, semble nécessairement de nature diabolique. Pourtant la littérature ne manque pas de démons matérialistes, surtout là où elle ne se laisse pas aisément ranger dans une catégorie. H.P. Lovecraft a réuni une belle galerie de diables et de démons réalistes qui cumulent l'horreur physique, la puanteur et la férocité des gardiens de l'Enfer médiéval. Leur perversité à l'endroit des humains n'est due à aucune Chute et à la jalousie qu'ils éprouveraient à l'idée du salut possible des humains, mais au seul fait glacé qu'ils tiennent ceux-ci pour des objets insignifiants uniquement bons à être utilisés, ou pis, pour des nuisances. Dans un très singulier roman, le Jeu de la possession (3), l'auteur britannique John Brunner met en scène des beautiful people, hommes et femmes dont le succès, la fortune, la célébrité semblent difficilement explicables par leurs talents naturels. Tels des animaux de compagnie, ils sont possédés, aux deux sens du terme, par des êtres dont il est impossible de dire s'ils sont des démons surnaturels ou des entités plus évoluées et plus puissantes que nous, surgies de l'avenir ou d'une autre dimension.

Michael Swanwick joue plus franc. Son Faust, vivant comme son prototype à l'époque de la Renaissance, est prêt à vendre son âme au diable pour accéder au savoir. Mais dans la reddition de son être, c'est à une espèce entière, habitant un tout autre univers qu'il se livre, une espèce qui l'informe que « Dieu n'existe pas », tient l'humanité pour une vermine dont il faut débarrasser le cosmos, et charge en quelque sorte Faust d'assurer ce nettoyage en lui conférant un savoir pratique sans limite. Ce Faust est un nouveau Prométhée en ce qu'il va apporter aux hommes une sorte inédite de feu, mais ce sera un feu destructeur, ou bien purificateur, selon le point de vue.

Ce parti fait de Jack Faust un des romans les plus étranges de la littérature de Science-Fiction. Car il s'agit d'abord du détournement d'un thème fantastique au profit d'une Science-Fiction pourtant rigoureuse. Il s'agit ensuite aussi d'une uchronie (4) : par la science appliquée qui lui est révélée, Faust précipite dès la Renaissance la révolution industrielle en Grande-Bretagne. Le Progrès s'accélère. L'histoire suit un autre cours que celui que nous lui connaissons. Mais sera-t-il pour autant meilleur ? Il est permis d'en douter car ce roman est enfin porteur d'une insistante rumination morale qui le rapprocherait de la Fantasy.

Par son pessimisme, sa noirceur, voire sa perversité, le roman de Swanwick s'inscrit bien davantage dans une tradition britannique, en tout cas européenne, qu'américaine. Pas trace ici de l'optimisme éventuellement naïf des États-Uniens. Comme chez Brunner, l'homme n'est pas bon. Comme dans le splendide roman également uchronique de Keith Roberts, Pavane, le progrès technique, s'il n'est pas maîtrisé, voire entravé, s'avère une machine proprement infernale.

La fortune littéraire et même culturelle du personnage de Faust (6) s'est traduite par des centaines de livres, pièces de théâtre, tableaux et gravures, opéras et poèmes symphoniques. George Steiner voit en lui l'une des quatre figures principales de la culture européenne avec Don Quichotte, Don Juan et Hamlet. Ce sont des palimpsestes, des héros collectifs sans cesse réécrits. Peut-être aurait-il pu leur adjoindre, dans notre registre, le docteur Frankenstein, ce matérialiste prométhéen qui se damne à ses propres yeux aussi sûrement que Faust. Don Quichotte, Don Juan, Hamlet, Faust et Frankenstein ont un sérieux problème avec l'existence : rien, précisément, de ce qui existe ici-bas et maintenant ne semble leur suffire. Ce sont, bien qu'ils le dénient, des idéalistes forcenés.

Étrangement, le cinéma ne semble guère avoir fait de place au docteur Faust. Il y a bien le monumental Faust muet de Murnau (1926) et le bien léger film de René Clair, la Beauté du diable (1949) qui tire du reste le personnage dans la même direction que plus tard Swanwick. Celui-ci l'aurait-il vu ?

Mais il n'y a pas, à ma connaissance certes limitée, de Faust américain. Il évoque sans doute trop de pessimisme, trop de doute sur la valeur du savoir, donne trop de crédit aux forces obscures et enfin reconnaît à la femme trop de pouvoir de séduction, de damnation et de rédemption. Au contraire de Frankenstein, Faust n'est décidément pas un personnage américain.

Faust n'est pas non plus un personnage moderne, mais d'abord prémoderne, puis peut-être bien postmoderne si l'on entend par là l'abandon des grands schèmes progressistes optimistes et la dissolution des destins collectifs dans l'exaltation d'un individualisme désespéré. Il apparaît en même temps que la science moderne, au moment où celle-ci est encore peu sûre de ses origines, et réapparaît bien plus tard à celui où elle doute de ses conséquences.

La place de la femme, qu'elle se nomme Pandore, Viviane ou Marguerite, introduit à une curieuse réflexion sur le fil conducteur qui relie Prométhée et Faust à travers la figure inattendue de Merlin, avec d'intéressants déplacements thématiques.

Prométhée, après avoir livré le feu aux hommes, est menacé par les dieux d'une première punition qui échouera à le perdre mais atteindra l'humanité : Zeus ordonne à Héphaïstos de façonner une femme d'argile à qui les quatre Vents insufflent la vie et que toutes les déesses de l'Olympe enrichissent de charmes. Cette femme, la plus belle de toute, aussi écervelée, capricieuse et paresseuse qu'elle est belle, se nomme Pandore. On sait qu'elle ouvrit par curiosité la boite dans laquelle Prométhée avait enfermé tous les fléaux du monde (7). C'est l'humanité qui s'en trouva maudite.

Merlin, pour sa part, sage et savant, succombe à la séduction de son élève, la fée Viviane (ou Niniane ou Nimuë), la Dame du Lac, peut-être sœur ou double de la redoutable Morgane. Elle utilise les sorts qu'il lui a enseignés par amour, et contre toute prudence, pour le retenir prisonnier dans un château invisible, ou peut-être dans un chêne, ou encore dans une caverne (8).

Faust, qui a tout lu, ne se contente pas, selon Goethe, de séduire l'innocente Marguerite, mais obtient, grâce aux pouvoirs que lui octroie Méphistophélès, les faveurs d'Hélène de Troie, la plus belle des femmes.

Ainsi dans les trois mythes, la science, qu'elle soit d'origine divine, magique ou diabolique, ou tout simplement rationnelle, en tout cas mystérieuse et inaccessible au commun, se trouve dans un rapport tragique de médiation, de substitution ou d'opposition avec l'éternel féminin. La trop belle femme est la punition du savant. Faust est soumis à la tentation sexuelle comme Merlin et comme, de façon moins directe, Prométhée qui s'en défie et y échappe, et passe tardivement de la libido sciendi, du désir de savoir, à la libido sexuelle sous la double forme du désir de la femme et du désir de pouvoir. Ayant d'abord consacré leur vie à l'étude désintéressée, ayant recherché et atteint les limites insupportables de la sublimation, Merlin et Faust, ces vieillards vierges, se trouvent en proie, au bout de leur âge, à un processus de désublimation, ou encore d'inversion du sens de la sublimation, à la suite de leur rencontre avec la femme. Ils subissent son sortilège qui les enferme dans une enceinte magique ou un pacte diabolique. Ils éprouvent ce soudain dévoilement de la part refoulée, pulsionnelle, de l'inconscient comme une restriction de leur avenir, comme une castration (9). Pour Faust, comme pour Prométhée, la femme parfaite est l'instrument des dieux ou du démon. Merlin devient son propre Méphistophélès en livrant indûment à Viviane ses secrets. Désabusés, Merlin et Faust n'ont plus qu'à disparaître, s'ils le peuvent. Et c'est bien, comme pour Prométhée, la mort qui menace de se dérober à eux.

Mais l'autre danger, on l'a déjà vu, c'est bien la science pour celui qui en fait usage. Prométhée est condamné à un interminable châtiment parce qu'il a livré aux hommes l'art du feu. Merlin est condamné à la claustration parce qu'il a révélé son propre savoir. Dans le roman de Michael Swanwick, Jack Faust perd l'humanité et se perd, en déchaînant — et le sachant sans pouvoir s'en empêcher — les feux de la science. La curiosité comme la lubricité seraient de vilains défauts.

Est-ce si sûr ?

Car les Faust de Goethe et de Swanwick, renonçant à la quête aristotélicienne du savoir dans les écrits et selon la tradition, visent la connaissance directe du réel. Ils veulent, après tant de grimoires bons pour le feu, toucher aux choses et aux femmes. Et là, le démon, maître des illusions, ne saurait les suivre. Méphistophélès est, en dernière instance, le médiateur abstrait qui les mène contre son gré à la liberté et à l'amour. Voire à la compassion.

Notes

(1) Sans entrer dans le détail du récit mythologique, assez complexe, rappelons que les humains ont disposé du feu et que Zeus les en prive en les condamnant à manger leur nourriture crue pour une obscure histoire de sacrifice. Prométhée le leur rend. J'aurais tendance à voir dans ces deux étapes de la conquête du feu, un premier usage d'origine accidentelle où le feu s'entretient (voir la Guerre du feu) et se perd, puis une seconde pratique où l'art prométhéen de faire naître du feu par une industrie est donné aux hommes.

(2) J'ai lu, 1993. Titre original : Stations of the Tide (1991).

(3) Seghers, 1980. Titre original : Players at the game of people, 1980.

(4) Sur l'uchronie, voir ma préface à la Machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling.

(6) Sur le personnage historique et son destin littéraire, voir le remarquable article de Pascal Decroupet dans le Nouveau dictionnaire des œuvres, Laffont-Bompiani, 1994.

(7) À dire vrai, la vengeance de Zeus est d'abord indirecte et vise Épiméthée, le frère de Prométhée. Épiméthée, averti par son frère, commence par refuser ce séduisant cadeau, puis ayant appris le châtiment de Prométhée enchaîné dont un vautour dévore le foie, se hâte d'épouser Pandore qui ouvre la boite confiée à Épiméthée. Voir les Mythes grecs de Robert Graves, "Pluriel", Hachette Littératures.

(8) Sur une version originale des mésaventures de Merlin, lire le Gnome et le Roi de l'île au sceptre de Michael Coney.

(9) Sur la dimension proprement psychanalytique de la crainte masculine de la femme, voir l'essai de Jean Cournut, Pourquoi les hommes ont peur des femmes, coll. "Le Fil rouge", P.U.F., 2001.