Collectif : Fiction, nº 3, printemps 2006
revue de Science-Fiction et de Fantasy
Que reprocher au tome 3 de Fiction nouvelle formule qui ne cède en rien à la qualité des précédents ? Certains experts disent que les traductions sont négligées, mais je ne suis pas assez connaisseur pour le confirmer. Et puis, je n'ai jamais entendu un traducteur ou un éditeur dire du bien de ce qui paraissait chez le voisin (ce qui ne prouve pas grand-chose). De toute façon, l'ensemble des textes demeurent solides.
J'aime le papier, la mise en page, la rigueur kraft de la couverture. On pourrait faire un léger commentaire déplaisant à propos du dessin de Lewis Tronheim qui l'orne, elle est à la limite du rien. Mais enfin, mieux vaut presque rien que ces repoussantes illustrations qui se déversent sur la plupart des publications de Fantasy.
En somme, puisque les nouvelles sont bonnes pour la plupart ; que Serge Lehman dans un numéro d'équilibriste qui fait grincer des neurones parvient à transformer sa dépression nerveuse en réflexion sur la Science-Fiction ; que Francis Valéry nous épargne dans sa chronique ses habituels états d'âme pour nous parler des parutions actuelles avec une réelle connaissance du sujet ; qu'il étend jusqu'à Murakami Haruki, merveilleux japonais, si habile à déplomber le réel de son poids que le plus innocent détail de notre environnement, vivant ou inanimé, s'enrichit d'une inimitable note de fantasme.
Que dire donc ? Sinon que c'est un plaisir d'avoir cette revue entre les mains.
À une exception près, l'interminable entretien avec Ursula K. Le Guin qui pèse lourd dans la balance de l'ennui. J'aime Le Guin, d'abord parce que nous partageons le privilège d'avoir le même âge. À juste titre, je ne taris pas d'éloges dans le Magazine littéraire sur ses dernières productions ou rééditions, l'Autre côté du rêve, le Dit d'Aka et son dernier recueil de nouvelles, l'Anniversaire du monde. Et voilà qu'elle nous livre cinquante et une pages d'un entretien décevant sur tous les plans.
D'abord, ce côté mémère en pantoufle dans l'Oregon près de son feu de bois avec son chat Zorro qui imprègne en permanence sa réflexion sur le monde m'apparaît fort réducteur par rapport aux exigences de son œuvre. À l'entendre parler, on croirait qu'elle écrit des contes pour veillées des chaumières. Ensuite, parce qu'elle développe une nostalgie envers les années soixante, soixante-dix, qui certes étaient captivantes, en dénigrant le présent qui « aurait perdu tant de choses que nous pensions avoir gagnées. »
. Comme si l'avenir n'existait pas, Ursula ! Où tout changera encore et encore. En bien ou en mal, certes. Mais l'essentiel n'est-il pas que la spéculation sur l'évolution de l'homo sapiens et des sociétés qu'il élabore soit la plus passionnante des enquêtes pour un auteur de SF ?
Mais la faiblesse principale de l'entretien réside dans la vacuité des questions posées et l'incapacité d'Hélène Escudié qui y procède de rebondir sur les réponses que tente d'y fournir Le Guin.
Par exemple à propos de Terremer, on apprend que les femmes ont plus de capacités que les hommes à devenir dragons. Pourquoi ? Parce que les femmes « représentent la sauvagerie originelle et la liberté. »
Pourquoi ? Parce que « Je dois laisser l'histoire se raconter elle-même »
conclut Le Guin, à la manière des écrivains de littérature générale, qui proclament d'une voix presque unanime : « Ce n'est pas moi qui détermine le récit, mes personnages sont des tyrans qui s'en emparent. ». Ou autres déclarations du même tabac. Ce qui, pour un auteur de Science-Fiction, me semble le comble de la contre-vérité puisque c'est une littérature où l'idée détermine l'itinéraire des personnages. À moins qu'Ursula K. Le Guin n'en ait aucune. Elle a maintes fois prouvé le contraire.
Que de banalités ensuite sur les thèmes de la lumière et l'obscurité, le yang et le yin, les guérisseurs philippins, etc. ! Je préfère lire la Gazette fortéenne.
Quand survient, au moment où personne ne s'y attend, la question qui foudroie :
« (H) Maintenant, parlons de Sartre.
(U) Sartre. Oh, mon Dieu ! »
Non ce n'est pas son dieu. Ursula nous explique qu'elle trouve ce philosophe insupportable par le côté incroyablement négatif de certains de ses travaux. C'est son droit. Et pourtant, n'avoue-t-elle pas en préalable qu'elle fut passionnée par l'existentialisme. Ce qui se ressent d'une manière évidente dans les Dépossédés ? Mais il n'y a pas de réponse à cette contradiction, puisqu'il n'y a plus de question à ce sujet.
Après quelques réflexions inodores sur le sexe, l'homosexualité qui font partie de ses thèmes récurrents dans l'Anniversaire du monde, avec quel talent ! Ursula K. Le Guin nous confie que les descriptions amoureuses lui font autant d'effet que le commentaire d'un match de football. Chez d'autres, cela excite les gonades, mais je la comprends.
Heureusement, son entretien s'achève en apothéose par un plaidoyer sur la supériorité de la musique sur les idées. « La musique s'est imposée à moi : »
conclut-elle, « “C'est un flot de sang”, et l'intellect a juste répondu : “D'accord, j'accepte, je ne discute pas.” »
.
Cela prouve, par un juste retour de l'inconscient, qu'en se laissant aller à composer une image de mère spirituelle sereine et enchantée au cours d'un entretien sans intérêt, un écrivain majeur comme Le Guin ne peut s'empêcher d'exprimer enfin son identité profonde, grouillante de passion et d'imagination. C'est de cela que nous aurions aimé l'entendre parler.
Mais, demanderez-vous peut-être, pourquoi vous être également livré à des entretiens toujours inférieurs à ce que vous écrivez ? Parce que je fais de la mauvaise foi ma philosophie et du paradoxe ma manière d'être.
Commentaires
Comme le dit Curval, mais peut-être pas assez fort, le véritable auteur d'un entretien, c'est le questionneur. Ici, la questionneuse semble avoir été nulle. Car Ursula L. Le Guin, que j'ai rencontrée à Las Vegas l'an dernier, ne me semble avoir rien perdu de son humour ni de son sens de la répartie même si l'on ne partage pas toutes ses opinions et choix esthétiques.
Je donnerai un autre exemple de l'impertinence occasionnelle du questionneur. Dans le dossier récent de Bifrost consacré à Emmanuel Jouanne, l'interrogateur — que je ne citerai pas — s'étonne que Gérard Klein ait publié Nuage dans "Ailleurs et demain" alors qu'il aurait systématiquement dénigré les auteurs français. D'abord, à ma connaissance, il n'a jamais rien dit ni écrit de tel sauf dans des circonstances précises. Ensuite, il a édité près ou plus de quarante textes français (classiques compris) dans "Ailleurs et demain" de 1971 à 1985, Jeury, Curval, Ruellan, Christin, Drode, Pelot, Sternberg, Spitz, Wul, pour ne citer que les plus connus ou ceux qui me reviennent en mémoire. Nuage est paru en 83.
Il faut beaucoup d'ignorance ou de mauvaise foi pour le stigmatiser de la sorte.
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