Keep Watching the Skies! nº 1, mai 1992
Serge Brussolo : le Syndrome du scaphandrier
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Francis Valéry
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S'il est un auteur qui ne laisse pas indifférent, c'est bien Serge Brussolo. Abandonnant tout sens critique, ses admirateurs — à l'imitation de ceux de Stephen King — placent toute son œuvre sur le même plan : celui du génie. Et ses détracteurs d'entamer le pas de danse inverse : Brussolo ne serait qu'un demi-cinglé écrivant pour des lecteurs aussi — sinon davantage — atteints que lui…
Il est vrai que les deux attitudes, pour aussi déraisonnables qu'elles soient, peuvent sinon se justifier au moins s'expliquer. Les fantasmes brussoliens ne sont pas toujours de la dernière fraîcheur ; une bonne partie de son œuvre oscille entre le morbide et le répugnant. On peut donc, effectivement, se poser quelques questions sur l'état mental de ses inconditionnels — on se posait d'ailleurs les mêmes questions au sujet des lecteurs de la collection "Gore" et des fans de film d'horreur. D'un autre côté, l'univers de cet auteur est tellement personnel et cohérent que n'importe quel roman de Brussolo sera, avant toute chose, du “Brussolo” : si l'on aime, on n'hésitera pas à se faire la “totale” de la quarantaine de livres déjà publiés et à se précipiter sur toute nouvelle parution. Ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs critiques, la littérature brussolienne est une drogue dont il est difficile de décrocher.
Dans ces conditions, il est quelque peu illusoire de chroniquer un Brussolo parmi d'autres. Les irréductibles l'auront déjà acheté et dévoré trois fois. Les détracteurs ne prendront pas la peine de lire les commentaires, persuadés qu'il n'y aura aucune différence significative entre celui-ci et les précédents… Quel intérêt, alors, de préciser que le dernier Brussolo paru dans la collection "Présence du futur", le Syndrome du scaphandrier, est une petite merveille ? À moins de penser que le Kabenaxien de référence n'appartient à aucun des camps prédécrits — il en va de même du signataire de ces lignes — et qu'il convient donc de lui signaler la parution d'un roman tel que nous aimerions en voir paraître plus souvent…
Car soyons francs : beaucoup de romans de Brussolo sont fagotés n'importe comment, rédigés à la hâte, à grands coups de “procédés”, dans une langue répétitive et bourrée de tics d'écritures (le plus évident est la compilation de deux adjectifs par une virgule), truffés d'incohérences (tel personnage féminin change de nom d'un chapitre à l'autre, tel autre sort d'une pièce puis est décrit pendant deux pages avant de, finalement, sortir à nouveau de la même pièce…) ; l'auteur ne se relit probablement que d'un œil aussi distrait que ceux de ses éditeurs.
À tel point qu'on a parfois l'impression que l'auteur travaille à partir d'une sorte de catalogue oulipien d'images, d'idées saugrenues, de rapprochements inattendus — l'ensemble construit en feuilletant au hasard les pages d'un dictionnaire — dans lequel il pioche au petit bonheur la chance, développant des scènes de faible compacité jusqu'à aboutir au nombre de feuillets requis par tel ou tel éditeur. Un gros manuscrit refusé sera ainsi immédiatement — et aisément — reconditionné en deux ou trois manuscrits plus courts et aussi peu compacts.
Dans cette production semi-industrielle, automatisée à l'extrême, se glisse parfois une authentique œuvre d'art, un roman dont l'apparente digression du chapitre trois sert à justifier telle attitude décrite dans le chapitre sept, puis à expliquer en profondeur un dénouement final. Ainsi l'intrusion d'épisodes surgis de l'enfance du personnage principal au premier tiers du Syndrome — insérés en encarts discontinus — fournit autant de propositions explicatives voire justificatrices des éléments constitutifs des plongées : personnages, décors, conditions des effractions. Ainsi la remémoration du passé spirite de la mère sert de matériau primal au développement de l'idée de base du Syndrome : ce que l'on nomme ectoplasme n'est que la matérialisation furtive et fugace d'un rêve, d'une pensée. Et Brussolo de tenter une rationalisation — non explicite — de cette idée et d'en faire l'argument d'un roman qui s'ancrera dans la Science-Fiction pour peu que le lecteur se prête au jeu et prenne le relais de l'auteur — par exemple en admettant une mutation (concept appartenant au non-dit du roman) rendant certains spirites capables de donner à leurs ectoplasmes consistance et durabilité, à partir d'une image onirique hantant son cerveau et d'une certaine quantité de leur propre matière organique ; l'artiste crée avec son esprit mais aussi avec ses “tripes” (cliché incontournable dans la S.-F. française — voir la troisième anthologie francophone du Livre de Poche ainsi que le discours littéraire ou explicite d'auteurs comme Fayard, Berthelot, Dunyach…)
Sont alors disponibles plusieurs lectures du Syndrome.
Celle justifiant sa publication dans une collection de Science-Fiction — théorie développée par Dominique Martel et que nous retiendrons après réflexion — décrira ce roman comme une variation sur le motif du mutant, du surhomme adulé — les ectoplasmes étant “chargés”, deviennent autant de statues-guérisseuses, de sculptures thérapeutiques autant qu'esthétiques ou décoratives : voilà qui confère au mutant, à l'artiste-guérisseur, un statut à part dans la société — bien entendu tant que la société trouvera un intérêt, une rentabilité à ses productions ectoplasmiques. Rien d'étonnant, on le comprendra, à trouver Brussolo aux côtés — éditorialement parlant — des auteurs Limite, même si, a priori, tout le sépare du groupuscule des voleurs de feu…
Comme toujours chez Brussolo, chaque scène réussie — et il y en a beaucoup dans le Syndrome — mériterait citation. Outre la remarquable séquence d'ouverture avec ses variations de cohérence du décor décrit, l'un des plus formidables passages de ce roman est peut-être la tentative de vol d'un gigantesque tableau représentant une scène de bataille : opérée de nuit avec un maximum de précaution (les voleurs endorment un à un les centaines de personnages peints…), la tentative se soldera pourtant par un échec…
Enfin, il n'est pas inutile de signaler que le dénouement du Syndrome (le corps du rêveur mort sert d'engrais à son univers onirique intérieur qui continue de vivre, autonome) n'est pas sans faire écho à la conception jeurienne de l'éternité subjective. Détail montrant, s'il en était besoin, que la S.-F. française qui s'est développée depuis quinze ans dans les deux principales collections de création ("Ailleurs et demain" et "Présence du futur") — avec des œuvres majeures telles que la trilogie chronolytique jeurienne, la Ville au fond de l'œil de Berthelot ou ce Syndrome du scaphandrier — forme un corpus d'une grande cohérence esthétique, dessinant en pointillés un genre littéraire inédit.