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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 1 Terre

Keep Watching the Skies! nº 1, mai 1992

David Brin : Terre

(Earth)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Un micro-trou noir au cœur du globe le menace de fin précoce par effondrement radical : voici un point de départ qui n'aurait pas déparé un roman de Gregory Benford ou Paul Preuss. Le premier nous aurait introduit dans l'intimité du professeur quadragénaire et de l'escouade de militaires qui auraient dû faire face au danger, avec tout le cynisme nécessaire ; le deuxième aurait sans doute plus fait étalage de vastes lectures sur le sujet scientifique du livre. Il y a de cela dans David Brin, mais aussi un incurable optimisme et le désir d'un tableau grandiose de la Terre du siècle prochain, ses strates géologiques et la diversité de ses peuples. Un peu comme le Tous à Zanzibar de Brunner — une influence qui est d'ailleurs explicitement citée dans la postface de la majeure partie de laquelle les lecteurs français sont privés par les ciseaux éditoriaux de Presses Pocket, qui ont par là même fait disparaître la récompense que Brin réservait aux lecteurs courageux qui seraient allés jusqu'à la fin de la postface : une courte nouvelle remettant en jeu les personnages du roman.

Mais revenons à l'édition intégrale. Alex Lustig se trouve dans une situation moins joyeuse que son nom l'indique : le jeune génie de la physique a… perdu un micro-trou noir qu'il avait créé pour produire de l'énergie dans une usine construite au mépris des nouvelles règles mondiales de contrôle de la technologie. Avec l'aide de George Hutton, riche entrepreneur Maori, il va essayer de retrouver la trace de son redoutable enfant perdu, à grands coups de détecteurs d'ondes gravitationnelles. À sa grande surprise, ce n'est pas son petit trou noir — qui se dissipe faute d'avoir atteint une masse suffisante — qui fait courir à la Terre un danger mortel, mais un autre, plus gros, et d'origine inconnue. Et la tâche de repérer, puis de pousser par petites impulsions les trous noirs, n'est pas sans péril : elle provoque à la surface et en orbite terrestre des aberrations au début discrètes puis de plus en plus spectaculaires.

Mais pendant ce temps nous suivons aussi les vies de Jen Wolling, la grand-mère d'Alex, biologiste, et auteur de livres sur l'hypothèse de Gaïa, selon laquelle la Terre elle-même se comporte comme un organisme vivant ; Nelson Grayson, fils élevé dans le Yukon de réfugiés nigérians chassés par la montée des eaux provoquée par le réchauffement global ; Teresa Tikhana, astronaute dont le mari, qui travaille lui aussi pour la NASA, est victime avec sa station orbitale d'une aberration gravitationnelle ; Daisy McClennon, écolo extrémiste, son ex-mari Logan Eng, ingénieur, et leur fille Claire ; trois adolescents rebelles de Bloomington, Indiana, dégoûtés de la surveillance électronique constante dont ils sont l'objet de la part des citoyens du troisième âge, et qui aspirent à une vie meilleure dans les régions péripolaires que l'on remet en valeur.

Tous ces fils de l'intrigue sont entrecoupés d'extraits de la gigantesque conversation planétaire qui se déroule sur le Réseau informatique mondial, subdivisé en différents groupes d'intérêt, qui a pris la place de la plupart des activités éditoriales et sociales de notre époque. Ces notations dans la marge du texte sont les premières à révéler les habituelles faiblesses de Brin : un goût de l'idée pour elle-même, aussi ridicule ou invraisemblable soit-elle, et un attachement trop grand aux formes et aux clins d'œil issus du fandom. Car la conversation électronique mondiale — et surtout américaine — existe déjà, avec sa subdivision S.-F., sur bon nombre de réseaux informatiques — l'unification n'est pas encore réalisée —, et la puissance technique, comme c'est toujours le cas dans un premier temps, n'y sert qu'à magnifier les défauts des participants : une mauvaise plaisanterie dite au mégaphone ne sera pas meilleure, mais fera soupirer plus d'auditeurs.

Ce qui n'est pas pour dire que toutes les plaisanteries, ou toutes les idées farfelues, de Brin soient mauvaises, loin de là. J'ai tout particulièrement apprécié la circulaire électronique (p. 401) des moines tibétains, destinée à rechercher parmi les utilisateurs du Réseau les tolkus potentiels, réincarnations d'un des grands lamas du passé. Le message se termine parfaitement par “if these questions resonate with you, do not hesitate. Use our toll-free account to arrange an interview in person”. La Californie native de Brin est déjà comme ça !

On pourra lui reprocher, justement, d'avoir conçu un futur trop californien, trop marqué par les distractions de la richesse, trop travaillé par sa mauvaise conscience et ses efforts pour rectifier les péchés de l'industrie. Pourtant, Brin a consenti un effort considérable, trop visible peut-être, pour mettre aussi en scène les pauvres parmi les pauvres du monde, ceux qui n'ont rien à faire de l'écologie parce qu'ils ne se soucient que de leur prochain repas : les réfugiés absolus du Sea State, chassés par les inondations d'Afrique ou du Bengale, et qui errent sur les océans du monde sur un assemblage invraisemblable de rafiots épuisés.

Pourtant, ce ne sont pas les pauvres, moins que tous autres maîtres de leur destin, qui seront les mauvais dans la mise en scène de Brin ; de fait, on sent chez cet optimiste incurable une certaine difficulté à créer des êtres humains vraiment haïssables, vraiment attachés à la perte de leur espèce. Du bout des lèvres, il nous les livre : quelques capitalistes ancien modèle, quelques écolos fanatisés au-delà du sens des proportions, et… les Suisses ! Ou du moins, les banquiers suisses, qui en refusant de lever le secret de leurs comptes, ont provoqué la seule guerre atomique du xxie siècle, la Helvetian War de triste mémoire, qui n'a plus laissé sur la carte qu'un arpent de montagnes surnommé “Autriche de l'Ouest”, et sur les mers les fiers et efficaces réfugiés qui constituent la (redoutable) Marine Suisse au service du Sea State. Jusqu'à quel point Brin se paie-t-il notre tête ? Je trouve plutôt sympathique qu'il parvienne à le faire avec pas mal de vraisemblance — le secret bancaire helvète irrite de plus en plus de gens.

Alors, Terre, roman-catastrophe ou catastrophe tout court ? Sans doute n'aurais-je pas dû entreprendre simultanément — tout autant que fortuitement — la lecture d'Earthdoom !, roman de David Langford et John Grant, deux Anglais à l'humour aussi ironique que dévastateur ; le premier s'est en particulier fait une spécialité de la consommation à grande échelle d'épouvantable Science-Fiction — ou prétendue science tout court, d'ailleurs —, et de sa subséquente démolition publique, pour la joie convulsive des lecteurs de ses fanzines ou des auditeurs de ses conférences dans les conventions de S.-F. Dans Earthdoom !, la Terre en général — et la Grande-Bretagne en particulier — est promise à la mort par accident nucléaire, invasion des lemmings, nouvelle glaciation, collision avec une comète composée d'antimatière, nouvelle virulence de la peste, destruction rapide de la couche d'ozone par lâcher massif de gaz d'aérosol, réapparition d'Adolf Hitler, évadé du bunker grâce à une machine à voyager dans le temps et cloné à des centaines d'exemplaires… je pense que vous voyez l'idée générale. Les auteurs y usent au passage de comparaisons aussi séduisantes que “interminable like the padding in some hack novel”, mais je crains qu'à force de parodier les tics littéraires des plus mauvais livres qu'ils connaissent, ils ne finissent par lasser un peu le lecteur.

En tout état de cause, ce livre bourré d'allusions devrait réjouir le fan de S.-F. blasé qui aurait la chance de tomber dessus, comme je l'ai fait récemment dans une librairie spécialisée dans le genre du côté du Marché des Capucins, à Bordeaux.

Le roman de Langford et Grant, sous-titré the End of the disaster novel as we know it, a donc beaucoup entamé ma capacité à lire sérieusement un livre qui traite de la possible fin — ou nouveau commencement — du monde. Ce qui n'arrange rien, le livre de Brin est trop long, et se termine par ce qui, venant d'un auteur américain, sera condamné comme une pirouette mystique à la crédibilité scientifique douteuse. Curieusement, cela rejoint presque les projets qu'Emmanuel Jouanne formulait depuis longtemps pour un roman appelé Terre, dont deux parties sont déjà parues… mais je ne voudrais pas trop en dire.

Pourtant, si Terre est trop long, il donne beaucoup moins l'impression d'une accumulation de péripéties inutiles, destinées à remplir les poches d'un éditeur avisé ; il souffre de l'effet Tous à Zanzibar, et de la comparaison avec l'œuvre certainement supérieure de Brunner. L'avantage du Californien sur le Britannique est qu'il ne cesse de nous jeter en pâture des idées plus ou moins tirées par les cheveux, et qu'une fois sur deux on a bien envie de le croire, pour l'argument tout au moins. Et si à la fin il dérape dans le mystique et l'invraisemblable après nous avoir abreuvés de technique pendant des centaines de pages, il suit simplement le mouvement général de la Science-Fiction, qui bâtit sa transcendance évanescente sur une subversion de la technologie.

Terre n'est sans doute pas un bon roman ; trop attaché aux conventions d'un genre et d'un milieu, trop long, trop peu vraisemblable, trop bavard. J'avoue avoir préféré la postface où Brin se livre à ses habituels raisonnements d'un optimisme paradoxal, repoussant un peu les limites de la bonne foi. Mais Terre restera de la bonne S.-F.