Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992
Éditorial
par Sylvie Denis
Décidément, je ne regrette pas d'avoir acheté un magnétoscope. Comme on le sait, ce fort utile instrument permet de visionner à des heures civilisées des émissions diffusées à des heures où seuls sont encore debout les étudiants, les veilleurs de nuit et les insomniaques. Pendant que vous dormez du sommeil de celui qui tient à être frais et dispos le lendemain, la merveilleuse machine récolte pour vous de précieuses images. Pas toujours celles que vous attendiez, mais peu importe : parfois la surprise est meilleure que la chose annoncée. Ainsi, ce dimanche soir, j'avais décidé d'enregistrer Bouillon de Culture, l'émission où Bernard Pivot refait Apostrophe dans le dos de Bernard Rapp. L'invité était Michel Serrault. Je pensais voir Pivot pivoter et Serrault faire son numéro habituel. Hélas, lorsque deux où trois jours plus tard je regardai l'émission, il n'y avait point de Serrault. Souffrant, le bonhomme était resté chez lui. Heureusement, les autres invités dont Jacques Testart, Francois Nourrissier ne manquaient pas d'intérêt.
C'est François Nourrissier, écrivain de littérature générale sur lequel, n'ayant rien lu de lui, je n'ai pas d'opinion, qui prononça la phrase, d'autant plus étonnante que tout ce qu'il avait dit jusqu'alors me paraissait plutôt frappé du sceau de l'intelligence et du bon sens — à la télé, ça se remarque. La conversation portait sur le personnage principal de son roman, décrit comme un de ces Français que le demi-siècle et ses changements, en particulier ceux dus à l'avancée technologique, ont en quelque sorte dépassés sans qu'ils les comprennent. Et notre écrivain de littérature générale de se rappeler que la nuit où, comme des milliers d'autres personnes, il vit un homme marcher pour la première fois sur la lune, il s'en retourna se coucher en pensant : Voilà qui ne change rien au roman d'analyse. Et de continuer en précisant bien que rien de ce qui a fait un tant soit peu bouger notre univers et notre façon de le voir n'a affecté le moins du monde le délicieux microcosme dont ce monsieur fait partie. Et d'ignorer totalement, j'imagine, que d'autres, qui ont compris que le monde a changé, se sont chargés de faire le travail à leur place, au grand plaisir de milliers de lecteurs.
Et je me suis dit que le monde continuait à être composé de deux sortes de gens : ceux qui savent qu'il ne s'agit plus d'étudier les relations entre l'homme et le monde, mais les relations entre l'homme, ses créations, et le monde, et ceux qui n'ont toujours pas compris. Le plus amusant, bien entendu, était que Mr Nourrissier ait prononcé ces mots en face de Jacques Testart, l'homme qui fut à l'origine d'Amandine, le premier bébé éprouvette. Le livre qu'il présentait, Le Désir du Gène, fait le point sur l'état de la recherche dans le domaine, et met en garde sur les conséquences d'un eugénisme sournois… Mais il est bien évident qu'il s'agit là de science. Quelles que soient les conséquences de ce type d'avancée technologique sur le cœur et l'âme humaine, il est bien évident que la littérature, la vraie, n'a rien à en dire. Ce qui revient à considérer que la fiction ne peut avoir comme sujet ce que l'homme fait ou se fera à lui-même dans les années qui viennent…
C'est en tout cas ce qu'on en vient à penser lorsqu'on voit des gens apparemment intelligents éviter soigneusement de le faire, ou lorsque l'on constate que la Science-Fiction n'atteint le grand public que sous la forme décérébrée de courses poursuites avec des bêbêtes venues d'ailleurs — ceux qui ont vu Alien III comprendront.
J'avoue être incapable de donner les causes d'un tel manque de discernement. Je ne peux que constater, comme dans l'article que certains d'entre vous, chers abonnés et lecteurs, ont peut-être lu dans KBN, l'étrange aveuglement dans lequel vivent nos contemporains.
Tout cela, me dis-je, n'est peut-être finalement qu'une question de distance. J'entends par là que si l'on veut bien accepter l'idée que la Science-Fiction a quelque chose à voir avec le futur, il faut considérer la façon dont une génération d'écrivains a pu voir le futur en question, et surtout, le fait que certains éléments du futur, que beaucoup croyaient lointains, nous sont maintenant si proches qu'ils en sont presque invisibles, et que d'autres, que nous croyions accessibles, s'éloignent au point qu'ils nous paraissent hors de portée.
Qui, à la fin des années soixante-dix, aurait pensé que le micro-ordinateur, le magnétoscope, les différents CD, les bébés éprouvettes et toute la cohorte de gadgets technologiques qui nous sont aujourd'hui familiers nous seraient accessibles si vite ? Les mêmes, pourtant, nous voyaient déjà dans l'espace. Or, il semble bien que le deuxième pas sur la lune tarde à suivre le premier.
On a l'impression que le Grandiose Avenir s'est dissous dans le quotidien. Que plus personne, optimistes ou pessimistes, stylistes ou raconteurs, n'est visionnaire. Qu'on a perdu la clé de la grande boîte à idées que fut un temps la S.-F. [1].
C'est là, me semble-t-il, que se trouve l'explication de l'étrange marasme qui fait dire à certains que la Science-Fiction, du moins sous sa forme littéraire, est morte, ou moribonde, ou en tout cas sacrément mal en point.
Prenons quelques exemples. Prenons Mars. Que faut-il penser, aujourd'hui, en 1992, du Mars de Burroughs, de Bradbury ou de Leigh Brackett ? Qu'en pense le lecteur de quinze ou vingt ans qui les découvre aujourd'hui. Qu'il s'agit là de Science-Fiction ? Mars ? Avec des canaux, des mers asséchées, une atmosphère ? Les jeunes lecteurs sont peut-être naïfs, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'ils ressentent tout de même, de temps en temps, une certaine gêne, et que l'étiquette parfois décriée de Science-Fantasy répond bien à la perception d'une évidence : le vieillissement inévitable, la dérive vers l'obsolescence et la Fantasy d'univers que l'on a pu croire basés sur une véritable spéculation.
Mais où veut-elle en venir, diront ceux qui m'ont lue jusque-là. À peu de chose : à l'impression que j'ai, de plus en plus souvent, lorsque je lis soit des romans, soit les critiques qu'on en fait, de retrouver à chaque fois le même livre, situé dans une sorte d'univers / consensus adopté par presque tous les écrivains de S.-F. [2]. À la constatation que de plus en plus, et surtout en France, on laisse de côté la continuité historique, pour bâtir des mondes qui ne me disent rien sur celui où je vis.
Tout cela n'est, bien entendu, qu'impression personnelle, et je serai ravie qu'on me prouvât le contraire — il me plairait assez de voir apparaître ici un courrier des lecteurs. J'entends par là, bien entendu, un lieu d'échange, et non de polémique. En attendant, c'est avec les livres et leurs critiques que je vous laisse — je pense que vous y serez en bonne compagnie.
Notes
[1] Il faudrait sans doute expliquer le mot "idée", mais cela prendrait trop de place. Une prochaine fois, peut-être…
[2] Qui m'a par exemple empêchée de lire Gravité à la manque, de G.A. Effinger, ou the Illegal birth of Billy the Kid, de la pourtant fort talentueuse Rebecca Ore. Gibson oui, de pâles décalcomanies, non.