Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992
Ayerdhal : le Syndrome des baleines (le Chant du drille – 1)
roman de Science-Fiction en deux tomes ~ chroniqué par Sylvie Denis
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L'homo scriptor, plus connu sous le nom d'écrivain, est une drôle de créature. Ce qui passe pour des défauts chez l'homo sapiens “normal” devient en effet chez lui qualité. Ainsi, un peu de mégalomanie lui est-il nécessaire, pour affronter l'ombre des Grands Anciens ; un peu d'égocentrisme — mâtiné d'égotisme — l'aide aussi, quand il s'agit de nourrir ses personnages de la chair de ses sentiments ; face à l'incompréhension des Autres, un peu d'obstination ne nuit pas ; et pour finir, il a besoin d'un peu de naïveté pour qu'un souffle de fraîcheur passe, grâce à lui, sur des mots et des idées cent fois lus et relus…
C'est la fraîcheur — ou, si l'on préfère, cette propension à se jeter tête baissée dans tous les plus vieux thèmes de la Science-Fiction — qui me semble constituer la principale qualité d'Ayerdhal. Pour autant qu'on puisse en juger sur les livres parus à ce jour…. Une fraîcheur qui peut avoir motivé l'enthousiasme exprimé ça et là, une fraîcheur bien réconfortante, après tant de textes qui semblent avoir croupi des années dans le cerveau de leurs auteurs avant d'être saignés sur la moquette, comme diraient certains…
La fraîcheur et rien d'autre, hélas.
Car pour le reste…
Mais avant d'aborder le “reste”, je dois d'abord préciser dans quelles conditions fut lu ce livre. Je tiens en effet à dire que j'avais essayé, en toute honnêteté, de lire Promesse d'Ille, le premier tome de la série Mytale. J'avais dû l'abandonner à la page 100. En effet, l'auteur, qui semble avoir un penchant pour les personnages principaux de sexe féminin, avait omis de doter celui-là d'un cerveau en état de marche. Le moins que l'on puisse dire est que cela ne rend pas la lecture agréable. Ceux d'entre vous qui n'ont pas lu l'ouvrage en question pourront vérifier, en consultant les pages 25 et 41 et en les comparant aux pages 85 et 86, comment on peut, à cause de ce genre d'erreur, transformer une jeune fille pudique et quasi-vierge en semi-nymphomane quarantenaire. C'est assez amusant.
J'ai lu "le Syndrome des baleines" sans trop m'ennuyer, mais sans me passionner non plus, jusqu'à la page 62. Ensuite, ayant décidé d'en faire une critique, j'ai continué, avec peine, et surtout avec ennui, jusqu'à la fin.
Comme je l'ai dit en commençant, Ayerdhal possède une qualité des plus rares : celle de se saisir d'un sujet cent fois traité et de donner au lecteur l'illusion qu'il le découvre quasiment pour la première fois. Ici, Lodève — encore un personnage féminin — xénologue travaillant pour l'Inspection Générale des Colonies, obtient l'autorisation d'enquêter sur la planète Taheni, dont les indigènes, jusque-là considérés comme non intelligents, sont en train de mourir de façon mystérieuse, en une sorte de suicide collectif qui n'est pas sans influence sur les colons de l'Homéocratie, univers que les lecteurs des autres séries de l'auteur reconnaîtront. Jusque-là, rien de grave : si Dan Simmons peut nous refiler une tranche de Gibson, un zeste de Silverberg et une portion de Heinlein dans un moule signé Chaucer sans que personne ne proteste, pourquoi Ayerdhal ne nous referait-il pas "le Nom du monde est forêt" s'il en a envie ?
Parce qu'il le fait mal, voilà pourquoi.
C'est à croire que le dernier jeune turc du Fleuve a lu, dans le numéro 39 du magazine anglais Interzone, l'article de Bruce Sterling consacré aux « bêtises à ne pas commettre quand on écrit », et a décidé de s'en faire quelques-unes, juste pour le plaisir.
On sait que la transmission d'informations pertinentes est la tache à la fois la plus difficile et la plus importante pour un auteur de Science-Fiction. Dans le Chant du Drille, il s'agit de faire comprendre au lecteur que tout va se passer sur une planète colonisée par une institution humaine nommée Homéocratie, que cette planète est peuplée par une espèce nommée Drille — dont la population est en train de mourir — et que le personnage principal va s'y rendre en tant que xénologue.
Il y aurait mille manières de commencer un tel roman tout en titillant la curiosité et la sensibilité du lecteur. La plus efficace serait sans doute de créer une situation, puis de la développer, ce qui accrocherait le lecteur et lui fournirait les informations pertinentes.
Ce n'est évidemment pas la solution choisie par Ayerdhal. Nous avons d'abord droit à une lettre, dont le style se veut probablement lyrique mais n'arrive qu'à être imprécis et prétentieux, puis au monologue intérieur du personnage principal, qui ne nous apprend rien de vraiment nouveau, ou alors de façon fort confuse. Suit une conversation, sans doute destinée à nous faire toucher du doigt la complexité de cette civilisation, mais qui reflète surtout la confusion qui règne dans l'esprit de l'auteur.
Je parlais il y a peu de discours intérieur. C'est au premier chapitre qu'Ayerdhal fait usage de ce que les Français appellent je crois le style indirect libre. Pour les non initiés, cela veut dire que le narrateur dit "il" mais qu'il pourrait tout aussi bien dire "je". Cela permet en principe de créer un point de vue, à partir duquel seront vues toutes les actions se déroulant dans le roman. Ayerdhal ne sait pas utiliser le point de vue de Lodève. En tant qu'étrangère à Taheni, c'est à elle de nous fournir les informations dont nous avons besoin pour comprendre l'histoire et son contexte. C'est d'ailleurs ce qu'elle fait — plus ou moins bien — mais c'est hélas aussi tout ce qu'elle fait : soit par incompétence, soit par manque de place, l'auteur n'a pas jugé bon de lui donner la moindre personnalité. Lodève est transparente : elle sert uniquement à faire avancer l'“action”. En tant que personnage, elle n'a pas le moindre intérêt.
Les autres protagonistes ont encore moins de chance : vus à travers les yeux de Lodève — sauf quand l'auteur oublie qu'il a choisi un point de vue et passe fort maladroitement à un autre — ils ne sont que des pantins dont les actes et les paroles ont bien du mal à retenir l'attention du lecteur.
Ce n'est pas par erreur que des guillemets ornent le mot action au paragraphe précédent. Le début de ce roman prouve qu'au moment où l'a écrit, l'auteur ne savait pas installer une situation. On ne peut pas vraiment dire qu'il ne se passe rien dans Le syndrome des Baleines, mais on peut constater que l'auteur a tendance à décrire soit ce qui va se passer, soit ce qui vient de se passer. Nonobstant le fait que le plus-que-parfait n'est pas d'un emploi très léger, j'ajouterais qu'une telle technique n'est pas faite pour immerger le lecteur dans une palpitante intrigue, surtout lorsqu'on sépare ce genre de non-scènes par d'interminables et pâteux dialogues, dont l'utilité continue de m'échapper.
Il n'y a pourtant pas que du mauvais dans ce livre. Certaines descriptions de la forêt, la “visite” de la grotte souterraine, l'écologie de la planète, les drilles eux mêmes sont d'excellentes créations. Le personnage d'Elvie, la télépathe, aurait pu, traité convenablement, devenir plus qu'attachant. Il se trouve que notre auteur, en plus des défauts soulignés plus haut, manipule fort bizarrement la langue française. Son “style” oscille perpétuellement entre le familier — qui sonne vulgaire — et le prétentieux [1].
On va me dire qu'il s'agit là d'un premier roman — c'est écrit dans l'Avertissement — publié après d'autres ouvrages de l'auteur. Je suis donc en droit de me demander pourquoi l'auteur, plus expérimenté, n'a pas pris la peine de rectifier à la fois les “différences” avec certains de ses autres ouvrages, et les évidentes maladresses d'écriture et de conception.
Il va sans dire que je n'achèterai pas le deuxième tome du Chant du Drille. Mon porte-monnaie est creux, mes étagères pleines, et mon cerveau avide d'une nourriture à la fois plus riche et plus raffinée. Mais on ne sait jamais : la fraîcheur demeure une qualité à nulle autre pareille, et qui sait, le Fleuve Noir pourrait un jour se décider à publier autre chose que des brouillons…
Notes
[1] Qui sonne prétentieux…