Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992
Alexandre Kabakov : Non-retour
court roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Markus Leicht
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Depuis une bonne dizaine d'années, la Science-Fiction perd peu à peu son rôle de littérature d'idées, au même titre d'ailleurs que celui de littérature en prise sur le réel, à un moment où les gens ont de plus en plus besoin d'explorer le monde qui nous entoure. Face à cet abandon — ne devrait-on pas plutôt parler de démission —, les nouvelles générations se tournent de plus en plus vers la littérature générale. Pas celle des bêtes sellers ou du roman petit bourgeois typiquement franchouillard, mais celle qui explore d'autres voies narratives ou formelles. Seuls Ballard et Vonnegut, dans le domaine qui nous intéresse, continuent à faire preuve d'invention et d'originalité, là où Spinrad s'enlise lamentablement dans des mélos grotesques, tandis que Silverberg s'égare dans de médiocres juvéniles que la critique encense comme s'il s'agissait d'œuvres majeures. Quant à la relève, elle ne se montre pas. Ou alors elle se cache bien.
Le lecteur de Jack Barron, de Tous à Zanzibar ou du Temps Incertain n'a guère d'autre solution, en ces temps de vaches maigres, que de se tourner vers d'autres horizons. La jeune génération qui, il y a quinze ans, aurait lu de la S.-F., se plonge aujourd'hui dans les œuvres de Brett Easton Ellis, Bohumil Hrabal ou James Elroy, pour ne citer que ceux-là. Littérature coup de poing, parfois à la limite du supportable chez Ellis ou Ellroy, ou plus élaborée, plus construite, Chez Hrabal ou Kabakov. C'est au sein de cette production que se cachent parfois quelques merveilles, qui nous ramènent à la S.-F. et qui permettent d'assurer un lien ténu avec les nouveaux lecteurs.
Non-Retour, de Kabakov est une de ces perles. Au premier abord, ce roman peut dérouter le lecteur traditionnel de S.-F. En effet : peut-on cataloguer Non-Retour comme un roman de S.-F. ? Le récit s'articule-t-il vraiment autour d'un voyage dans le temps, ou bien s'agit-il tout simplement de l'histoire d'un écrivain livré à ses fantasmes ? Car pour Alexandre Kabakov, nul besoin de la moindre machine ou de la moindre drogue pour explorer le futur. La puissance de l'imagination est largement suffisante. S'il est question d'une nouvelle science ce n'est qu'allusivement. On n'apprend rien sur les méthodes qui permettent aux extrapolateurs de se déplacer dans un futur proche. De toute manière cela n'a aucune importance. Ici la succession d'événements qui amène le narrateur à se révolter et à fuir son monde est plus importante que les moyens qui lui permettront de mener son projet à bien. Tant pis pour les inconditionnels de la hard science…
Un jour de 19990, Youri Illich, extrapolateur effectuant des travaux pour un institut de recherche, est chargé, par deux agents d'une organisation gouvernementale, d'établir un rapport sur ce qui se passe dans le Moscou de 1993 — le choix de 1993 n'est pas ici un hasard : il s'agit d'une référence au roman de Hugo — pour juger des effets de la perestroïka.
Il se retrouve au cœur d'une ville livrée à la guerre civile, où chaque individu ne sort de chez lui qu'armé.
À chacun de ses retours du futur, il doit transmettre toutes les informations dont il dispose à ses deux contacts. Mais très vite ce n'est plus qu'à contrecœur qu'il accepte de jouer son rôle d'espion dans cette étrange partie. D'autant plus qu'il apprend que ses rapports doivent permettre aux agents du gouvernement d'identifier les extrapolateurs qui travaillent pour ceux d'en face.
Un jour, Iouri Illitch décide donc de franchir le pas, de s'évader une fois pour toutes, en compagnie de sa femme, vers ce futur terrifiant. Il est prêt à se battre pour assurer sa survie dans cet univers chaotique.
Dans ce court roman, que les amateurs de S.-F. qualifieraient plutôt de novella, Kabakov se montre le digne héritier de la Science-Fiction des années 70. Rythme rapide, humour absurde — les interventions des deux agents du gouvernement sont fabuleuses —, pas de place ici pour le pathos et le pessimisme facile. Rien d'une porte sur l'espoir d'un monde différent. Rien qu'un cri de révolte.
Comme si Dick ou le Spinrad des années 70/80 avaient fait des émules à l'Est.
Voilà une Science-Fiction efficace, comme on aimerait en lire plus souvent. Sans radotage et sans remplissage inutile.