Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994
Robert Jordan : Conan l'inconquis
(Conan the unconquered)
roman d'Heroic Fantasy ~ chroniqué par Francis Valéry
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Il n'y a guère que deux manières d'être au courant de ce qui se publie dans les domaines qui nous intéressent.
La première est banale. Il suffit — si vous habitez une grande ville s'entend, sinon vous êtes mort — de faire le tour de toutes les librairies et de toutes les grandes surfaces, et ce, au moins, une fois par semaine. Tous les points de vente : parce qu'aucun ne reçoit toutes les nouveautés. Une fois par semaine au moins : parce que personne ne stocke correctement les littératures de genre et une fois vendu…
L'autre manière — moins fatigante et moins onéreuse, mais pas forcément plus efficace — consiste à convaincre les attachées [1] de presse de vous envoyer les bouquins à l'œil. Bien que la méthode ne soit fiable qu'à 80 %, un petit voyage à Paris de temps en temps permet de faire des découvertes et de boucher les trous dans vos séries incomplètes…
Et parfois, quels trous ! De passage du côté de la Place d'Italie, j'ai ainsi découvert l'existence de la collection Conan aux éditions du Fleuve Noir [2]. J'ai honte de mon ignorance. Heureusement, aucun des lecteurs de KWS n'était là pour me prendre sur le fait — et comme disait Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception (à moins que ce ne soit Sartre et ailleurs : j'ai soudain un doute) [3]), la honte c'est seulement qu'on s'aperçoit qu'on a été observé en flagrant délit de nullité. Et si vous aviez été là, lecteurs, en plus de ma honte, vous auriez eu droit au dialogue suivant :
FV : Qu'est-ce que c'est, cette collection ?
Jacques Goimard : Des Conan.
FV : Les Lattès que J'ai Lu n'a pas réédités ?
JG : Non, des inédits ! Les Conan des années 80. Tu en veux ?
FV (curieux mais, a priori, pas emballé) : Y'en a des biens ?
JG (saisissant le dernier paru) : Tiens, je te l'offre, celui-là. Il est bon. L'auteur est un des bons auteurs de la collection…
Ainsi donc, après avoir hérité de quelques volumes de la collection Super-Poche et avant de donner mon avis sur les projets de couverture du prochain Conan, je me retrouve avec le sixième volume d'une collection dont, deux minutes plus tôt, j'ignorais l'existence.
Et là, tout se complique… Arrivé chez D.E. Marzfeld — chez qui je squatte à chaque fois que je “monte” à Paris —, je suis, n'ayons pas peur des mots, l'objet d'un véritable acharnement. Chaque fois que je tente de bouquiner mon Conan l'inconquis, je suis moqué, raillé, maudit, vilipendé, ricané, traité de fan de Fantastique, de lecteur de Paris-Match [4], et même d'ami de Jacques Chambon… Pendant des heures, je vais et je viens dans l'appartement, comme une âme en peine, entre les étagères de S.-F. et les Macinstosh, mon Conan à la main, ne parvenant pas à dépasser la page 25 — il faut dire qu'à cette page 25, alors que Conan est sur le point d'en venir aux mains avec un trio de malfaisants, l'un de ces derniers lui lance : « Je t'arracherai les parties génitales et les viscères […] et je les donnerai à manger aux poissons. ». Je suis un peu mort de rire. J'imagine la même scène avec Roger Hanin : « Purée d'ma mère, j'vais t'éclater la tête ! ». Ou bien avec Sly Stallone, bordel ! se demandant s'il va mettre ou non un pain dans la tronche d'un Viet : « Colonel Trotman, j'ui fait bouffer ses couilles ? ».
Mais non ! Les malfaisants, dans la version du Conan de Robert Jordan, traductée par Liliane Bruneau-Jallemain, sont polis et bien aimables. C'est tout de même un peu dur…
Mais, je dois terminer le livre. Je l'ai promis à Jacques Goimard — et l'on ne revient pas sur la parole donnée à quelqu'un qui vous invite dans les meilleurs restaurants de la place d'Italie, qu'il s'agisse d'un helvético-italien ou d'un lyonnais.
C'est donc le lendemain que, profitant des trois heures offertes par la SNCF, je termine — presque d'une traite ! — les quelque deux cent vingt pages (quatre cent mille signes) de ce court roman (à peine un tiers plus gros qu'un "Anticipation"). Croyez-moi ou non, Conan l'inconquis de Robert Jordan est un très bon roman d'Heroic Fantasy — et ce n'est pas un inconditionnel du genre qui vous le dit.
Certes, le “scénario” est un peu léger : Jhandar, un bien méchant sorcier qui a été à deux doigts de mettre un bordel monstre en Hyrcanie, est passé à l'ouest (de la mer de Vilayet) pour recommencer au royaume de Turan. Son but : installer le Divin Chaos. Et, par la même occasion, devenir maître du monde. Bon. Conan s'en mêle et met une pilée à Jhandar. Certes encore, Conan et ses compagnons passent leur temps à boire et à forniquer — surtout Conan, à cause de ou plutôt grâce à ses yeux bleus. Il faut dire que l'action se passe pour l'essentiel dans les tavernes et que les femelles [5] présentes sont vêtues, à elles toutes, de moins d'un mètre carré d'étoffe transparente.
Cela étant, l'intrigue est remarquablement bien menée ; d'une part, sans temps mort : il se passe toujours “quelque chose” ; d'autre part, sans “scories” : aucune fausse piste, aucun personnage inutile, et aucune péripétie qui ne soit indispensable au déroulement de l'intrigue [6]. C'est ainsi, par exemple, que la tentative avortée de pénétrer au cœur de la zone interdite où se trouvait l'ancien palais du magicien, de par son échec même, permet à Conan de conclure à son avantage une autre action, en un autre lieu, cent pages plus loin. Chapeau pour la construction !
L'écriture ensuite : il y a quelque chose de sensuel dans le texte de Jordan. De sensuel (odeurs, couleurs, sons…) et de très visuel : les descriptions d'Aghrapur, la cité aux tours d'ivoire et aux dômes vermeils, ont une force d'évocation indéniable.
Les clins d'œil aux temps modernes, enfin. Le discours de l'auteur est émaillé de références à notre propre époque. Un des compagnons de Conan décide d'aller tirer sa fille des mains d'une secte religieuse : “capturée” par son père plus que délivrée, la donzelle s'échappe et donne l'alerte. L'épisode est cocasse lorsque l'on sait que Jacques Goimard, coresponsable avec Patrice Duvic de la publication de cette collection, est également l'artisan de la publication à grand tirage des œuvres de L. R. Hubbard. Plus loin, c'est Conan qui fera remarquer qu'un cas de problème, ce sont malheureusement toujours les étrangers qui trinquent en premier — ce n'est pas notre actuel ministre de l'intérieur qui, sur ce point, apportera la contradiction ; peut-être, à la rigueur, un léger bémol quant au “malheureusement”…
Qui a dit que l'Heroic Fantasy était forcément un genre réactionnaire ? Ce roman qui respecte pourtant parfaitement les règles du genre prouve le contraire.
Terminons en mentionnant la présence, en introduction de ce volume, de deux cartes du monde à l'époque de Conan — cartes réalisées par Jacques Goimard. Ce détail est pertinent. Il nous rappelle que Jacques Goimard est le seul éditeur de S.-F. ou de Fantastique qui, tout en agissant en professionnel de l'édition avisé, a su garder un esprit et des activités de “fan” — dans le meilleur sens du terme. J'en prendrai pour preuve tant le soin apporté à certaines de ses entreprises éditoriales (comme la belle intégrale de Cordwainer Smith, ses propres préfaces érudites ou les travaux bibliographiques dont il passe commande pour les "Livres d'or" et les "Omnibus") que la dimension ludique qu'il ne manque jamais d'inclure dans ses “œuvres” et dans leur gestion.
Notes
[1] Je suis bien conscient qu'il est politiquement incorrect d'écrire "attachées de presse" au lieu de "attachées et attachés de presse" et je prie donc É. Vonarburg de ne pas m'envoyer une lettre d'injures à titre de droit de réponse. Cela étant, corrigez-moi si je me trompe, mais à part aux éditions… Car rien n'a d'importance, y a-t-il un attaché de presse parmi nos lecteurs ?
[2] Dont le service de presse s'obstine à affirmer sur ses prières d'insérer, que la collection "Anticipation" a été créée en 1949 (date de création de la maison d'édition) alors que chacun sait — enfin, en principe — que le premier "Anticipation" est paru en septembre 51.
[3] Parfaitement Madame ! On peut être un lecteur de S.-F. et s'être tout de même tapé l'intégrale de Sartre et de Merleau-Ponty.
[4] Qui est, il est utile de la rappeler, la “première revue de l'imaginaire en France”, titre honteusement usurpé par le fanzine Planète à vendre.
[5] Tant qu'à continuer dans le politiquement incorrect…
[6] Voir mes commentaires sur la notion de “compacité” dans un texte littéraire, quelque part dans un des premiers KBN.