Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994
John Barnes : Passerelles pour l'infini
(a Million open doors)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
“The first time that I heard an Interstellar making a speech on a streetcorner proclaming that Edgar Allan Poe did not die in the Paris uprising of 1848, that Rimbaud had never been king of France, and that Mozart was not killed by Beethoven in a duel, I challenged him and cut him down like a mad dog.”
Girault, notre narrateur, provient d'une société aussi violente que romantique : Nou Occitan, une des Mille Cultures en lesquelles l'humanité s'est répartie, tantôt par évolution des cultures de la Vieille Terre, tantôt par création sur des colonies dans de nouveaux systèmes stellaires, ces créations peuvent se fonder sur une religion, une idéologie, ou la reproduction d'une ère du passé de l'Histoire terrestre. Les fondateurs de chaque culture ont eu la liberté d'introduire une Histoire Variante, délibérément altérée, pour mettre en place les opinions caractéristiques de leur nouveau peuple. D'où les croyances de Giraud… Nou Occitan est romantique dans le sens que nous donnons habituellement au mot ; les romantiques du xixe siècle s'y seraient aussi sentis à l'aise, mais en fait, Nou Occitan remonte à l'étymologie du terme, créé vers 1800 par les Allemands, et qui se référait au Moyen-Âge roman — c'est-à-dire celui des églises romanes (xe-xiie siècles), et de la langue romane ce Latin esquinté du Bas-Empire qui, de 500 à 1000, ne s'était pas encore vraiment décidé à devenir de l'italien, de l'espagnol, du catalan, du portugais, ou de l'occitan. Mais, c'est ce dernier qui — sous le nom de “provençal”, ou de “limousin” puis plus tard de “langue d'oc” — va devenir la première langue littéraire de l'Europe, et dominer totalement la poésie pendant le xiie siècle. Les troubadours, bien sûr, devaient eux aussi être une référence des romantiques. La plupart d'entre eux venaient des régions où se parlait leur langue (des Alpes aux Pyrénées, et de l'Auvergne à la Catalogne, à l'époque), mais les premiers poètes italiens (lombards, par exemple) employèrent aussi le provençal — ce fut Dante qui, au siècle suivant, alors que la civilisation des troubadours avait été détruite par l'invasion française, mais que leur célébrité était toujours vivante, employa le premier un vernaculaire toscan dont il fit une langue littéraire. Mais, dans son Enfer, il fait encore parler ses personnages troubadours en langue d'oc dans le texte.
Il y a des écrivains qui se satisfont de quelques détails superficiels pour distinguer une planète d'une autre. En en faisant par exemple de pittoresques copies de tel ou tel coin de la Terre actuelle — Hypérion de Dan Simmons, livre remarquable par ailleurs, n'échappe pas à ce défaut, baptisé “syndrome du Delaware [1] par les critiques de S.-F. américains. Barnes, lui, se rend compte qu'une réalisation aussi monumentale que la terraformation d'une planète peut servir à abriter plusieurs cultures distinctes — et Nou Occitan n'occupe qu'une fraction de sa planète de domiciliation. Mais surtout, il s'est sérieusement documenté sur les troubadours (ou trobadors, pour utiliser l'orthographe occitane de l'époque — ou de maintenant, au demeurant). Quel dommage que Publisher weekly — cité dans le dossier de presse communiqué par Tor ! — ait pu parler de “creative mishmash of European languages from which Barnes produces the language of Nou Occitan” ! Tout le monde n'a peut-être pas dans sa bibliothèque le Provenzalishes Supplement Wörterbuch en six volumes d'Emil Levy, et votre libraire vous répondrait peut-être que le chef-d'œuvre de l'érudit de Fribourg en Bregsau est épuisé depuis cinquante ans, mais l'ouvrage se trouve dans les bibliothèques universitaires — et n'est pas la seule référence sur le sujet —, et il est facile de vérifier que ce n'est pas là que Barnes a fait preuve d'imagination ; il s'agit plutôt ici de soin méticuleux. Il utilise dans le corps du texte une quarantaine de mots occitans différents — certains, vu leur importance, sont répétés fréquemment —, et une dizaine de phrases de conversation ou proverbes — qui bien entendu sont traduits en anglais quand leur sens est important pour la compréhension.
Comme les troubabdours le faisaient à l'occasion de leurs tensons, je pourrais pinailler, à propos d'orthographe par exemple — mais l'époque ignorait les conventions orthographiques, et les copistes ne nous ont pas toujours transmis les textes dans leur état original ; les dictionnaires, écrits plus tard tentent rarement de donner toutes les orthographes possibles d'un mot, se bornant à adopter leur propre normalisation (écriture ou non du n final muet, s ou z en fin de mot, etc.) Je n'en voudrai pas à Barnes, qui ne connaît sans doute pas la forme moderne de notre langue [2] d'avoir écrit companho la plupart du temps et companhon en page 193, ou, après avoir choisi des prénoms médiévaux usuels (Giraut, Aimeric…) pour la plupart de ses personnages, d'avoir curieusement donné à l'un d'entre eux celui de Marcabru [3], le troubadour que la tradition fait naître à Auvillar, en Gascogne ; ou encore d'employer des formes du féminin qui semblent barbares, comme trobadora (trobairitz me paraît trop usuel ; c'est le mot qu'on utilisait pour Béatrice de Die), companhona au lieu de compahna, entendedora — là encore, c'est la forme masculine, entendedor, qui est bien connue. Ce mot est un des quatre qui peut signifier "amant" ; les différents mots correspondent à différents degrés de proximité, qui ont été soigneusement gradués par les troubadours, depuis le soupirant jusqu'au drut, le quatrième stade, qui est celui de l'amour physique — tous les autres l'excluent. Entendedor (l'entendeur, le compreneur) correspond au troisième stade (quelqu'un qui est accepté par sa dame, mais pas au point de partager son lit). On s'est demandé à quel point les troubadours défendaient vraiment une conception, disons platonique de l'amour [4] ; ou pour employer leur propre expression “amour de luench” (amour de loin). Ce n'est pas certainement le cas pour Guilhem IX d'Aquitaine, qui était un homme suffisamment puissant pour disposer de multiples occasions de faire drut, et les a d'ailleurs célébrées dans des vers paillards — mais eux aussi de langue d'oc — fort différents de son œuvre troubadouresque. Par la suite, toutefois, la plupart des troubadours étaient des gens d'origines modestes, ou des seigneurs désargentés, entretenus par plus riches et puissants qu'eux. Et leurs poésies apologétiques, leurs discussions des finesses de l'amour spirituel, et leur mépris pour le drut ou le gilos (jaloux, c'est-à-dire mari), étaient souvent adressées à l'épouse de leur mécène… Les troubadours ont du plus d'une fois bénéficier de bonnes fortunes, sur lesquelles leurs poèmes — et leurs biographes du siècle suivant, les auteurs anonymes des vidas souvent enjolivés — sont restés en général muets. À moins qu'il ne s'agisse de dénoncer violemment la chance écœurante d'un rival, auquel cas l'amour physique redevenait creuset de vilenies. Quoi qu'il en soit, l'œuvre des troubadours reflète un certain détachement du monde réaliste sur lequel il faudra que nous revenions, et surtout une image de la femme idéalisée, qui aboutit à faire d'elle une sorte d'ange sans voix ni présence palpable, un objet, même si c'est celui de sentiments admirables, et non un sujet. Du coup, la morphologie discutable des formes féminines utilisées par Barnes, de détail grammatical, devient symptôme : la femme réelle, agissante, celle qui, par exemple choisit de qui elle est amoureuse, n'est guère présente dans les sources troubadouresques de Barnes. Et c'est sur ce problème de la condition féminine que va échouer la culture de Nou Occitan, ou du moins sa fraction extrémiste et traditionaliste que Barnes a localisé dans le “Quartier de Jovents”, ce quartier des jeunes où règne la troubadour-mania. De façon fort astucieuse, la première partie du livre — auquel il faudrait bien que j'en vienne — est titrée "Canso de fis de jovents", qui peut en ancien occitan signifier "Chanson pour la mort d'un jeune homme" ou "Chanson sur la fin de la jeunesse". Giraut passait son temps dans le Quartier à écrire des chansons [5]à son entendedora Garsenda, et à défier en duel tous ceux qui le provoquaient — et sa conception de l'honneur, ou plus exactement de l'enseingnamein était telle qu'il était facile de le provoquer. Jusqu'à ce que son ami Raimbaut meure en duel et, pire, qu'il découvre l'infidélité de Garsenda — infidélité sentimentale doublée d'une trahison idéologique. Sous le choc, il accepte d'accompagner une mission diplomatique envoyée vers la culture de Caledony. Il sera un des assistants de son ami Aimeric, d'origine calédonienne, qui a reçu la charge d'aider les autorités locales à faire face aux conséquences sur l'économie locale de l'ouverture d'un service de springer (téléportation) : l'arrivée brutale de marchandises qui va en résulter pourrait non seulement dévaster leur économie, mais aussi la structure sociale d'un pays qui vit sous le signe de la philosophie utilitariste. Si Nou Occitan témoigne du travail de documentation de Barnes, Caledon met en évidence son imagination satirique, avec cette fois-ci, les Écossais plutôt que les Méridionaux comme sujet de plaisanterie. Les Calédoniens vivent sous le joug d'une religion bizarre et répressive qui rend un culte au travail et à l'argent, et impose la renonciation aux plaisirs les plus élémentaires s'ils sont gratuits. Les fondateurs de la Culture ont choisi de situer leur capitale, Utilitopia, dans le climat le plus froid et humide possible qui permette encore la présence humaine, et leurs dogmes, constamment répétés sont :” Praise God, give thanks, think rationally, be free”. On se demande, au bout d'un moment, comment le quatrième commandement peut être mis en pratique, en particulier quand on sait que chacun doit chaque jour accomplir une période de travail — à effectuer des tâches que des robots pourraient accomplir, si on ne les débranchait pas pour ce rituel quotidien.
Giraut, qui n'a rien d'un économiste, se débrouille pourtant bien en affaires en montant un établissement d'enseignement de la langue Occitane et des arts et coutumes de Nou Occitan. Mais ses actes accélèrent les troubles en Caledon, puisque l'art fait partie de ces choses que l'utilitarisme ne peut guère accepter. Et réciproquement, Giraud apprend à apprécier ces Calédoniens qu'il trouvait au départ si sinistres, et qu'il découvre courageux et passionnés, au point de lui faire changer d'avis sur sa propre vie — et voici la vraie fin de la jeunesse, c'est de la S.-F., on ne sera pas surpris de voir le Bildungsroman pointer son oreille.
Il arrive à Barnes de manquer de subtilité, comme quand Giraut rencontre pour la première fois une jeune femme peu gâtée par l nature, et qu'il se fait à lui-même la réflexion que sur Nou Occitan la donzelha n'oserait pas sortir dans les rues et que lui-même ne pourrait jamais envisager de la désirer d'aucune façon… Nous avons dès lors compris qu'il ne lui faudra pas plus de cinquante pages pour nous montrer par l'exemple que l'amour doit aller au-delà des apparences physiques. J'aurais aimé aussi que Barnes se dispense d'ajouter à tout ceci un épisode de “premier contact” (archéologique). Peu importe. L'action est bien menée, souvent passionnante une fois que nous sommes entrés dans la crise sur Caledon, tout comme Giraut, nous nous prenons de passion pour les Calédoniens, et le livre m'a bien plu de ce point de vue. Mais la contamination culturelle n'agit pas en sens unique : si le régime politique de Caledon s'est effondré sous le poids des produits bon marché d'importation, la culture excitée et romantique de Giraut a subi un changement radical, et quand, au bout d'un an, il revoit son ancienne entendedora, il découvre que son mode de vie s'appelle maintenant “Oldstyle”. À l'époque du départ de Giraut, le mode de vie des jovents commençait déjà à être moins en vogue — les jeunes gens adoptant la mode “Interstellar”, cherchant à imiter les modèles modernistes dominants venus de la planète Terre, ou, comme le disait Giraut, des “imitators of the worst that came out from the Inner Worlds, bad copies of Earththrowing away all the wealth of their cultural heritage”. C'est naturellement ainsi qu'ont disparu bien des cultures traditionnelles ou minoritaires de notre monde, par la désaffection de leurs propres enfants, éblouis par les jouets des plus puissants qu'eux. Cela coïncide en particulier avec l'histoire de la culture occitane, la vraie, qui a survécu à l'invasion et à la disparition des troubadours, mais semble avoir succombé durant le xxe siècle — un suicide dans lequel la génération des Occitans nés entre 1900 et 1940 porte une écrasante responsabilité. Il arrive que les intérêts de certains individus aillent — à court terme — à l'encontre de ceux de leur communauté, et les femmes de Nou Occitan, comme on peut le deviner, ont été plutôt contentes du changement (de passives/victimes de viols dissimulés, à actives/actrices et créatrices de films pornos. Oui, je pense que Barnes a poussé un peu loin le bouchon sur ce point, et que pour une fois, il s'est écarté de son idée d'une société fondée sur les écrits des troubadours).
Giraut, bien entendu, est désagréablement surpris, mais à la réflexion, se rend compte de ce que cette évolution avait d'inévitable. E nous aussi : malgré des ressemblances, la culture de Nou Occitan est un exemple typique de création littéraire ; on la croirait prédestinée à la S.-F. [6]. Barnes va jusqu'à citer un proverbe de Nou Occitan : Valde retz, valde ratz, qu'il traduit par “the most real things are the most sincerely imagined !” (p. 260). Permettez-moi ici de retourner aux dictionnaires de l'occitan médiéval, et de chercher un mot tellement intéressant qu'il s'est écrit sur lui des thèses entières : ensenhamen — pour lui donner une forme un peu mieux normalisée que enseingnamen. Il signifie bien sûr enseignement, mais aussi bonne éducation, bonnes manières, sagesse. Bref, une règle de vie, et cette règle qui pousse Giraut et son ami Marcabru à provoquer les gens en duel. Mais une règle d'origine littéraire, théorique plutôt que pratique ; il est intéressant de noter que le mot ensenhamen s'applique aussi à une sorte de poésie — didactique, je suppose. Nou Occitan est fondé sur des théories, et, ce qui est pire, les théories de littérateurs qui ont d'emblée rejeté le monde réel, et ont célébré dans des vers d'une grande élégance des sentiments éthérés et une vision idéaliste du monde. Comme je le disais, la vision du monde des troubadours préfigure celle de la S.-F., voire de celle d'auteurs comme Dick qui prenaient en compte la propre irréalité de leur création. Si on se souvient aussi que les troubadours au cœur d'une époque de religion omniprésente [7], faisaient montre de fort peu de sentiment religieux, le tableau est complet : comme Lisa Goldstein avec les surréalistes et the Dream years [8], John Barnes a visé juste dans son excursion hors des références culturelles anglo-saxonnes. Mais cette prédestination est aussi la recette pour une Utopie parfaite : imposer à la réalité un carcan d'origine intellectuelle, et plus il est loin de l'expérience, mieux ça vaut. De telles utopies parfaites sont, nous le savons, des enfers parfaits : heureusement, elles ne fonctionnent jamais longtemps — quoique le “socialisme réel” se soit entêté durant trois générations… Nous sommes en S.-F., et Barnes, qui n'est pas idiot, avait protégé son Nou Occitan de la réalité par un cocon technologique ; les jovents s'infligeaient peut-être de terribles coups d'épée, mais ils le faisaient à coup de neuroducers, qui produisaient des sensations physiques, mais pas de blessures réelles. On peut en mourir si le cœur flanche, et c'est ce qui arrive à Rimbaut ; dans ce cas, cependant, les personnalités sont préservées par le psypyx, qui permettra aux défunts de revenir dans des clones préparés en cuves. Du coup, il n'y a plus de vrai danger, et Nou Occitan commence à ressembler à du Disneyland. Cet aspect du livre serait devenu gênant si Giraut avait passé plus de temps dans sa patrie. On y perd beaucoup de tension dramatique, et Barnes qui s'en rend compte, introduit des défauts dans son système pour, si l'on peut dire, rendre vie à l'intrigue. Et il va jusqu'à utiliser habilement les effets produits par l'implantation d'un psypix sur un hôte vivant. Barnes n'aurait-il créé Nou Occitan que pour mieux le démolir ? Que nenni ! Le monde réel a, certes, rejeté la greffe poétique, mais la littérature et le désir de gloire vont retrouver leur place dans la culture humaine, un rôle tout à fait digne, celui de lien culturel, d'épice de la communication : le sel de la Terre, je veux dire les étoiles.
Conclusion aussi logique que bien trouvée pour un livre astucieux et érudit
Notes
[1] Cet état, l'un des plus petits de l'Union, symbolise la monotonie des planètes imaginées de façon étriquée.
[2] Je parle de l'occitan, bien entendu, pas du français dont je ne parle et n'écris qu'une infâme caricature.
[3] Qui ressemble plutôt à un surnom ; marca bruna signifierait la marque brune en occitan de l'époque comme maintenant (et n'oubliez pas qu'au masculin, le n final est muet).
[4] Sous l'orthographe française ("ou" pour le son "u" se dissimule de toute évidence un emprunt à l'occitan, la forme régulière française pour un tel mot étant ameur (comme labeur, saveur, ardeur, etc.). Le français correctement parlé, c'est-à-dire suffisamment pointu, restitue d'ailleurs au mot une sonorité plus proche d'amur, voir par exemple Johnny Halliday
[5] Est-il besoin de rappeler que tous les poèmes des troubadours étaient faits pour être chantés ?
[6] Ce qui n'est pas le cas de l'Occitanie actuelle, même si beaucoup de gens commencent à la considérer comme appartenant à un univers parallèle.
[7] On compte d'ailleurs, parmi les troubadours, plusieurs ecclésiastiques plus ou moins défroqués — dans une société où l'Église était partout, il n'était pas nécessaire d'avoir beaucoup de foi pour entrer dans les ordres — et, à l'inverse, un futur évêque-Gauleiter : Folquet de Marselha.
[8] Excellent roman sur Mai 68, inexcusablement non-traduit.