Keep Watching the Skies! nº 7, mars 1994
Neil Gaiman : Angels & visitations – a Miscellany
recueil de Fantasy inédit en tant que tel en français ~ chroniqué par André François Ruaud
→ Détail bibliographique du surensemble Miroirs et fumée dans la base de données exliibris.
Neil Gaiman est un conteur. La Grand Bretagne compte de nos jours quelques très grands conteurs — je pense à Terry Pratchett, à Clive Barker, par exemple. Et Neil Gaiman est de ceux-là. De ces écrivains qui savent conjurer un univers complet à chacune de leurs créations, qui savent insuffler plus que le vent léger de l'intrigue obligatoire et du dépaysement plaisant : dans la moindre de leur création se cachent des profondeurs, des failles. Les conteurs touchent à l'essentiel même lorsqu'ils semblent dans leur humeur la plus frivole. Il n'est pas très étonnant, mais fort agréable que deux de ces conteurs-là aient décidé de travailler ensemble il y a quelque temps — de Bons présages est un roman apocalyptique et hilarant cosigné par Gaiman et Pratchett en 1990.
Neil Gaiman travaille le plus souvent dans le domaine de ce que les Anglo-Saxons nomment le “roman graphique” — la “bande dessinée”, made in America, ici revue et corrigée par le British Style. Sa plus grande réussite est sans conteste la série Sandman (DC-Vertigo), où sa verve de conteur trouve le plus naturellement place à donner libre court à son imagination. Il arrive pourtant que Gaiman donne dans une prose plus classique d'apparence : j'ai cité ci-dessus son roman, il a écrit aussi au cours des années nombre d'articles de critiques, de nouvelles, de poèmes. Et à l'occasion d'une grande convention de comics, le petit éditeur américain Dreamhaven a eu envie de réunir tous ces fragments de prose qui traînaient un peu partout, dans les supports les plus variés et les plus introuvables. D'où cet ouvrage, Angels & visitations, pas très gros (166 pages) mais très beau. Une production soignée : hardcover, jaquette illustrée par Dave McKean, belle maquette, belle typo, beau papier, et quelques illustrations N & B en prime (par Sienkiewitz, Schwarz, Bissette, Vess, Russell, Broeker et Zulli).
Le sous-titre est a Miscellany. Neil Gaiman donne une définition trouvée dans l'Oxford. Pour ma part, j'ai regardé à "miscellanées" dans le Petit Robert : « mélanges scientifiques ou littéraires ». Neuf nouvelles, deux short-shorts, un reportage, une critique de livre, une préface de recueil, un article d'encyclopédie du polar, six poèmes… Encore que les choses ne soient jamais aussi simples, de toute manière, tous les textes réunis ici racontent une histoire !
"Chivalry" conte sans avoir l'air d'y toucher la découverte du Saint Graal par une vieille dame dans une brocante de charité, humour très britannique. "Babycakes" est une brève horreur sur la disparition de tous les animaux et leur remplacement par les… bébés. Humour très noir. "Troll-bridge" est une broderie contemporaine douce-amère sur le vieux thème féerique du troll sous le pont. Humour désespéré. "Six to six" est l'errance vaine d'un journaliste dans Londres, la nuit, à la recherche du danger. Humour auto-dépréciateur. "Foreign parts" est une nouvelle d'horreur paranoïaque très efficace, à partir des maladies sexuellement transmissibles. Encore une pointe d'humour noir, comme dans "Mouse", une fable mainstream sur l'éloignement. "the Case of the four and twenty blackbirds" est une nouvelle policière à la Chandler — mais Gaiman ne peut jamais se contenter d'une simple intrigue polar (cf. Orchidée Noire…) ; ici, le détective privé enquête sur la chute d'Humpty Dumpty, qui n'aurait finalement pas été un accident comme l'ont prétendu tous les chevaux et tous les hommes du roi… "Looking for the girl" est un morceau d'autobiographie inventée, autour de l'expérience de l'auteur dans les revues “légères”. Humour nostalgique. "We can get them for you wholesale", toujours du polar tordu, est encore marquée par l'humour noir, pas très loin d'un Fredric Brown, m'a-t-il semblé. "Murder mysteries" est à mon goût la plus belle fiction du recueil, une pièce d'imagination typiquement gaimanienne : un ange raconte une nuit à l'auteur, dans les rues de Los Angeles, la toute première enquête sur le meurtre d'un ange dans la Cité d'Argent, alors que se bâtissait le Monde. Superbe, c'est la pièce maîtresse du recueil. "Murder mysteries" pourrait être un nouveau chapitre du Sandman.
Toute la beauté, toute la finesse de l'imaginaire gaimanien est présent dans ce recueil, à la fois divers et… unifié par ce mélange subtil d'humour(s), de mélancolie, de profondeur sans avoir d'y toucher, d'occasion de toucher, juste un instant l'Autre Côté des choses.
Rares sont les auteurs de la qualité de Neil Gaiman — et dans “qualité” peut se lire “constance”, ce qui est encore plus rare.