Keep Watching the Skies! nº 7, mars 1994
Lewis Shiner : Fugues
(Glimpses)
roman de Fantasy ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
Bien avant que la S.-F. ne s'y mette, les tourne-disques étaient des machines à voyager dans le temps : à l'écoute, ou plutôt à la réécoute d'une chanson favorite, l'imagination se replonge dans les souvenirs. Comme les odeurs, les sensations musicales évoquent les époques révolues bien plus fortement que les images ou les récits. Il suffit de littéraliser ce pouvoir de la musique pour en tirer un sujet de S.-F. : le procédé a été en particulier mis à profit par Joël Houssin dans son roman de 1990, Le Temps du twist, dans lequel un groupe d'adolescents du siècle prochain retournent au Londres des années 60-70 en se passant, sur le radiocassette de leur voiture de collection, des pirates de Led Zeppelin remontant à la date correspondante. Au faîte de leur célébrité, 71-75, Led Zeppelin, qui évitait soigneusement la surproduction et n'avait pas sorti d'album live, était un des groupes de rock le plus piraté.
Les pirates ou, pour employer le terme anglais plus précis, les bootlegs (enregistrements illégaux de concerts ou de sessions de studio inédites) ont connu des hauts et des bas dans leur diffusion — la vague actuelle, produite sur CD et provenant souvent d'Italie, pourrait bien se terminer d'ici peu à la suite des efforts du département contentieux des grands producteurs discographiques. Le marché actuel de la musique populaire, toujours soumis aux impulsions technologiques, a vu la montée en puissance d'un nouvel artefact motivé par le support CD : le coffret rétrospectif. Au début, on se contentait de reprendre une sélection des morceaux d'un artiste sur le nouveau support ; puis on a rendu l'objet lui-même plus attrayant en y ajoutant des livrets en couleurs ; puis il a fallu rendre la chose intéressante pour les collectionneurs de longue date en y ajoutant des bandes inédites tirées des archives : chansons nouvelles, ou, plus communément, versions différentes des airs connus. Il est intéressant de remarquer que Led Zeppelin fut l'un des premiers groupes à être l'objet d'un coffret rétrospectif assorti d'une grande campagne de promotion.
Ces fragments négligés qui revoient la lumière du jour sont pour l'amateur acharné de précieux aperçus des directions qu'aurait pu prendre la musique qu'ils aiment, et, dans les meilleurs cas, on ne peut que regretter que ces directions aient été, à l'époque, abandonnées, qu'elles qu'en soient les raisons. Si ces chansons ou ces versions inédites étaient sorties au lieu de celles que nous connaissons, nous aurions vécu dans un univers parallèle, bien différent du nôtre, pour ceux d'entre nous qui se passionnent pour la question. Le rock'n'roll a ses Albums Perdus Légendaires et l'un d'entre eux, Smile des Beach Boys — ou de Brian Wilson, plutôt —, qui joue un rôle important dans Fugues, vient récemment d'être inclus dans un coffret Beach Boys — ou du moins, on y a mis tout ce qui a pu en être retrouvé. Dans un monde parfait, Paul William [1] aurait écrit la critique parfaite du roman de Lewis Shiner ; dans le monde dont nous devons nous contenter, il en a seulement écrit l'article qui occupe tout l'espace de la copie de couverture, et le mentionne en passant dans Crawdaddy ! nº 3 — une critique très détaillée du coffret rétrospectif des Beach Boys, avec Smile. Une musique, qui finalement, n'a pas changé notre monde.
Mais ce Smile était-il celui que Brian Wilson voulait réaliser ? Comment le savoir puisqu'il n'a sans doute jamais existé qu'à l'état de potentialité ? Dans Fugues, Ray Shackleford, réparateur de hi-fi à Austin, Texas, se rend compte un jour qu'il est doué du pouvoir d'inscrire sur bande ce genre de musique potentielle, en s'imaginant en détail comment une session de "Let it be" aurait pu se dérouler différemment — en mieux — un soir dans les studios d'Abbey Road…
Une fois archivées par la bande magnétique, les rêveries de Ray prennent une autre dimension. Elles ne sont plus à lui, elles trouvent le chemin du marché des pirates, qui absorbe toujours avidement les versions inédites. Et cette fois-ci, elles dépassent tous les espoirs : le premier projet de grande envergure de Ray est Celebration of the lizard, des Doors — album perdu, légendaire s'il en fut. On en possède naturellement des fragments dans notre univers, comme, sous forme de pirates, l'autre grande œuvre perdue de Jim Morrison, Rock is dead. Mais ces fragments sont loin de la perfection, et la vente d'une version impeccable de la Celebration assure à Ray un revenu non négligeable.
Mais cela ne change pas le monde. Le rock ne l'a pas fait dans les années 60, malgré la conviction de ceux qui le vivaient à l'époque, et le sentiment toujours vivace chez les vétérans de la période que quelque chose avait bien failli se passer alors. Comme Ray le fait remarquer durant une plongée mentale en 1967 : “The next three or four years are going to be so intense some people will never got over them. They'll be talking about them for the rest of their lives”. Et cette opinion n'est pas seulement celle de Shiner : les textes de S.-F. qui parlent de musique nous renvoient régulièrement à 1965-70, pas à 55 ou 75 — voir par exemple Armaggedon rag de George R.R. Martin, ou la nouvelle d'Andrew Weiner, "Jeff Beck", ou celle d'Ian MacLeod, "Snoodgrass", reprise dans le dernier Year's best science fiction de Gardner Dozois. On peut y voir un effet de génération — les enfants du babyboom ont maintenant atteint un âge qui leur permet de coucher par écrit les réminiscences de leur âge d'or — mais il y avait aussi à l'époque des conditions objectives, parmi lesquelles le nombre de ces babyboomers, et la prospérité qui s'en suivait, qui causèrent un développement sans précédent et inégalé depuis, de la culture populaire. J'en veux pour preuve partielle la servilité avec laquelle la musique populaire d'aujourd'hui échantillonne tant des styles créés à l'époque.
Que le monde se soit trouvé ou non à l'époque à l'orée d'un changement avorté est beaucoup moins sûr. L'élan initial d'enthousiasme collectif s'est, semble-t-il, rapidement embourbé dans les pièges plus individuels de la toxicomanie. On pourrait dire — très schématiquement — que le désir d'amélioration du monde s'est recroquevillé en intérêt pour son propre cerveau, puis dégradé en la simple recherche du plaisir que nous connaissons depuis toujours. Jim Morrison constitue certainement un exemple majeur des dangers de cette dérive, et la raison, suggère Shiner, pour laquelle certaines de ses œuvres ont capoté, tient plus à ses propres penchants pour l'auto-destruction qu'à l'interférence de collègues musiciens ou producteurs incapables de partager sa vision.
L'alcoolisme de Jim Morrison ressemble aux problèmes que connaît Ray lui-même : à l'image d'un vrai créateur, il doit sacrifier un morceau de lui-même pour produire ses albums re-créés. Il se plonge dans le passé au cours d'hallucinations (?) pendant lesquelles il rencontre les artistes à l'époque de leurs projets malheureux, et perturbe le cours de leur vie pour modifier le cours des événements historiques. Quand il sort de sa transe, son propre monde n'a pas changé — à l'exception de l'existence de la bande d'un album inédit des Doors, et de l'augmentation de sa consommation de bière. Sa rencontre avec Brian Wilson tourne autours des problèmes psychologiques de ce dernier, et en particulier de sa relation à son père ; là encore, les projets musicaux de Ray suivent de près sa propre vie, dans laquelle il n'a jamais pu avoir une vraie conversation avec son père, dont il désirait l'approbation, tout en se heurtant sans cesse à un mur qui lui paraissait fait de mépris. Au fur et à mesure de la progression du roman, les projets entrepris par Ray exigent une immersion de plus en plus profonde, et ses problèmes réels empirent en proportion — le vieux schéma faustien. Son dernier album perdu sera le dernier disque de Jimi Hendrix, et si Morrison évoque l'alcoolisme, et Brian Wilson l'incompréhension père-fils, Hendrix sent le sexe et la mort. Et de fait, Ray perd sa femme, et manque perdre la vie.
Si le présent de Ray est quelque peu décourageant, le passé dans lequel il se replonge est magnifiquement rendu. Shiner fait étalage du soin apporté à sa documentation musicale, et les scènes qu'il situe dans les années 60 sont bourrées de détails, que Ray, tout en s'introduisant dans ce monde auquel il est étranger, ne peut qu'admirer. Quand il revient de sa plongée dans le Los Angeles des Beach Boys en 68, il est obligé de téléphoner à un magasin de disques pour s'assurer que Smile — dont il ramène un “enregistrement mental” prêt à passer sur bande magnétique — n'est affectivement pas passé du rêve à la réalité.
Mais Fugues ne passe pas complètement à l'acte. Le livre refuse l'étiquette S.-F. — aucune mention en couverture, en dépit d'une citation élogieuse de William Gibson — et, logiquement refus de changer le monde où évolue son protagoniste — malgré le pouvoir paranormal de ce dernier. On n'est jamais pourtant loin de la S.-F. Paul Williams, dans son “blurb” (commentaire de couverture), parle de la “semi-fantastical reality of the […] rock'n'roll fan”, et il est exact que le rock est comme la S.-F., en ce sens que les deux créent un monde imaginaire dans lequel leurs enthousiastes peuvent se perdre à l'aide d'une technologie affichée, emblématique. Les fusées d'un côté, les guitares électriques de l'autre. Même en laissant de côté le voyage dans le temps, Fugues commence dans l'atelier de Ray, une pièce où s'entassent les éléments de chaîne, en état de fonctionnement ou non, des éléments dont la tradition esthétique est faite de vantardise technophile : voyants, boutons, cadrans, le tout servi sur un plateau de métal brossé ou de plastique noir mat. La musique que Ray invoque ne vient pas de nulle part, mais des “Speakers in my workshop” (p. 18), et est enregistrée pour la première fois sur “a new Maxell XLII60” à l'aide d'un magnétophone Nakamichi (p. 22). Gibson, lui aussi, adore les noms de marques. Et nous savons que la technologie a contribué à l'évolution artistique du rock — pas seulement au travers des possibilités offertes aux musiciens en studio, mais aussi à cause de l'équipement disponible pour les auditeurs, qui peut lors de la reproduction mettre en valeur un aspect ou un autre — les autoradios mono, ondes longues, appelaient une autre sorte de mixage et de production que les platines CD, pour prendre un exemple extrême.
Mais la seule machine à voyager dans le temps qui subsiste au bout de quelques chapitres est le corps de Ray lui-même, un corps qui paraît de plus en plus fragile, de moins en moins fiable, tandis que la source de la musique réside de plus en plus dans les douleurs internes de Ray. On perd donc de vue l'aspect technologique, et l'atelier de réparations Hi-Fi se révèle comme un refuge, un refuge contre Elizabeth, l'épouse de Ray, et contre ses propres incertitudes sur la direction que prend sa vie. La technique se transforme en une activité artificielle, calmante, “something to do with my hands”. Ce qui est un point de vue sur la technique plus méprisant, plus proche de celui de la société en général ou de la littérature traditionnelle, non-SF : la technique est peut-être utile sur un plan matériel, mais elle n'a jamais d'implications profondes, elle ne change pas le monde. Nous, fans de S.-F., ne goberons jamais cela.
Simultanément, le roman met moins l'accent sur les voyages dans le passé — quel que soit leur niveau de réalité —, et leur interaction avec le monde extérieur — les CD pirates qui se vendent comme des petits pains —, pour se focaliser sur la vie personnelle de Ray. Il part en voyage à Cozumel, là où son père est mort dans un accident de plongée sous-marine, et non seulement il manque de connaître le même sort, mais il tombe encore plus profond — il tombe amoureux d'une Américaine expatriée qui lui fait oublier ses derniers liens affectifs avec Elizabeth. Sa dernière plongée dans le passé, à la poursuite de Hendrix, suivra à nouveau la plongée fatale de son père, et il se réveille à l'hôpital après avoir vu la mort de près — et rencontré beaucoup de gens là-bas ; les scènes ne sont pas tout à fait au niveau dickien, mais excellentes tout de même. Toutefois, il est désormais clair que le centre d'intérêt du livre est l'individu, pas le monde. En S.-F., c'est le cerveau humain qui serait capable de changer le monde, on pourrait se permettre un optimisme comparable à celui des années 60 ; mais au fur et à mesure de la reprise en main par les drogues et la répression, c'est le monde qui plie l'esprit à sa volonté, et Fugues abandonne le point de vue extérieur, vaste, de la S.-F. au profit de celui, plus intimiste, de la Fantasy ou de la littérature psychologique classique. Oui, comme les rebelles d'autrefois, Ray va devoir s'adapter au monde, repenser sa vie, prendre un nouveau départ, plus sain, plus conformiste.
Le message n'est pas idiot, et Shiner le transmet avec beaucoup de finesse et de talent littéraire. Était-ce inévitable ? Dans le roman, le monde, lui aussi, manque de changer — la parution de la version pirate de Smile attire l'attention de la direction de Capitol Records, la maison de disques des Beach Boys, et surprise !, au lieu de faire un procès, ils sont contents ; même Brian Wilson, quand il entend l'enregistrement, lui donne son approbation et accepte de la faire sortir officiellement comme l'album qu'il avait toujours voulu faire. Si le roman avait suivi les conséquences logiques d'un événement aussi surprenant — pour que la direction d'une maison de disques ne fasse pas de procès dans ces circonstances pareilles, il faut vraiment qu'une sorcellerie puissante soit à l'œuvre ! —, le monde n'aurait pas pu survivre intact : la presse musicale se serait sûrement posé la question de l'origine de ces bandes miraculeusement réapparues.
Mais le roman se détourne de développements aussi dangereusement proches de la Science-Fiction. Et quoique Ray Shackleford soit un personnage agréable et que sa vie soit intéressante, les figures les plus inoubliables de ce livre, comme dans Deserted cities of the heart, roman de Shiner paru il y a quelques années, sont les musiciens, qui semblent doués de pouvoirs magiques. J'ai été un peu déçu par la direction prise par le livre : il y a caché là derrière un des Grands Romans Perdus de la S.-F. Peut-être, peut-être, si je reste assis longtemps à bader devant mon ordinateur, si je m'imagine dans des détails assez poussés Lew Shiner devant son bureau à San Antonio, je graverai sur une disquette de 3,5 pouces une version différente de son manuscrit, le manuscrit de ce grand roman perdu de la SF-rock, sorti de la gangue des interventions des directeurs littéraires et des impératifs du marché…
Notes
[1] Qui était l'exécuteur testamentaire littéraire de Philip K. Dick et animait jusqu'à il y a peu le bulletin de la Philip K. Dick Society. Ces derniers temps, il a préféré ranimer Crawdaddy !, son vieux fanzine de rock qui remontait aux années 60, pour en faire une sorte de personalzine rock.