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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 7 les Maîtres de la Science-Fiction

Keep Watching the Skies! nº 7, mars 1994

Lorris Murail : les Maîtres de la Science-Fiction

essai ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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La parution d'un nouvel ouvrage encyclopédique sur le genre qui nous préoccupe reste une chose assez rare pour devoir être, plus que signalée, examinée sous toutes ses coutures dans une revue comme KWS. J'apporte donc, avec quelque retard, ma modeste contribution à l'entreprise. Ayant trouvé les Maîtres de la Science-Fiction — le titre doit plus à l'éditeur qu'à l'auteur, semble-t-il — dans une pile de courrier au retour d'un long séjour à l'étranger, j'ai eu tout de suite l'occasion de le mettre à l'épreuve pour répondre à une lettre de thésarde américaine qui recherchait des informations sur la S.-F. française d'avant 1950 (et après la Belle Époque). Les renseignements qui pouvaient l'intéresser y étaient plus présents que je pensais, et faciles d'accès. J'ai vite trouvé les notices sur Jean de la Hire, Maurice Leblanc, Gustave Le Rouge, André Maurois, Régis Messac, José Moselli, Maurice Renard, J.H. Rosny aîné, Jacques Spitz et les auteurs de Sciences et Voyages.

À peine cité le nom de maison d'édition, on se rend compte que le livre de Murail doit être destiné à un vaste public (étudiants, lycéens, professeurs du secondaire, simples curieux). Et Bordas ne lésine pas sur les moyens pour rendre sa production attrayante : pour 89 FRF, on a droit à du papier légèrement glacé, à une iconographie abondante (essentiellement des reproductions d'illustrations ou de couvertures ; la recherche de photos d'auteurs a dû sembler trop longue) et à une maquette originale, d'inspiration journalistique. Les textes principaux, présentés sur deux colonnes, sont accompagnés d'encadrés plus ou moins longs, qui introduisent dans une police avec un corps plus petit, citations, extraits d'interviews ou de commentaires, renseignements anecdotiques (Dune aurait été refusé par vingt-deux éditeurs avant de trouver preneur…), ou mini-articles sur des sujets connexes. C'est amusant et ça peut accrocher le lecteur peu concentré, même si on peut en refermant le livre douter de la pertinence de tous les fragments ainsi collationnés.

Murail se charge aussi de fournir au lecteur une entrée en douceur dans le domaine, en brossant d'abord un panorama des préjugés infondés dont le genre est victime — il se sert beaucoup dans ce but du compendium des Frères Bogdanoff : l'Effet Science-Fiction —, puis en donnant un aperçu de ses spécificités de fonctionnement, en particulier l'ascendant pris en S.-F. par la vision collective aux dépens de l'idée du créateur individuel, tant chérie par la littérature en général. D'où une bonne section de vulgarisation titrée : "une Littérature collective", avec des parties sur "l'Univers organisé de la S.-F." (en clair, le fandom), et "l'Élaboration commune du texte" ; et fort logiquement, suit une courte section sur revues et collections.

Ensuite, contradiction apparente, l'essentiel du livre se compose de deux dictionnaires d'auteurs : les “maîtres” du titre, au nombre de vingt-sept “anciens” et soixante-quinze “modernes”, le point de séparation étant John W. Campbell, plus un bref dictionnaire complémentaire qui passe brièvement en revue cent quatre autres auteurs. Le livre est complété par une sélection “représentative du genre” de cent vingt-huit romans — qui fait peut-être double emploi avec les dictionnaires —, une brève chronologie (encore une liste d'œuvres, essentiellement), un article sur la Fantasy qui suit en très bref le plan de l'ouvrage entier, une bibliographie de deux pages d'ouvrages critiques et deux index.

Le lecteur novice, une fois lâché le fil d'Ariane de l'introduction, n'y retrouvera peut-être pas ses billes : le genre collectif se retrouve tout d'un coup fragmenté en une myriade d'individualités — et, soyons juste, quelques couples (Leigh Brackett et Edmond Hamilton, Nathalie et Charles Henneberg, Catherine L. Moore et Henry Kuttner, Arcadi et Boris Strougatski). À la différence d'ouvrages précédents (Versins, Nicholls, Guiot-Andrevon-Barlow), on ne trouvera pas ici d'entrées thématiques en tant que telles ; toutefois, au détour des pages, on découvre, à propos d'un tel ou d'un autre, de petits articles sur un sujet connexe. Les plus développés ("Sciences et voyages et l'anticipation française entre les deux guerres", "les Femmes dans la S.-F.", "la S.-F. soviétique") se sont fait leur place au sommaire ; mais il y en a d'autres et j'ai relevé par exemple :

La question peut se poser de savoir si ce mode d'organisation sera le plus adapté pour quelqu'un qui découvre la S.-F. ; on peut supposer qu'il prendra le Murail comme on prend un livre de cette sorte, un peu par tous les bouts, en le suivant au hasard des pages et des renvois. Mais s'il cherche à savoir ce que la S.-F. a pu produire sur tel ou tel sujet (l'immortalité, les robots, la télépathie, les voyages dans le temps, les sociétés aux mœurs étranges, que sais-je…), il ne le trouvera pas ici. Il aura plus de chance d'avoir une explication dans la Science-Fiction, l'ouvrage de Denis Guiot, G.W. Barlow, et J.-P. Andrevon, qui comporte nombre d'entrées thématiques, avec des renvois croisés, et un index très fouillé, mais… aucun sommaire, et des choix de thèmes parfois curieux — Guiot procède par exemple à une distinction entre "uchronie" et "univers parallèles"…

Paru il y a six ans aux éditions M.A./l'Encyclopédie de poche, dans la collection "le Monde de…", le Guiot-Andrevon-Barlow se présente de façon nettement plus austère, pour 69 FRF seulement (donc 20 FRF de moins qu'ici — mais il y a quelques années), un format légèrement plus petit le place résolument parmi les livres de poche, avec du papier moins luxueux, pas d'illustration, une maquette spartiate. Ses deux cent quatre-vingt-cinq pages le font arriver à un nombre de signes comparables à celui des Maîtres de la S.-F. (environ six cent mille ou sept cent mille, quoique les fantaisies typographiques du Murail le rendent difficile à calibrer).

L'austérité du G-A-B s'accompagne d'un indéniable sérieux : par exemple, leur ouvrage comporte un index d'environ deux mille cinq cents entrées contre moins chez Murail — qui est plus restrictif dans ses choix : nom de personnes ou titres d'œuvres seulement — ; on y trouve une liste complète des lauréats des prix littéraires du genre, qui fait défaut à Murail, qui insistait pourtant sur l'importance de ces rituels internes au milieu ; et des renvois systématiques d'un sujet à d'autres qui peuvent être pertinents. Mais il manque du style papillonnant, parfois leste au point de la méchanceté, que Murail a imprimé à son propre survol.

Quant à la densité de la couverture du sujet, je ne peux la juger que par sondage, aussi ai-je examiné dans le cas des deux livres la lettre S — plus riche en Anglo-Saxons qu'en Français, il est vrai. Le trio parisianogrenoblois nous donne des notules thématiques sur Science, Sexe, Space opera, Speculative fiction et des portraits d'auteurs pour Sheckley, Silverberg, Simak, Cordwainer Smith, Spinrad, Stapledon, Sternberg, A. et B. Strougatski et Sturgeon. Murail ajoute à ceux-là, chez les anciens (où l'on trouve Stapledon), E. E. “Doc” Smith et Jacques Spitz et chez les modernes, Dan Simmons et John Sladek ; dans son dictionnaire supplémentaire : Saberhagen, Sargent, Schmitz, Bob Shaw, Sheffield, Lucius Shepard, Jacques Sternberg, Sucharitkul, Swanwick ; et dans la partie consacrée à la Fantasy des mentions des livres de Silverberg, Clark Ashton Smith, Spinrad et Thomas Burnett Swann.

Il y a bien sûr un effet de date ; il y a six ans, par exemple, personne ne connaissait Dan Simmons, ou n'attachait pas beaucoup d'importance au cyberpunk — mais, curieusement, Murail, qui cite les commentaires de Sterling, et le qualifie de « pilier du mouvement cyberpunk » dans sa notule sur la Shismatrice sélectionnée parmi les cent vingt-huit romans représentatifs, ne lui consacre pas de notule, et ne le cite pas dans le bref encadré qu'il consacre au mouvement en bas de la page réservée à William Gibson ; tout ouvrage de cette ampleur présente de petites omissions ! Paradoxalement, Murail, qui soulignait le caractère collectif de la S.-F., est donc plus détaillé dans son recensement des auteurs individuels.

Pour ce qui est du contenu des livres eux-mêmes, Murail frappe, je l'ai dit, par un ton plus léger, parfois vif au point de laisser une impression de superficialité dont l'œuvre dévouée et approfondie de Guiot et consorts, qui sont baignés de S.-F. de longue date, ne pourrait jamais être soupçonnée.

Conséquences : les goûts, les choix arbitraires de l'auteur-Murail transparaissent nettement dans les Maîtres de la S.-F. Entendons-nous bien : l'encyclopédie la plus soucieuse d'objectivité du monde ne pourra manquer de refléter les choix nécessaires de ses rédacteurs ; mais ils pourront être plus ou moins lissés par un patient travail de confrontation de points de vue. Murail écrit seul, Murail écrit avec spontanéité et parfois quelques gouttes d'acide — notre ami Claude Ecken, avec qui j'ai discuté fort utilement de ce livre, a bondi à la lecture d'une phrase tirée de la (brève) notice consacrée à Antoine Volodine : « la denrée la plus rare qui soit dans la littérature spéculative nationale : un ton, un style, ce qu'il faut de classe » (p. 206). La charge en creux est dévastatrice.

On peut glaner d'autres remarques du même tonneau : à propos de Daniel Walther, « le premier venu (1965) de la vague qui devait— ou aurait dû — renouveler la S.-F. française… » (p. 206) ; à propos de Pierre Pelot : « un répertoire qui était presque unanimement celui de la S.-F. française d'après 68 et qu'il serait peut-être temps de renouveler un peu » (p. 203) ; « sans doute la littérature de Léourier n'est-elle pas exaltante, mais elle fait bonne figure au sein de la production française de ces vingt dernières années » (p. 201) ; « associé à la jeune Science-Fiction française des années 70 […], Jean-Pierre Hubert fait partie des rares rescapés » (p. 200) ; à propos de Joël Houssin : « un des rares rescapés (encore !) du temps où la S.-F. française faisait (tardivement) sa révolution » (p. 199) ; à propos de Philippe Goy : « un ton original, souvent sarcastique dont la S.-F. française n'avait pas les moyens de se priver » (p. 198) ; à propos de Dominique Douay : « l'éternel espoir de la S.-F. française » ; à propos de Francis Carsac : « l'un des rares auteurs français révélés grâce au "Rayon fantastique" dans le grand désert des années 50 » (p. 194) ; « Brussolo semble avoir voulu combler à lui tout seul le vide relatif de la S.-F. française, au début des années 80 » (p. 194). Dorémieux, Duvic et Demuth échappent aux flèches du Parthe, mais sont l'objet de commentaires portant beaucoup sur leur abondante activité de traducteurs et directeurs littéraires.

Bref, Murail n'a pas un goût immodéré pour la S.-F. française, et ne s'en cache pas ! Ou plutôt n'aime-t-il guère la S.-F. française des années 70, quoique… la période a été précédée par le « grand désert des années 50 » et suivie du « vide relatif […] au début des années 80 ». Faut-il y voir un éclair de productivité entre 1960 et 1965 ? J'en doute un peu, gageons plutôt que la période fût tellement creuse qu'il s'y logea trop peu d'auteurs pour occasionner une saillie muraillenne.

Le florilège ci-dessus est sans doute injuste ; il est sélectionné exclusivement dans le dictionnaire complémentaire qui regroupe par définition des auteurs que Murail estime moins cruciaux, et ne souffle mot de ses commentaires élogieux sur les autres, ceux du dictionnaire principal. Dans ce dernier, on lira cependant avec profit l'article "Andrevon". De toute façon, tout auteur a droit à sa subjectivité, et ce n'est pas à moi, qui ne saurais guère éprouver pour la S.-F. française l'attachement particulier que peut engendrer l'appartenance nationale ou culturelle, de lui faire la leçon.

Le devoir d'objectivité d'un encyclopédiste, par contre, peut-être jugé à l'aune de l'espace qu'il consacre à différentes parties de son sujet. Sur les vingt-sept entrées consacrées aux “anciens”, on en trouve douze consacrées à des francophones (y compris André Maurois !), quatorze à des anglophones et un à un “autre” (Karel Čapek). Mais l'époque était plus faste pour la S.-F. européenne. Sur les soixante-quinze entrées consacrées aux “modernes”, on n'en dénombre que dix pour les francophones, deux pour les “autres” (Lem et les frères Strougatski), et le reste pour les omniprésents Anglo-Saxons. Dans le dictionnaire complémentaire, dix-huit francophones sur cent quatre, c'est un peu mieux, mais pas terrible. Place modeste pour la S.-F. française, mais pas injuste : on ne saurait reprocher à Murail de peindre la situation éditoriale telle qu'elle est. Toutefois, quelques omissions totales sont gênantes : Jouanne Stolze et Wintrebert sautent aux yeux ; ne parlons pas de Boireau ou Marlson, ni de Canal et Dunyach, ni de ces dangereux meneurs que furent Bernard Blanc et Yves Frémion (ce dernier est cité à propos d'Univers, mais curieusement omis de l'index).

Pour ce qui est des auteurs du Fleuve Noir, silence par exemple sur Ayerdhal, Wagner, Béra, Pagel, Gilles Thomas et Thirion ; G.J. Arnaud, Houssin, Wul et Bruss sont cités, ainsi que les œuvres de Gilles d'Argyre, Kurt Steiner et Pierre Suragne ; et je comprends qu'on oublie pudiquement Jimmy Guieu et Richard-Bessière. Murail a pris le parti de souligner les contributions des auteurs extérieurs au genre, ce qui est bien — d'où la présence, inévitable finalement de Barjavel, Merle (dictionnaire principal), Boulle, Sternberg (dictionnaire complémentaire). Mais alors, pinaillons quelque peu : pourquoi pas Escarpit, Vian ou Volkoff ? Reconnaissons que si les noms omis par Murail peuvent être trouvés dans le Guiot/Andrevon/Barlow, ils ne s'y voient pas pour autant consacrer d'article propre : seul l'abondant index nous permet de les traquer au détour des listes de prix, ou des articles sur la S.-F. française ou tel thème précis.

Le deuxième groupe à mon sens sous-représenté dans le livre est celui des femmes auteurs de S.-F. Certes, un article bienveillant leur est consacré en tant que catégorie, et aucune réflexion du type de celle concernant la S.-F. française moderne ne peut être relevée. Toutefois, je trouve leur place modeste au regard de leur présence actuelle — particulièrement, il est vrai, en Fantasy, genre de pénétration récente dans notre pays et traité ici en quelques pages seulement. Donc, aucune femme parmi les “anciens” — ce qui était inévitable, à moins de remonter à Frankenstein, ce que Murail ne fait pas, tout en s'expliquant fort bien et en mentionnant l'œuvre — ; parmi les modernes, on trouve Leight Brackett, Nathalie Henneberg et Catherine L. Moore, regroupées dans des articles avec leurs époux respectifs — cela se justifie dans les deux derniers cas, et le rôle majeur de C. L. Moore en particulier est bien souligné ; seules Ursula K. Le Guin et Joanna Russ ont leur entrée indépendante, la deuxième étant en quelque sorte transformée en porte-drapeau de l'arrivée des femmes en S.-F. Je trouve quelque peu choquant de ne parler de Kate Wilhelm que dans un encadré accompagnant l'article sur son mari Damon Knight, bien connu pour ses activités critiques et éditoriales, mais certainement inférieur comme écrivain. Dans le dictionnaire complémentaire, on relève treize femmes sur cent quatre, plus Ada Rémy citée comme la moitié d'un tandem marital. Rien de scandaleux, mais bilan mitigé tout de même, parmi elles, James Tiptree, Jr., est au moins aussi importante que Joanna Russ, et Bradley et McCaffrey aussi auraient largement mérité de figurer dans le dictionnaire principal — sans que j'aime beaucoup leur œuvre, je me rends compte de leur importance. On ne trouvera aucune mention de Lisa Goldstein, Nancy Kress, Élisabeth Vonarburg, Joëlle Wintrebert (française apparue dans les années 70, elle cumule les handicaps ! Mais Christine Renard est là pour compenser) ; non plus que d'article sur Vonda McIntyre, Octavia Butler, Pat Cadigan, Gwynneth Jones, ou Connie Willis (qui sont pourtant toutes mentionnées dans l'article sur femmes et S.-F.).

Autre particularité — modeste — des choix de Murail : la sélection d'un certain nombre d'auteurs qui à mon sens resteront toujours — du point de vue de la S.-F. tout au moins — les hommes d'un seul livre. Difficile, certes de récuser la présence de George Orwell et d'Aldous Huxley (le premier parmi les modernes, le deuxième parmi les anciens, curieuse conséquence de la classification par rapport à la deuxième guerre mondiale). Mais, parmi les modernes, fallait-il vraiment consacrer une pleine page à Walter M. Miller, Jr. et Bernard Wolfe ? Et dans la liste complémentaire, j'avoue être un peu surpris par la présence de A. A. Attanasio, T. J. Bass, Len Deighton, Daniel Drode, Daniel Keyes, Vincent King, Richard McKenna, Ward Moore, Edgar Pangborn, Walter Tevis et Wilson Tucker ? Un peu de réflexion me mènerait peut-être à quelques absences également discutables : John Shirley, Daniel Galouye, James Morrow, par exemple.

De façon surprenante, Galouye est d'ailleurs représenté par deux romans dans la liste des cent vingt-huit œuvres, qui joue un peu le rôle d'amortisseur des choix opérés dans le corps du dictionnaire, dans la mesure où Murail y a volontairement limité le nombre de titres des auteurs majeurs pour préserver la diversité des livres représentés. À mon sens, il aurait mieux valu éliminer du dictionnaire les auteurs dont la réputation ne repose que sur un ou deux ouvrages — dans notre domaine — et, commenter ces ouvrages dans une liste d'œuvres un peu plus étendue ; cela aurait aussi pu correspondre à un point de vue plus “genre collectif”, moins marqué par la mise en avant de la personne de l'auteur.

Quoi qu'il en soit, la liste d'œuvres nourrit à nouveau ma réflexion sur la différence entre la subjectivité de Lorris Murail et la mienne propre ; ainsi, on trouve recensés quatre Vonnegut, quatre Van Vogt, trois Harness — autant pour Heinlein ! Murrail a pour Harness une passion visiblement ardente, mais décalée par rapport à la stature de l'auteur dans le genre — contre un Zelazny, un Jeury, aucun Kim Stanley Robinson, aucun Curval ; et on y trouve des œuvres à mon avis mineures et bien oubliées comme le Son du cor ou l'Année du soleil calme.

Les chois de Murail sont légitimes comme est légitime toute subjectivité ; ils me paraissent révélateurs d'un point de vue qui s'est beaucoup nourri de S.-F. dans le lieu et à l'époque où je l'ai moi-même découverte (la France des années 70) et qui est resté marqué par une sorte de consensus éditorial français de l'époque, celui des Klein, Sadoul ou Goimard. Je ne veux pas dire par là qu'il y ait eu la moindre conspiration, ni que les trois directeurs cités soient entre eux d'accord, mais plutôt qu'en moyenne, et avec quelques autres, ils ont par leur œuvre éditoriale — et anthologique — formé un certain “goût S.-F. ”.

Que le paysage éditorial français soit perceptible est inévitable dans le cas d'un ouvrage qui traite de son sujet uniquement à travers les publications en langue française — choix compréhensible. Mais ce “goût S.-F. français des années 60-70” se trahit par la présence dans cette étude d'auteurs qui ne se sont, à mon avis, distingués que par un "CLA" ou un "Ailleurs et demain". On pourrait même conjecturer que la place modeste réservée à la Fantasy et aux écrivaines ressortit aux mêmes influences, du même décalage temporel, sensible en filigrane malgré le soin pris par l'ouvrage à suivre l'actualité.

Oh !, désolé, je me rends compte que j'ai entraîné les lecteurs qui m'auront suivi jusqu'ici dans une querelle, pardon, un débat de spécialistes. Résumons-nous : vivant, occasionnellement subjectif, très complet au niveau de la couverture des auteurs, innovant par sa maquette, les Maîtres de la Science-Fiction trouvera certainement sa place dans la bibliothèque de références de tout amateur de S.-F. Il ne constitue pas — ce n'était pas sa tâche — l'ouvrage solide et à jour dont on aurait besoin à propos de la S.-F. française ; et les vrais mordus du domaine anglo-saxon préféreront économiser leurs sous pour se payer la nouvelle édition de l'Encyclopaedia of science fiction de Peter Nicholls, mais je ne crois pas qu'ils pourront se retenir longtemps de jeter un coup d'œil au Murail.