Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994
James Patrick Kelly : Wildlife
roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Le dernier roman de James Patrick Kelly nous force à reconsidérer l'esthétique du fix-up, ce monstre de Frankenstein qu'est le roman échafaudé à partir de morceaux recousus qui constituaient dans leur vie précédente autant de nouvelles séparées. Friande de toutes sortes de monstres, la S.-F. l'était aussi de celui-là — pour des raisons qui tenaient plus au bien-être matériel de ses praticiens des années 30 à 50, obligés qu'ils étaient d'aller quérir chez les magazines les moyens de leur survie au jour le jour, sans pouvoir s'engager dans l'investissement temporel risqué que représente un roman écrit d'un seul jet
Si Heinlein fut le premier — ou le plus notable — à briser ce moule, Van Vogt, par contre, s'en fit l'artisan le plus fidèle. La logique de livres comme l'Histoire du futur ou Fondation — œuvres de leur premier éditeur aussi bien que de Heinlein ou Asimov — était celle du cycle de nouvelles enchaînées, elles offrent des aperçus sur une évolutio historique. Van Vogt, lui, bâtissait des romans bourrés d'invraisemblables retournements enfantés par la juxtaposition de textes a priori totalement étrangers les uns aux autres — enfantés aussi, soyons juste, par ses techniques d'écriture oniriques. Confronté à ce tourbillon événementiel, le cerveau du lecteur se retrouve contraint à reconstruire les pièces manquantes pour intégrer tous les angles qui lui sont présentés ; un peu comme notre centre de vision construit des images en relief à partir de ces chaos colorés mis au point par ordinateur qui sont devenus tellement à la mode depuis peu.
Depuis l'âge des Van Vogt et Heinlein, la S.-F. s'est rapprochée des normes littéraires romanesques avec le retour à l'avant-scène du personnage, fil conducteur de l'œuvre ; à l'opposé, la littérature d'aventures crée des héros de séries, prêts à endosser les capacités nécessaires aux péripéties les plus variées — Bob Morane en est l'exemple typique : au bout de cent cinquante volumes, il devient même impossible de lui attribuer une biographie cohérente ! Le protagoniste des fix-ups participe à ce syndrome de la biographie éclatée, rejeton qu'il est souvent de plusieurs personnages distincts fondus en une entité pour les besoins de la cause.
Au fait, au fait ! Kelly a produit ces dernières années — entre autres — deux longs récits fort remarqués : "le Prisonnier de Chillon" (Asimov's, juin 1986 ; Univers 1988) et "Mr. Boy" (Asimov's, juin 1990). Dans le premier, nouvelle à cent à l'heure à la mode cyberpunk, nous découvrions Wynne Cage, journaliste prête à risques les foudres de la loi pour chercher le scoop en compagnie des malfaiteurs (en l'occurrence, Django, qui vient de voler un logiciel ultra-secret dans une station orbitale, et se parachute avec elle aux abord du lac Léman). Dans la forteresse de Chillon, ils rencontrent leur contact, Bonnivard, un homme horriblement estropié qui mène une vie indépendante grâce à des servo-mécanismes de plus en plus perfectionnés. "Mr. Boy" est beaucoup plus surprenant : Peter Cage est un homme de vingt-cinq ans qui possède toujours l'apparence d'un garçon de douze ans grâce aux traitements réguliers qu'il suit aux frais de sa mère. Celle-ci est tellement riche qu'elle a pu se faire modifier génétiquement pour adopter l'apparence de la statue de la Liberté, ou plutôt d'un rideau de protoplasme pendu à un squelette d'acier de onze étages de haut, comme le dit l'auteur. les distractions de Peter sont celle d'un gosse de riche de son siècle : fêtes en réalité virtuelles, destruction massive d'objets précieux et anciens, petit délinquance informatique. mais les forces conjuguées d'une société de vigiles informatiques et d'une adolescente d'origine modeste dont il tombe amoureux vont le forcer à grandir.
Ainsi résumé, l'intrigue de "Mr. Boy" ne paraît guère originale : un brin de Gatsby le magnifique, un soupçon de Raymond Queneau (les orgies de destruction, comme dans Saint Glinglin), une bonne dose de moralisme — les perversions des très riches ne se voient plus seulement dans leurs habitudes, dans leurs vices, mais aussi tout simplement dans leur corps. Stennie, un ami de Peter, s'est fait tailler sur mesure un organisme de dinosaure pour y loger son cerveau… La nouvelle était un tour de force, et reste un des moments forts du livre ; seuls certains détails ont été modifiés pou renforcer les liens — a priori tenus — avec le texte précédent.
Mais quel rapport entre Wynne et Peter Cage ? Eh bien, Wynne — sur le tard — est devenu la statue de la Liberté qui sert à la fois de maison et de mère à Peter, et ce dernier n'est qu'un clone masculin de Wynne. Mais elle-même n'était qu'un clone féminin de Tony Cage, célèbre créateur de drogues du début du xxie siècle, qui tint dans sa vie le rôle de père, puis d'amant, avant une rupture consommée à l'occasion de l'une des hibernations périodiques de Tony.
La première partie de Wildlife est une reprise de "le Prisonnier de Chillon". On repart ensuite une vingtaine d'années en arrière pour en apprendre plus sur les rapports quasi-incestueux entre Tony et Wynne, puis, saut dans le futur, nous suivons les démêlés de Mr. Boy (Peter) avec sa “mère” — dont il n'est, lui aussi, qu'une copie génétique —, et finalement, quelques années plus tard, nous retrouvons Wynne éclatée en plusieurs copies aux destins fabuleusement divergents. La construction pousse à ses limites les possibilités du fix-up : les sauts dans le temps privent le lecteur d'une partie des informations utiles à la compréhension, les retours en arrière nécessaires peuvent achever de le désorienter. La curiosité est toujours aiguisée mais il faut se méfier d'un excès de telles tactiques : au-delà d'un certain degré de confusion, on renonce à se poser des questions. Kelly frôle le point de non-retour dans ce livre, et se voit parfois mené à de longues explications qui en alourdissent le rythme — heurté. On peut cependant tirer vertu de cette faiblesse, et Kelly le prouve en concluant le livre par une scène de procès dans la grande tradition du film policier américain, où les explications définitives sont passées par le filtre d'un débat contradictoire entre avocats, prévenus et juges. Peu importe qu'ici le prétoire ait cédé la place à la réalité virtuelle d'un système d'intelligence artificielle.
Heinlein se voit aussi rendre un hommage indirect : tous les personnages principaux du livre, s'ils ne sont pas le même à différents points du temps comme dans "All of you zombies", sont des clones les uns des autres. Mais clone ne signifie pas copie à l'identique — le même héritage génétique, avec un éventuel changement de sexe, peut conduire, par le biais des expériences personnelles différentes, à des personnalités profondément divergentes. Wynne Cage elle-même, point central de la triade Cage, manifeste des aspects totalement opposés — voire en compétition les uns avec les autres, dans la dernière partie du roman qui rappelle le John Varley de la série des Huit mondes. Le personnage, fil du roman, revient donc dans ce fix-up mais sous une forme tellement éclatée qu'on en perd la notion habituelle de l'évolution de la personnalité.
John Varley restait par sa façon plus proche de Heinlein : pris dans l'action, ses personnages ne révélaient qu'incidemment les surprises — pour nous — de la société où ils vivaient. J'aurais tendance à reprocher à Kelly un penchant pour les digressions un peu longues, les réflexions trop explicitées sur, par exemple, les dilemmes du passé commun par deux copies (informatiques) de la même personne. C'est ce qui distingue Kelly des cyberpunks qu'il pastiche ouvertement — le “wildlife”, c'est l'intelligence affranchie du support biologique, vécue comme une menace par la société humaine —, et le fera sans doute toujours ranger parmi les “humanistes” (catégorie essentiellement imaginaire inventée par Michael Swanwick pour fourrer tous les jeunes auteurs de S.-F. non c-punks).
Kelly à de l'imagination, sait intégrer les obsessions de son temps — au début du livre, Wynne Cage fait du reality show ; on se croirait dans Kika d'Almodóvar —, et même glisser une ou deux plaisanteries subtiles (cf. p. 290 : “Yeah, and the meaning of life is 101010” — décodez le binaire et relisez le Guide du routard galactique). Malgré ses cahots de construction — qui se révéleront peut-être à la réflexion des coups de génie — Wildlife est un excellent roman dont la tension ne faiblit pas en avançant.