Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994
Paul Basselier & Franck Watel : les Îles d'Auvergne (les Manuscrits d'Imago Sekoya – 1)
roman graphique de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Grand album élégamment présenté, ce livre a posé plus d'un problème de classification aux libraires, au point qu'il a pu se glisser, à cause de son titre, parmi les guides touristiques ! On devrait pourtant connaître le statut irrémédiablement continental de l'Auvergne actuelle et ne pas se laisser prendre par l'adresse de l'éditeur (43230 Paulhaguet) et celle de l'imprimeur (Paulhac), toutes deux situées dans ces fameuses îles d'Auvergne, peuplées de champignons, de bergers et de marins pêcheurs…
S'il faut absolument classer ce livre, je le rangerais avec les bandes dessinées : au bénéfice du format et de la dominante graphique de l'œuvre qui se présente comme une suite de carnets enrichis de croquis et de notations manuscrites. Mais pourquoi les îles ? Parce que le niveau des océans a connu une montée colossale et difficilement explicable vu nos connaissances actuelles… Autre liberté prise avec la rigueur scientifique : on ne voit guère les traces dans le climat ou dans les destructions qu'une telle inflation océanique aurait dû provoquer. Comme si on avait tout simplement tout effacé en dessous d'une certaine courbe de niveau — les cartes détaillées qui sont fournies avec l'ouvrage le démontrent bien. Mais je pardonne, car les images sont trop belles, comme celle de ce port de pêche de la Chaise-Dieu, dominé par la silhouette massive de l'abbaye… Les autres modifications sont bien entendu politiques (le monde semble fragmenté mais les guerres de grande envergure hors de question), culturelle (on note l'emploi de l'alphabet phonétique international dans un certain nombre de documents “reproduits” dans les carnets d'Imago Sekoya) et, de façon plus pittoresque, religieuses (naissance d'un certain nombre de sectes) et technologiques (avec une beaucoup plus grande importance donnée aux biotechnologies).
Le récit est relaté par Imago Sekoya, jeune entomologiste invité à faire partie d'un voyage exploratoire en dirigeable au-dessus de toute la planète Mer ; le moyen de transport, un gigantesque vaisseau soulevé et dirigé par une grappe de ballons, est fourni par la Compagnie Gévaudan Air Lines et le contingent scientifique est rassemblé par l'Institut Géographique des Îles d'Auvergne, une des plus importantes institutions de recherche des terres émergées… Mais très vite, les tensions politiques sous-jacentes se font jour et on se rend compte que de nombreuses parties ont dans ce voyage des intérêts divergents. Et Imago Sekoya, qui tombe amoureux d'An Gelik Huila Sekmet, directrice de Gévaudan Air Lines et héritière d'une grande famille de savants entrepreneurs et agitateurs égypto-auvergnats, se trouve au point focal d'un réseau d'intrigues… Mais tout s'arrête très vite, le livre n'étant que le premier volume de ce qui se présente comme une série dans la grande tradition de la littérature populaire.
L'ambiance, le contenu S.-F. de l'ouvrage me font immanquablement penser à Michel Jeury. Sans doute pour de mauvaises raisons, comme les liens superficiels avec la fameuse trilogie BD : les Dirigeables de l'Amazone [1], ou les images réalistes et rurales du Massif Central. Peut-être aussi pour ce futur truffé d'institutions et de compagnies avec leur rôle à jouer, dont les complots trouvent leur expression dans un futur peu extrapolé et très “France profonde” — quoiqu'au contraire le terme d'“Occitanie émergée” convienne mieux ici —, avec ses bérets, ses champions et ses 2CV.
Mais il serait trompeur de réduire les Îles d'Auvergne à la simple adaptation en “roman graphique” de thèmes abondamment labourés par la S.-F. française des années 70. La narration s'y fait par le texte et non par des dessins découpés en cases représentant des actions : le dessin sert à illustrer ponctuellement. Surtout, la construction du monde et l'effet de réel sont ici assénés à coups de détails scrupuleux et d'une constante soumission à la convention du carnet de croquis. La forme de la calligraphie varie selon les péripéties, le trait du dessin aussi — en général, on s'en tient à des crayonnés un peu flous, du meilleur effet, mais dans des passages hallucinés on a droit à un festival de taches d'encre et le niveau de détail varie énormément selon les sujets, à l'intérieur d'une seule page, selon que l'on examine personnes, monuments, machines ou insectes. Les dessins “techniques” en particulier n'ont souvent rien à envier au Hergé de On a marché sur la Lune, ce qui n'empêche pas des ciels de tempête nocturnes d'être rendus avec des à-plats d'encre du plus bel effet. Enfin, Imago Sekoya a “collé” dans son carnet des coupures de journaux ou de brochures publicitaires, des étiquettes de boîtes de conserve et autres artefacts qui ont été réalisés avec un grand soin graphique. Malgré tout ce soin dans la construction de l'univers, le lecteur est appelé à la méfiance : le récit est celui d'Imago, profondément impliqué dans les événements qu'il décrit et qui sait quel statut lui donner ?… J'attends avec impatience les prochains volets de la saga auvergnate — le monde est au moins aussi attachant que celui de la Compagnie des glaces et l'emballage est d'une sobre beauté.
Notes
[1] Dans l'intrigue de laquelle, Michel Peinepleure, de la Dorgrogne, était l'une des caricatures fort reconnaissables d'auteurs de S.-F. français à jouer un rôle important — et dans son cas, peu honorable !