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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 10 Balade choreïale

Keep Watching the Skies! nº 10, février

Ayerdhal : Balade choreïale

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Ayerdhal sera bien toujours le même, avec une patte bien à lui que je ne perçois — c'est mon aveuglement, me dira-t-on — que par ses défauts : une tendance à dire l'émotion des personnages, à la clamer de façon hyperbolique, comme pour compenser une incapacité à la montrer de façon réaliste ; une tentation, finalement, de ne pas raconter d'histoire, ou plus exactement de ne pas raconter d'événements, mais de s'en tenir à leur évocation ou à leur prédiction par les personnages, et à s'étendre sur leurs conséquences.

Ayerdhal doit être conscient de ce qu'il fait, au point qu'il s'amuse avec le lecteur, faisant preuve d'une sympathique — et semble-t-il rare — autodérision : « C'était comme de tourner une page aux deux tiers d'un roman pour se retrouver dans une autre histoire, avec des personnages déformés par cinq ans de folie furieuse. » (p. 229). N'exagérons rien : 229 divisé par 382, cela ne fait guère que soixante pour cent du roman… et les personnages restent finalement assez fidèles à eux-mêmes — sinon à leurs conjoints — après ce hiatus de cinq ans.

Mais un hiatus dans quelle histoire ? Azir est une planète tranquille — comme on peut être tranquille quand une technologie moyenâgeuse ne vous protège pas contre les épidémies, et quand les guerres disputent aux catastrophes climatiques la palme des massacres — quand arrivent de l'autre côté de l'espace les Yoomans. Nous. Bourrés de bonnes intentions et de cadeaux éblouissants pour les Aziris, qui surnomment leurs visiteurs les Nobles Donneurs. Seuls les plus clairvoyants d'entre eux — parmi lesquels Nerbrume, Chorês (chef) d'un des petits pays qui se partagent le continent peuplé — se rendent compte que leur mode de vie est condamné, et que les Humains pavent de leurs bonnes intentions l'enfer de l'ingérence.

Les Humains qui comptent dans l'histoire sont, par ordre d'apparition, Garth Long, l'astrogateur qui a opéré le premier contact et s'est depuis identifié à la cause azirie ; Méline, vice-consul de la Fédération humaine, qui dans la pratique exerce l'autorité sur une délégation de plus en plus puissante ; et Thémys, le mari oisif de Méline, qui la rejoint quelque temps plus tard. Du côté aziri, Nerbrume est vite rejointe par Le Garim, un Chorê détrôné qui va se faire le guide de Thémys dans sa découverte de la vie locale.

Car Méline n'a pas le temps de jouer les chaperons. Elle est confrontée à des problèmes politiques délicats : quel point d'équilibre trouver entre le devoir de protection de la culture et des structures politiques aziries et celui d'aide à des gens menacés par des catastrophes ? Empêtrée par des règlements conçus à des années-lumière de là, Méline pousse pour une intervention amicale, qui servirait néanmoins les intérêts humains : la planète possède deux continents inhabités, qui seraient ouverts à la colonisation humaine, en coopération avec les Aziris. Et Nerbrume serait la clé de cette coopération ; on l'encourage vers le but qui était déjà celui de son ambition personnelle, devenir la Chorê des Chorês, unificatrice de sa planète afin de servir d'interlocuteur unique — et, finalement d'auxiliaire — au pouvoir humain

Thémys se fera grain de sable. Il se passionne pour la planète, se prend d'amitié pour Le Garim et Garth Long (ses chaperons, au prime abord peu enthousiastes envers lui), et imprime la marque paradoxale d'un débutant au très technique sport aziri qu'est le Lo-Yendi, sorte de ski sans neige et sans skis. On se doute qu'en fin de parcours, le rapport étroit entre Thémys et l'âme azirie devra influer sur le déroulement des événements.

Ayerdhal a eu tendance à surpeupler ses romans de surhommes — et surfemmes —, dont l'assurance inébranlable rend somme toute superflu le récit détaillé de la suite des opérations. Avec Thémys, il innove agréablement : ce mari oisif, entretenu par une épouse carriériste, arrive avec ses gros sabots de touriste — c'est le cas de le dire : une des particularités de la civilisation azirie est l'incroyable raffinement de ses chaussures de marche, qui permet à leurs utilisateurs de voyager à pied fort aisément entre les différentes villes. Le Garim joue un rôle un peu symétrique, lui qui se retrouve mari de Nerbrume après avoir échoué dans son rôle politique, et préposé à l'éducation de leur fille.

Mais l'inversion des rôles sexuels n'est pas aussi complète qu'elle pourrait paraître, surtout en ce qui concerne le couple humain Méline-Thémys, ce dernier étant évidemment dépositaire de cette sagesse qui échappe aux gens pressés ou obnubilés par leur travail. Les clichés sur les femmes ressurgissent page 290, lors d'une scène entre les époux — séparés par les circonstances — qui se conclut par « “Si tu as envie de me baiser, tu seras le bienvenu à la maison !” éclata-t-elle en sanglots. ». Une de ces phrases, soit dit en passant, que seul Ayerdhal est capable d'écrire. Et Thémys ne reste attachant — pour moi, en tout cas — que tant qu'il est un peu perdu ; quand il devient, à l'égal de Long ou presque, le champion humain des Aziris, il acquiert un peu de la surhumanité du héros ayerdhalien. Il reste néanmoins une création agréablement originale.

Au-delà d'un personnage plus accrocheur, Balade choreiale se distingue du livre précédent de son auteur chez J'ai lu par sa profondeur. Dans l'Histrion, on parlait beaucoup de politique, sans jamais donner de détails, sans jamais entrer dans la réelle complexité des situations évoquées. Ici, le récit s'agrémente, pour la première fois semble-t-il chez Ayerdhal, de détails techniques non triviaux sur, par exemple, la protection informatique ou la métallurgie. Plus de texture, donc, dans le récit ; plus de texture aussi dans les situations politiques, avec d'une part le jeu qui oppose les différents leaders aziris — il est dommage que certains d'entre eux, comme La Tenaya, restent seulement esquissés, ce qui n'aide pas à faire sentir leur différence avec Nerbrume —, et d'autre part les fourberies au sein même de la colonie terrienne et du gouvernement qui prétend être représenté par Méline tout en la doublant de gens moins recommandables.

Le sujet politique du livre, c'est le néo-colonialisme, et pas ce néo-colonialisme tel qu'on le décriait dans les années 60, mais bien sa version contemporaine, qui procède moins des ficelles tirées grâce à la présence passée, et plus du poids écrasant de la domination de l'Occident sur les circuits économiques mondiaux. Il n'est pas indifférent qu'une des affaires qui heurtent les Aziris soit un cas d'exposition à des risques industriels mortels, et qu'une des machinations des secteurs les plus colonialistes vise à faire s'effondrer le système monétaire local — on sent Ayerdhal peu tendre pour le F.M.I. Alors que, pas non plus par hasard, il dote la Fédération humaine d'une opinion publique sensibilisée aux causes humanitaires.

Tout n'est pas encore, à mon goût, parfait dans ce roman : les Aziris, en particulier, se distinguent vraiment peu des Humains dans leur langage ou leurs motivations. Je trouve aussi un peu invraisemblable leur situation culturelle : malgré le morcellement politique, ils partagent langue et culture. Quand on sait la rapidité des dérives dialectales qui ont pu se produire dans l'histoire humaine — à partir, par exemple, d'une langue unifiée comme le latin —, on reste sceptique. Aucune raison historique n'est fournie, aucun mécanisme homogénéisateur. Si la technologie de la marche mise au point par les Aziris est, elle aussi, à la limite du croyable, leur fanatisme quasi universel pour un sort qui dépend pourtant étroitement des conditions géologiques me laisse aussi songeur. Car enfin, l'engouement de masse pour le sport est un phénomène très récent dans notre histoire, et qui dépend entièrement de la médiatisation — il n'est pas insignifiant que le Tour de France, par exemple, ait été au départ créé par un journal pour se faire de la publicité.

En dépit de tous mes pinaillages, j'ai été impressionné par la planète Azir, présentée sous toutes ses coutures. Et la scène de sexe entre deux Aziris démontre, elle aussi, qu'Ayerdhal sait mettre en œuvre une imagination puissante et parfois perverse. Son talent pour la construction d'intrigues compliquées est particulièrement en évidence dans la dernière partie du livre, riche en courses et rebondissements au point de donner l'impression d'un roman condensé, de notes pour un second volume qui auraient finalement été intégrées au premier sous leur forme d'origine. J'avais apprécié certains des aspects de la première tétralogie d'Ayerdhal, la Bohème et l'Ivraie, mais le texte m'avait semblé bien trop long. Celui-ci me semble trop court, vu son contenu — à mon sens un net progrès ! Les sectateurs d'Ayerdhal se délecteront de ce livre, et les simples spectateurs ne s'ennuieront pas.