Keep Watching the Skies! nº 10, février
Connie Willis : le Grand livre
(the Doomsday book)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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En une dizaine d'années, nous venons de perdre notre confiance fraîchement acquise en la capacité de la médecine moderne de nous protéger de la maladie. Pas besoin de recopier le sigle de notre terreur de fin de siècle — mais nous tendons à négliger des tueurs plus prosaïques. Il y a quelques semaines, j'ai par exemple reçu un de ces fanzines de S.-F. américains [1] qui se font l'écho de la vie d'un petit fragment du fandom de là-bas. Une bonne partie du numéro est consacrée à la mort de Catherine Jackson, emportée par une grippe à l'âge de quarante-trois ans.
Une grippe. Dans la force de l'âge.
On a tendance à oublier que l'on peut mourir ainsi, et que le virus qui provoque la grippe est hautement mutagène, renouvelant ses séquences chromosomiques par échange avec les variétés qui infestent cochons et canards. Connie Willis imagine, dans quelques années, un monde où, après la Pandémie qui a fauché des millions de vies, les épidémies virales sont fréquentes, dangereuses, et l'objet de mesures de quarantaine particulièrement sourcilleuses.
Si le changement social majeur est cette possibilité d'imposer la quarantaine à une contrée entière, l'innovation technique est le voyage dans le temps — ses contraintes techniques empêchant les modifications du passé, il semble servir principalement aux historiens pour se livrer à des observations sur le terrain. C'est de cette profession que relèvent les deux personnages principaux du livre : Kivrin, une étudiante en thèse d'Oxford envoyée en mission au xive siècle, et le professeur Dunworthy, qui s'intéresse de près à son sort alors même qu'il travaille dans un autre département, celui d'histoire contemporaine, et non d'histoire médiévale. Les inquiétudes de Dunworthy vont bien entendu se révéler fondées — y aurait-il une histoire, sinon ? — tandis qu'un virus met sur le flanc la moitié des résidents d'Oxford et complique singulièrement les tentatives de sauvetage depuis le présent. Il faut dire que Willis a pris soin de handicaper son procédé de voyage dans le temps d'une limitation de plus : pour pouvoir retrouver un voyageur du passé, les réglages de la machine doivent rester les mêmes, ce qui impose un décalage constant entre présent et passé — pas question, deux semaines plus tard, de venir retrouver le voyageur imprudent une demi-heure après son arrivée !
Les deux récits, présent et passé, vont donc se poursuivre tout au long du livre, avec une caractéristique commune : on n'arrive jamais à réaliser les objectifs que l'on se fixe parce qu'une foule d'impondérables viennent se mettre en travers. De ce point de vue, c'est un des livres les plus réalistes que j'aie jamais lu, un livre où rien n'est épargné de ce qui peut aller mal dans une journée — la multitude des obstructions explique la longueur d'un volume dans lequel il se passe assez peu, si on le juge à l'aune du roman de S.-F. habituel, riche en retournements et en courses-poursuites. Ici, la course se fait en sac [2].
La nature des obstructions varie cependant avec l'époque. Arrivée au moyen âge, Kivrin se heurte d'abord à sa complète incapacité à comprendre le langage des autochtones — son ordinateur-interprète tombe en panne et se remet en marche d'une façon qui sent bien fort la commodité d'auteur, et l'anglais transitionnel de l'époque, sous sa forme parlée, ne correspond visiblement pas aux modèles bien organisés que les linguistes avaient pu s'en tracer. Kivrin se heurte surtout à la maladie : la sienne, puis celle des contemporains. En même temps, en dépit des obstacles, elle prend un réel plaisir à s'occuper des enfants de la famille noble qui l'a recueillie. Ils sont constamment présents — pas d'école, à l'époque ! —, mais le baby-sitting est une activité à laquelle le héros de S.-F. moyen se livre rarement.
Le Moyen-Âge, comme nous en avait sombrement avisé le professeur Dunworthy, n'est pas un lieu de villégiature, et le xive siècle en particulier a constitué pour une bonne partie de l'Europe le début d'un crépuscule qui ne s'est éclairci qu'avec la Renaissance. Kivrin est plongée dans la misère, la saleté, et des coutumes qui incluent des châtiments corporels capricieux et des mariages forcés.
Au xxie siècle, la maladie n'a pas disparu, mais elle prend les traits plus bénins de la grippe — une grippe grave, qui cloue les gens au lit avec quarante de fièvre, mais pourtant à la base une affection avec laquelle on peut vivre. Et le personnel hospitalier est compétent, même s'il est parfois irritant. Mais toute une galerie de fâcheux vient poser des embûches sur le chemin du malheureux — et bien mou — professeur Dunworthy. Les infirmières-dragons, les lignes téléphoniques constamment encombrées, les foules qui se pressent dans les rues à l'approche de Noël, les carillonneurs américains en visite, jusqu'à son propre secrétaire qui ne sait lui parler que du manque de papier hygiénique, rien ne lui sera épargné. C'est exactement le même rythme narratif, piqueté d'incessantes interruptions, que Connie Willis a employé dans mainte nouvelle comique. Si on s'ennuie peu dans l'étrange moyen âge, en dépit de l'impuissance de l'héroïne, cette perpétuelle obstruction à l'avancement de l'intrique devient lassante dans les scènes modernes — il faut bien passer trois cents pages avant de comprendre un peu ce qui se passe. La traduction française, en éliminant ou raccourcissant un certain nombre de phrases, s'est efforcée d'éviter cet écueil, ce qui explique que l'édition J'ai lu ne soit guerre plus épaisse que celle de Bantam, malgré un nombre de mots par page visiblement inférieur.
Seule circonstance atténuante aux longueurs willissiennes : la galerie de personnages qui entourent Dunworthy. Ils se répartissent en trois catégories. Il y a d'abord ceux chez qui l'odieux le dispute au ridicule : Mrs. Gaddson [3], mère poule envahissante, qui inflige aux alités des Écritures choisies pour leur potentiel déprimant, et le professeur Gilchrist, responsable de l'envoi de Kivrin vers un sort incertain, totalement indifférent aux risques courus par son étudiante, et préoccupé seulement de la défense de ses prérogatives. À un niveau intermédiaire, Ms. Montoya, archéologue américaine, ne se préoccupe que de l'état de ses fouilles, au mépris de la situation sanitaire. On trouve ensuite des figures amicales, bientôt mises hors de combat par la maladie : le technicien, Badri, le secrétaire, Finch, et la vieille amie de Dunworthy, le docteur Mary Ahrens. Le salut ne viendra pas d'eux, mais de la troisième catégorie, celle des enfants — ou des jeunes, de façon générale. Leur cœur n'est peut-être pas pur ; au contraire, c'est leur volonté d'enfreindre les règles qui font de Colin, petit-neveu de Mary et garnement incontrôlable, et de William, fils de Mrs. Gaddson et séducteur irresponsable, des aides précieux sans qui le pauvre vieux professeur Dunworthy n'aurait aucune chance.
Heureusement que la génération montante est là pour racheter l'avenir ! Tourné vers le passé par son sujet même, le livre de Willis refuse le futur au sein même de son xxie siècle : non seulement le lieu de l'action est l'Angleterre, un pays qui sera toujours pour un Américain une icône des temps révolus, mais c'est plus précisément Oxford, ville moyenâgeuse en laquelle la tradition universitaire s'est incrustée comme un puissant conservateur. Willis est américaine, mais elle a parsemé ses dialogues d'anglicismes, et quand on voit arriver des personnages américains, ce sont les carillonneurs, amoureux des vieilles traditions.
Point de stabilité obligée, lien entre les différentes époques : l'Église. Bien sûr, l'Église du xxie siècle, dans une ridicule cérémonie œcuménique de Noël, intègre une prière au Grand Esprit récitée par Ms. Montoya et mélange le texte à l'archaïsme rassurant de la King James' Bible (« And it came to pass in those days, that there went out a decree from Caesar Augustus, that all the world should be taxed. ») et le modernisme malheureux de la version du People's Common (« Around then the politicos dumped a tax hike on the ratepayers ») — p. 217-218 de l'édition poche américaine, la traduction française, p. 244-245, ne rendant pas justice à la verve de l'original. Pourtant, dans les circonstances difficiles où se trouve Kivrin, c'est le latin d'église qui lui permet ses premières tentatives de communication.
Si, dans l'Oxford du xxie siècle, les cloches sont devenues carillons et moulinent inlassablement les chants de Noël poncés de tout sens autre que commercial par leur usage séculaire, dans le petit village du xive siècle, les cloches restent un moyen de communication vital, donnant les heures de la journée et annonçant naissances et décès. Et c'est le père Roche, prêtre pauvre et méprisé mais à la foi ardente, qui sera le meilleur soutien de Kivrin. Par contraste, les ecclésiastiques plus cultivés — et plus riches — que l'on peut entrevoir se distinguent surtout par un profond mépris des manants ; ils renvoient à la figure d'intellectuel sans conscience qu'est le professeur Gilchrist. Willis choisira toujours la foi plutôt que l'arrogance de la science.
Regard ironique sur le monde moderne, profond respect pour la religion sous ses aspects traditionnels, attention aux détails de la vie domestique, on retrouve ici bien des tendances de Connie Willis dans un roman dont la longueur tend à obscurcir les qualités. Je suis un peu surpris qu'un prix Hugo 1993 soit venu couronner une œuvre dont les choix esthétiques sont en un sens aux antipodes de ceux de la S.-F. traditionnelle telle que représentée, justement, par un Feu sur l'abîme de Vernor Vinge, qui est arrivé ex æquo pour le prix la même année [4]. Mais vous savez à quoi vous attendre ; vous pouvez éprouver un grand plaisir une fois plongé dans ce livre, qui a sa part de suspense, de rire, et de frayeur.
Notes
[1] Blat !, édité par Ted White, que certains d'entre vous connaissent peut-être comme romancier et rédacteur en chef, et le dessinateur Dan Steffan.
[2] Un peu comme j'écris mes critiques, madame le rédacteur en chef, de qui je sollicite à cette occasion la magnanime indulgence pour mes multiples retards
[3] "Mme Meager" dans la version française.
[4] Après élimination successive des candidats moins bien placés et report des voix, le dépouillement est arrivé à trois cent onze suffrages pour chaque livre. J'imagine qu'on a recompté avec un soin extrême !