Keep Watching the Skies! nº 10, février
Francis Valéry : le Prisonnier – Retour au village
essai ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Plus qu'une somme documentaire — il en existe déjà, et la modeste durée de la série (dix-sept épisodes) ne permet pas d'allonger la sauce à l'infini —, Francis Valéry propose dans cet opuscule une vision critique du concept du Prisonnier, axée sur la recherche de ses sources — et de ses ramifications — dans l'imaginaire de la littérature populaire. Vision critique parfois acide, qui trouve sa justification dans une atmosphère de dithyrambe qui entoure la série, gratifiée — paraît-il… ne me demandez pas de confirmer ou d'infirmer ! — d'une réputation d'intellectualisme par rapport à ses homologues télévisuels.
Donc, Valéry nous donne ici les informations essentielles sur la série — en citant clairement ses sources éventuelles, à la différence de Patrick McGoohan, vedette et concepteur de la série —, et surtout une analyse de plusieurs motifs-clés : village carcéral, “rôdeurs” sphériques qui montent la garde autour du village, partie d'échecs avec des pions humains. Le travail le plus fouillé et le plus convaincant concerne les Rôdeurs, qu'il rattache à l'œuvre d'Eric Frank Russell, Guerre aux invisibles, avant de signaler la possible parenté spirituelle avec les bulles de l'Ombre Jaune (dans Bob Morane). L'idée de village carcéral donne lieu à des développements sur le motif des villages clos — comme "le Village enchanté" de la nouvelle de Van Vogt —, tandis que la partie d'échecs à pions humains est rattachée à Échecs sur Mars d'Edgar Rice Burroughs.
En ce qui concerne les villages carcéraux, le filet semble avoir été jeté un peu loin, comme le fait remarquer Gilles Dumay dans Yellow submarine nº 109. Pour les deux autres motifs, si le bien-fondé des liens mis en évidence par Valéry est indiscutable, on peut s'interroger sur la nécessité d'une filiation. Tout simplement parce que de tels motifs se retrouvent ailleurs. Les bulles menaçantes sont les plus originales, mais ne doit-on pas les considérer dans le contexte des années 60, où de telles formes étaient omniprésentes dans le pop'art ? C'est leur caractère d'ennemi venu du ciel qui est plus caractéristique.
Pour ce qui est de la partie d'échecs, on se trouve en effet devant un simple “moment” de la vie d'un motif vieux comme… le jeu d'échecs lui-même, qui remonte à l'antiquité persane. Ce jeu étant lui-même inspiré par de réelles batailles, il n'y a pas grande originalité à lui rendre son élément humain — de fait, dans la ville italienne du nord de Marostica, une partie d'échecs grandeur nature se dispute chaque premier dimanche de septembre depuis le Moyen-Âge… Les villages isolés sont une idée encore moins nouvelle, voir d'innombrables contes de fées — ce sont ceux auxquels Van Vogt fait référence —, et les villages carcéraux existent : sans même aller jusqu'à l'univers du Goulag, on en a un exemple bien présent dans les Philippines, à Iwahig (Cf. le Monde, 7-8 août 1994, p. 6). Ce n'est ni le premier ni le dernier.
Alors, pourquoi aller chercher dans la S.-F. les sources de McGoohan ? Sans doute parce que le propos de ce livre n'est pas tant une analyse du Prisonnier — on aurait, dans ce cas, creusé plus profondément la dimension conférée à la série par l'anonymat des personnages, et ses relations avec son contexte évident de la littérature d'espionnage suscitée par la Guerre Froide, elle-même justifiée par l'existence du totalitarisme — qu'une vision du Prisonnier du point de vue de la S.-F. Francis Valéry, qui s'est jeté à corps perdu et avec un beau succès dans l'exégèse télévisuelle, regretterait-il sa culture d'origine ? Il ne l'a pas abandonnée — Cf. le lancement de CyberDreams — mais, plus encore, il semble manifester une retenue vis-à-vis de son nouveau champ d'activité, retenue qui me semble perceptible dans sa dénonciation de l'intellectualisme qui entoure le Prisonnier (p. 15-16) : après tout, pourrait-on lui répondre, une œuvre peut avoir un sens, sinon caché, du moins non apparent, sans que son auteur ait eu l'intention de l'y mettre — les meilleures œuvres sont ainsi — ; et même une œuvre sans intérêt artistique peut être très riche du point de vue de l'étude psychologique, ou surtout sociologique. Le dire n'est pas en faire une “œuvre de création complexe”. Alors, pourquoi ne pas intellectualiser ce qu'on veut — à partir du moment où le résultat de cette production intellectuelle est lui-même intéressant —, et pourquoi croire que cette intellectualisation sert d'“excuse” au plaisir que l'on peut trouver à la consommation d'œuvres médiocres ? Le plaisir n'a pas besoin d'excuses, et il y a des gens qui intellectualisent tout sans le faire exprès !
Fans de S.-F., il me plaît de voir Francis Valéry tracer le contour des tentacules de notre genre sur le petit écran, avec la bonne foi parfois discutable qu'on lui connaît. Je n'irais pas jusqu'à regarder la télé moi-même, rassurez-vous !