Keep Watching the Skies! nº 11, avril 1995
Serge Lehman : le Haut-lieu
roman fantastique ~ chroniqué par Sylvie Denis
→ Chercher ce livre sur amazon.fr
Entendons nous bien : si je n'avais pas su que Serge Lehman est en réalité Don Hérial, qui est en réalité Karel Dekk, lequel est en réalité quelqu'un d'autre, je n'aurais jamais acheté ce livre de la collection Frayeur, dont le titre et les couvertures ne peuvent que faire craindre le pire au non-amateur de trucs-qui-font-peur que je demeure, malgré quelques incursions dans le genre, dont le responsable est surtout ma curiosité, toujours plus forte que mes a-prioris défavorables. Sachant cela cependant, et étant donné que j'ai toujours soupçonné Pascal Fréjean d'être un auteur dont le potentiel ne s'est pas encore complètement révélé, j'ai acheté la chose malgré la couverture cheap et le titre peu engageant de la collection.
Disons-le tout de suite — ce qui me permettra de pinailler un peu par la suite — ce qui me permettra de pinailler un peu par la suite — vous pouvez faire de même : pour un prix dérisoire, voici un récit basé sur une idée simple mais forte, un huit-clos terrifiant mais pas glauque, un suspense psychologique a cours duquel on ne s'ennuie pas.
Et pourquoi donc veut-elle pinailler, alors ? Parce que l'idée est belle et qu'il est dommage qu'elle ne se soit pas mieux épanouie, dans un texte à peine un peu plus long, à peine un plus travaillé, et doté d'une fin à peine moins conventionnelle. L'idée, mais quelle idée ? Elle est fort simple et surtout — chose hélas rare de nos jours — tient compte de cette vérité fort simple et pourtant si souvent ignorée : pour écrire une bonne histoire, il faut une bonne situation.
Voici donc deux personnages : un jeune homme riche et arrogant, une jeune femme qui travaille pour une agence immobilière. Elle lui fait visiter un appartement dans un quartier chic de Paris. Ils en font le tour — l'appartement occupe tout un étage — mais lorsqu'ils veulent sortir, il s'aperçoivent que la porte d'entrée a disparu, remplacée par une représentation en trompe-l'œil d'elle-même. Bien entendu, ils essaient de sortir par un autre itinéraire, pour se rendre compte que le phénomène les poursuit, les contraignant à se replier dans une pièce précise de l'appartement. Belle idée, donc. Beau suspense, bien mené si l'on excepte le fait que l'auteur, peut-être gêné par un nombre de signes imposé, ou tout simplement par peur qu'il ne se passe rien, fait trop vite monter la mayonnaise et force ses personnages dans un comportement hystérique et stéréotypé qui sonne faux, aussi bien pour l'homme que pour la jeune femme.
Mais belle idée tout de même que cette intrusion de l'art dans la réalité. Encore que l'auteur ne se laisse pas aller à la moindre réflexion sur la représentation ou le trompe-l'œil, ne fait pas allusion à l'hyperréalisme et n'esquisse pas le moindre rapprochement avec la réalité virtuelle. (La réalité virtuelle ! Dans un texte de la collection “Frayeur Plus”, cette femme rêve…) Car qu'est-ce qu'une réalité virtuelle, ainsi que le rappelle l'excellent Greg Egan à la fin de son roman la Cité des permutants, qui n'est rien moins que le meilleur ouvrage sur les réalités virtuelles que j'ai lu jusqu'à présent, qu'est-ce donc qu'une réalité virtuelle, sinon un trompe-l'œil dans lequel on entre ?
Point n'est le cas dans Le Haut-lieu, puisque la réalité y durcit — en prenant corps, en se figeant en œuvre d'art… mais le trompe-l'œil est-il de l'art ? Le rôle de l'art est-il de recréer, re-créer — touche par touche, point par point, pixel par pixel — la vie ? L'auteur ne pose pas la question…
La réalité durcit, donc, et incarcère les humains dans une chambre, dans un réduit, dans les profondeurs de leur inconscient et de leur fantasmes. Là on a l'explication de l'étrange phénomène, et on sombre dans la psychanalyse — je dit qu'on sombre car ce type d'explication ne me convient, bizarrement, que dans un contexte où la psychologie est partie intégrante de l'histoire et est nécessaire à son dénouement : dans le policier, ou en littérature générale. Ici, j'ai l'impression qu'il est plaqué, hors-sujet. Encore que : le personnage du père est tout ce qu'il y a de plus juste, c'est son intervention à la fin de l'histoire qui me chiffone un peu.
Mais j'en conviens, il n'est rien de plus agaçant qu'un auteur essayant de réécrire l'œuvre d'un autre. On ne peut reprocher à qui que ce soit de ne pas avoir mené un texte dans une direction qui ne l'intéresse pas. Et puis la frustration engendrant la réflexion, il faut au moins conclure une chose : cette histoire de miroir derrière lequel on ne passe pas méritait d'être lue.