Keep Watching the Skies! nº 11, avril 1995
Richard Matheson : À sept pas de minuit
(Seven steps to midnight)
roman fantastique ~ chroniqué par Éric Vial
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Grrrrande nouvelle : la collection "Présences" chez Denoël abjure la sobriété de ses couvertures, version bleuie des austérités gallimardes, et y surajoute une jaquette quadrichrome. On peut espérer que cela attirera des lecteurs supplémentaires, ou que cela incitera les libraires à placer l'objet dans leur vitrine. On peut espérer aussi que les prochaines couvertures seront plus parlantes. Encore qu'on a vu tellement pire dans notre domaine…
Pour le reste, on est en plein thriller paranoïaque. Ce qui n'est pas à proprement parler étonnant de la part de Matheson. Un brillant mathématicien américain, attaché à un quelconque programme secret, et amateur de SF, ou de fantastique, ou de Kingueries, est quelque peu en panne d'inspiration. Notre vénéré rédacteurenchef va d'ailleurs s'identifier comme un fou. Il ne retrouve plus sa bagnole sur le parking, en emprunte une autre, y embarque un autostoppeur jouant les philosophes, découvre la bagnole devant chez lui, découvre aussi qu'il est marié, mais que celui qu'il prétend être est déjà rentré à la maison, que ça fait un certain temps qu'il (lui, pas l'autre) persécute de braves gens en s'affublant de l'identité d'autrui. Il a quelques ennuis avec des agents de la CIA, vrais ou faux, l'ami journaliste qui lui fournit un billet d'avion pour fuir le pays est assassiné, l'agent de la CIA (vrai ou faux) qui lui donne quelques explications à bord s'enferme dans les toilettes et disparaît mystérieusement, en lui laissant de l'argent et un passeport à son nom, supposant nombre de voyages qu'il ne se souvient pas d'avoir fait, et les médicaments dont il a besoin.
La suite est de la même eau, avec informations contradictoires, jeu de piste, indices tordus, indices imaginaires, monologues intérieurs, poursuite en voiture, femme fatale, souvenirs immédiats ne correspondant pas à la réalité telle que la racontent d'autres témoins, trous dans la continuité (on s'endort dans un hovercraft en traversant la Manche, on se réveille dans un hôtel parisien), livres sterlings se transformant sans problème ni change en francs français, trucidages variés dans l'environnement immédiat, rencontres multiples entre gens qui semblent fort bien savoir quel jeu se joue mais ne peuvent ou ne veulent pas le dire, plus quelques fausses pistes, plus un autre passeport et une autre identité, plus une version édulcorée du début de mission impossible, plus Lucerne, Venise et Rome, à un rythme qui s'accélère de plus en plus. À se demander qui joue avec qui, en dehors même de l'auteur, qui joue à l'évidence avec les nerfs de son personnage.
On marche, malgré quelques traductions lourdingues ("gare ferroviaire" ou "coca sans calories"), et quelques dialogues en français provenant directement des pires manuels de conversation ("Il est évident que cette bouteille n'a pas été correctement entreposée - L'air a pénétré à l'intérieur et a provoqué l'oxydation du vin"). Et comme le lecteur peut être supposé au moins autant amateur de SF (ou de fantastique, ou d'insolite, ou de kingueries) que le héros, on aimerait bien que toutes les pistes qui conduisent de l'autre côté du réel soient de vraies pistes et non des pièges à schtroumphs… On l'aimerait bien et on pourrait même être exaucé, au bout du compte, qui sait…
Bref, ce n'est pas de la SF, même s'il est question d'ordinateurs, de lasers et de "guerre des étoiles" (mais ça, c'est le pain quotidien, et le gagne-pain) du héros, rien que de très ordinaire. Ce n'est pas du fantastique, même si ça pourrait en être. C'est "officiellement", et conformément à la vocation de la collection, un roman de littérature générale. Ou un thriller. N'empêche que le lecteur [1] de KWS aura avantage à aller y jeter un petit coup d'œil.
Notes
[1] Allons, soyons optimiste : les lecteurs…