Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 12 CyberDreams 01 & 02

Keep Watching the Skies! nº 12, mai 1995

Francis Valéry : CyberDreams 01 : les Mondes virtuels

revue de Science-Fiction

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Francis Valéry : CyberDreams 02 : Banlieues stellaires

revue de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

 Chercher ce livre sur amazon.fr [ 1 ] [ 2 ]

Cela fait seulement cinq ans, et pourtant j'ai l'impression que cela dure depuis une éternité : Fiction a fait paraître son dernier numéro, le 412, qui s'ouvrait par un éditorial affirmant bien haut la volonté de vivre de la revue, en février 1990. Depuis, il n'y a plus de revue professionnelle de science fiction en France — je ne peux compter comme telles les entreprises, parfois louables, qui ont surgi du fandom, ni les anthologies vendues sous forme de livre de poche.

Depuis presque aussi longtemps, des gens bien intentionnés nous entretiennent de vastes projets de résurrection d'une telle revue. Francis Valéry a eu le mérite de franchir le pas, et de le faire en s'aidant d'une structure à la fois contrôlable et commercialement viable, les éditions… Car rien n'a d'importance de l'ami Henri Delhemmes.

Cyberdreams se présente donc sous le même format que les livres de la série des Guides du Téléfan : taille allongée, papier très blanc, nombre de pages encore réduit, le tout pour 60 F. Le produit n'a pas le soutien de la publicité, ni d'un tirage impressionnant, et se destine au succès modeste d'une entreprise semi-professionnelle — ce qui n'est pas si mal par les temps qui courent, mieux vaut réussir modestement que se casser la gueule en beauté.

Mais c'est le contenu qui devrait intéresser les lecteurs de KWS. Les trois nouvelles du numéro 1 ont en commun de défricher la réalité virtuelle — c'est après tout le thème annoncé — et de le faire avec une certaine dose d'humour, ou de recul, ou de second degré. L'humour de David Brin est plutôt involontaire — l'écrivain vivait visiblement une phase “nouveau-père-heureux-au-foyer” quand il a commis ce récit, qui est pétri de ses habituels bons sentiments sans arriver à être ennuyeux. John Brosnan, avec son histoire de détective privé qui bascule dans les abîmes de la réalité simulée, doit beaucoup à Phil Dick et à ses successeurs, mais fait du bon ouvrage. Et c'est finalement le petit nouveau du peloton, Ben Jeapes, qui montre le plus d'humour et d'originalité avec une vue inédite du très vieux thème de la révolte des machines — n'oublions pas qu'étymologiquement, les robots sont des travailleurs ! Ici, évidemment, les machines sont virtuelles, et le plaisir intellectuel. On se prend à penser à du Sheckley, ce qui n'est pas un mince compliment.

Dans le numéro 2, les sont nouvelles groupées autour du thème de la colonisation du système solaire, thème curieusement baptisé “Banlieues stellaires” — le mot “banlieue” a pu connoter (connote encore, aux USA), un certain embourgeoisement ; dans le jargon journalistique français actuel, il est devenu symbole de ghetto social ; mais ce n'est ni de l'un ni de l'autre qu'il s'agit ici, puisque — fruit du hasard ? — les trois fictions du nº 2 sont placées sous le signe d'un romantisme effréné, d'un amour de l'espace qui ne saurait s'exprimer que par l'art, le rêve irréaliste, et une bonne dose d'amour-passion, pour des hommes ou — surtout — pour des idées ou des paysages. Si Jean-Claude Dunyach cède, sans déchoir, au pathos qui est sa marque de fabrique, que dis-je, sa fierté, Allen Steele, qui nous avait habitué au bleu de travail sous les combinaisons pressurisées, tourne ici au rose ; et le meilleur (et le plus long) texte du lot, “La face des eaux”, dû au débutant écossais Jack Deighton, est un hymne au rêve spatial. Étonnant, quand on pense qu'à ses débuts la "hard science" s'adonnait à l'anti-romantisme symbolisé par ce texte-étendard que fut “The Cold Equations” de Tom Godwin (publié en 1954 par Astounding, en français par Fiction dans les années 70 seulement). Mais pas si surprenant, si on réfléchit que cet anti-romantisme n'était pas moins émotionnel : le "hard science" des années 90 arbore sans crainte les couleurs de ses émotions.

Côté critique, Sylvie Denis donne dans Cyberdreams 01 un article fouillé sur William Gibson qui aborde, avec nettement plus de bagage critique qu'il n'est habituel dans notre milieu, la question de la “superficialité” de cet auteur, de son emploi intensif du visionnage d'objets frappés du sigle d'une marque ou d'un autre. La réponse de Denis : bien sûr qu'il fait ça, mais la surface est le fond chez lui, tout cela répond à une esthétique, à un choix philosophique qui reflète la tournure que prend notre propre monde. Présenté comme une défense vigoureuse qui devrait enchanter les inconditionnels de l'auteur, l'article est suffisamment complexe pour, en fin de compte, nourrir les doutes de ceux qui ne placent pas en Gibson une confiance absolue. En tout cas, c'est un article à lire, truffé de remarques intéressantes, avec une citation de Jean Baudrillard que je ne résiste pas à l'envie de re-citer, tant elle s'applique bien à la plupart des fans de SF : “L'habitant moderne ne consomme pas ses objets (…). Il les maîtrise, il les contrôle, il les ordonne”.

L'entretien avec Charles Sheffield qui figure dans le nº 2 n'est pas du même niveau, et il souffre d'être présenté “façon Locus” (origine de l'article), c'est-à-dire en effaçant les questions de l'interviewer (non-crédité, mais probablement Charles N. Brown) pour donner l'impression d'un article suivi — impression peu convaincante tant les brusques sautes de propos trahissent les questions de départ.

Le tout est complété par des chroniques proches de l'actualité, fort bien tenues par Francis Valéry, qui s'y montre capable d'une approche aussi raisonnée que prudente tout en donnant l'impression d'un ton polémique. Ce qui, tous comptes faits, convient assez bien à Cyberdreams, dont le concept est le fruit d'une astucieuse combinaison de compromis commercial (une fois remarquée l'étonnante cristallisation d'un jeune public français de la SF autour de l'étiquette “cyberpunk”) et de points de vue articulés, voire tranchés, sur ce qu'est et doit être la science fiction. Il semblerait d'ailleurs que l'indépendance d'esprit dont fait preuve la chronique littéraire du nº 2 ait provoqué chez un directeur de collection une réaction irritée, le poussant à décerner à Cyberdreams l'épithète, malsonnante sous sa plume, de “fanzine”. Eh bé, ce serait mon plus cher désir que l'on traite ainsi KWS de “fanzine”, j'y verrais la preuve que son but est atteint.

Cyberdreams est donc un objet qui a une chance, si le dieu Commerce lui prête vie, de remplir la fonction de médiation qui est celle des périodiques : permettre au lecteur d'évoluer dans son approche de l'objet culturel brut (le livre), autant par la découverte directe de nouvelles que par celles d'opinions raisonnées. Et à terme, permettre à des auteurs — ceux des nouvelles — de s'introduire dans le circuit commercial, et permettre donc au lecteur de changer, si peu soit-il, l'objet de sa consommation culturelle.