Keep Watching the Skies! nº 12, mai 1995
Richard Calder : Dead girls
roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Richard Calder est un jeune auteur britannique vivant en Thaïlande. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que son premier roman mette en scène des Britanniques exilés au Siam — c'est tout le reste de son roman qui est pour le moins étonnant. Le monde, d'abord, dans lequel il se déroule : frappé, on l'imagine, par des pandémies sexuellement transmissibles, il s'est tourné vers une sexualité avec des poupées, mécaniques de plus en plus perfectionnées, de plus en plus proches de la vie dans leur aspect. Hélas ! Une nouvelle peste s'est déchaînée, transmise par les automates elles-mêmes, qui frappe les enfants femelles à naître ; en approchant de la puberté, elles se transforment inexorablement en mannequins animés, affligés de vampirisme et nymphomanie. Dans leur stade terminal, parées d'une attractivité irrésistible, elles n'ont en fait plus rien d'humain, et recèlent à l'intérieur d'elles-mêmes un univers virtuel insondable…
Les humains ont réagi par un racisme anti-machines qui a réuni dans une étrange fraternité les nationalités d'Europe Centrale émigrées en Angleterre, et a donné naissance à la dictature du Human Front, qui a fait de Londres un vaste ghetto isolé du reste du pays. Les sbires du HF empalent impitoyablement les graciles suceuses de jugulaires quand elles leur tombent entre les mains.
Mais certains garçons ne sont pas insensibles aux charmes des poupées. Ignatz Zwakh est un de ces “junkies”, qui a réussi à s'enfuir de Londres en compagnie de sa petite amie, Primavera. Ils n'ont pas encore quinze ans, et ils ont déjà trop vécu. Primavera est employée comme exécutrice des basses œuvres par Mme Kito, une maquerelle de Bangkok, mais des espions américains la kidnappent en compagnie d'Ignatz.
Le roman enchaîne alors une tourbillonnante cascade de flash-backs, qui retracent à la fois le destin du monde et celui d'Ignatz et Primavera. Le passé, en l'occurrence, retient plus l'attention que le présent, dans la mesure où l'intrigue n'est, superficiellement, qu'une histoire d'espions de plus, et pas forcément d'une cohérence frappante. Alors que l'enfance d'Ignatz s'est déroulée dans un monde radicalement différent du nôtre, la Londres isolée du monde et abandonnée à l'infection des poupées, où chaque petite fille est considérée comme une menace potentielle, dont on guette les signes avant-coureurs de transformation en créature de rêve et de cauchemar.
Calder sait s'imposer en poussant aux limites du supportable, ou en retournant complètement, des thèmes puissants, qui manipulent nos frayeurs et nos désirs de base. Son éditeur américain le compare déjà à William Gibson — c'est un peu risqué, car pour espérer avoir un impact comparable à celui de l'auteur de Neuromancien, il faudrait être aussi original que lui. Or Calder rappelle Gibson, même si parfois il me fait l'effet d'un Gibson au carré. Par exemple dans sa pratique du “visionnage publicitaire” de marques [1] : “In Paris, I freelanced for Hermès, Louis Vuitton, Dior and Chanel. Later I worked for Boucheron and Schiaparelli.” (p. 115). On observera que l'ambiance n'est pas la même ; c'est le luxe, l'apparence pour l'apparence qui est directement visée, au lieu de l'esthétique du mélange de crasse et chrome étrenné par Gibson.
Les choix esthétiques de Calder font corps avec son sujet, et il s'en justifie au détour d'un chapitre : “a doll is a thing of surface and plane” (p. 53), les personnages qui créent la situation ont été créés pour n'être qu'apparence. Les poupées sont bien entendu beaucoup plus tragiques que cela, elles vivent à l'envers l'histoire de Pinocchio — nées véritables filles, elles mûrissent sous formes de femmes littéralement objectifiées. L'élément le plus important de leur anatomie est leur nombril, auquel s'adapte une clé en métal emblématique du remontage des automates — et d'un symbolisme sexuel plus qu'évident. Et quand on tombe à l'intérieur de leur nombril, on trouve un monde virtuel qui paraît contenir autant que le monde extérieur lui-même, à quelques modifications significatives près. Le tout est baigné d'une lueur verte de cauchemar ou d'écran cathodique, et balayé par les ombres fugaces du cyberspace de Gibson.
Mais une poupée qui contient en elle-même le monde et toutes ses poupées, voilà de quoi donner le vertige, et Calder ne s'en prive pas. Les fractals ne sont pas loin, me direz-vous, et l'auteur ne nous a pas attendus sur le chemin de cette observation ; il invoque les fractals, hélas, un peu comme on invoque une formule magique, comme s'ils étaient l'anthi-thèse de quelque chose qui serait un univers “euclidien [2], voir des tirades comme “I wanted to find that fractal vanishing point, that point of complex simplicity from which life would spontaneously emerge”. Là où un Rudy Rucker ou un John Barnes nous feraient partager leur connaissance, et placeraient à bon escient les termes scientifiques, Calder les utilise vaguement, de façon poético-mystique (“In her space and time, mind and matter, are enfolded by… by what ? A reality I cannot grasp”).
Je reprocherais de façon générale à Calder une grandiloquence qui affaiblit l'impact de ses idées, de la violence physique et morale de son univers. Néanmoins, ce premier roman devrait faire date.
Notes
[1] On se reportera éventuellement à l'article fertile de Sylvie Denis dans Cyberdreams 01.
[2] Il y a trente ou quarante ans, quand la relativité était très à la mode, bien des auteurs nous bombardaient de l'adjectif “non-euclidien” sans comprendre quel sens il pouvait avoir.