Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995
Walter Jon Williams : Aristoï
(Aristoi)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Après la catastrophe qui a englouti la Terre, ou Terre1, puisque son double existe désormais, l'humanité s'est redressée sous la conduite d'une poignée d'hommes exceptionnels, et avant tout le Capitaine Yuan, qui a créé la Logarchie, sorte de méritocratie paisible. Les Aristoï ne sont que quelques dizaines, et chacun d'entre eux règne sur un domaine de plusieurs planètes, qu'il dirige d'une férule plus ou moins pesante. Les terraformations sont rendues possibles en un délai raisonnable grâce aux nanotechnologies, et cela permet d'attribuer des domaines aux quelques nouveaux venus dans les rangs de l'élite, renouvelée au compte-gouttes par un système d'examens.
Les Aristoï en effet se veulent “les meilleurs” — intellectuellement, artistiquement, et dans le contrôle de leur personnalité, ou devrais-je dire, de leurs personnalités : ils pratiquent une sorte de yoga hypnotique dont les postures influencent ceux qui les entourent, et, sous le contrôle d'ordinateurs implantés dans leur cerveau, ils laissent de multiples aspects de leur psyché acquérir leur indépendance et conseiller la conscience principale, voire contrôler leur corps quand ils sont occupés ailleurs.
Par exemple dans l'onirochrone, réalité virtuelle partagée permettant la communication instantanée (adieu Relativité Générale…) au travers de simulacres de leurs propres corps, transformés ad libidum (et ad libido…).
Gabriel est un Aristo, qui va déceler un complot contre la Logarchie mené par certains de ses collègues, et sera amené à débusquer les malfaiteurs sur une planète, Terrina, maintenue par leurs soins dans un état de sous-développement rappelant notre propre XVIIe siècle… Le problème étant que le roman commence par se traîner en fêtes et jeux de palais de la Logarchie, dont l'ambiance évoque plus le Trianon que Versailles — les descriptions de tenues vestimentaires en particulier finissent par basculer dans une insupportable préciosité.
Williams se permet une innovation qui pourrait être intéressante en faisant éclater la notion de lieu de l'action — l'éclatement de temps de l'action était plus radical, mais il s'est usé depuis les années 60. Dotés d'une véritable ubiquité, les personnages du livre font deux ou trois choses à la fois dans des lieux qui, pour n'être pas réels, sont toutefois le siège de véritables interactions. D'où la nécessité des daimones, les aspects de cette schizophrénie contrôlée qui est la seule idée originale du livre qui oscille par ailleurs entre Iain Banks (pour le space opera richement texturé) et Greg Bear ou les cyberpunks (pour la nanotechnologie et les réalités virtuelles). Ce sont les daimones qui entretiennent le dialogue intérieur que Williams nous fait suivre par le biais typographique d'une division en deux colonnes simultanées (gadget qui n'aide pas au confort de lecture, mais peut contribuer à une certaine économie du texte : je me garderais bien de condamner son principe). Quant au contrôle dont la schizophrénie des Aristoï est l'objet, on se doute bien que, pour raisons dramatiques, il faudra qu'il manifeste quelques failles.
Et c'est bien le cas, mais cet embranchement du livre n'est pas exploré, l'auteur préférant se lancer dans une intrigue plus classique (qui a l'avantage d'accrocher l'intérêt du lecteur) qui tourne autour de la question bien rebattue de savoir si une civilisation qui met l'accent sur la prospérité, et évite le risque, n'endort pas les capacités créatrices de l'être humain. Faut-il plutôt, en d'autres termes, vivre ces “époques intéressantes” que les Chinois ne souhaitent qu'à leurs ennemis ? La dialectique est vieille comme le monde, et de belles tirades sur le sujet ont déjà été écrites (pensez entre autres au film le Troisième homme). Sur ce sujet, Walter Jon Williams aurait été bien en peine de dire quelque chose de nouveau.
Décevant aussi, le fait que les innovations du livre (onirochrone, personnalités multiples) s'estompent quand on vient aux moments cruciaux de la lutte. Non, ce n'est pas aussi flagrant que dans ces vieux space opera où les astronefs ne servaient que de passeport pour ces planètes où on laissait parler poings et sabres, mais on n'en est pas loin quand on s'enfonce dans les intrigues de cour de la planète Terrina. Heureusement qu'il y a ces moments très forts, transpirant la douleur, où Gabriel est sur le point de perdre toute sa personnalité sous les tortures de ses ennemis (et la disparition de ses daimones s'intègre alors parfaitement à l'intrigue).
Williams est un écrivain parfaitement compétent, qui a su donner quelques excellentes nouvelles (voyez son recueil Facets). Je n'ai pas encore trouvé de roman génial sous sa plume, et j'avoue que celui-ci me semble confirmer son statut de second couteau, pour affûté qu'il puisse être.