Keep Watching the Skies! nº 15, octobre 1995
H.G. Wells : la Destruction libératrice
(the World set free)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sébastien Cixous
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Si, contrairement aux idées reçues, la science-fiction n'a pas pour but de prévoir l'avenir, certains auteurs du genre se sont illustrés dans cet exercice toujours difficile et souvent décevant. Les erreurs de l'écrivain-prophète sont invariablement jugées avec sévérité et les points sur lesquels il est tombé juste ne génèrent plus le sense of wonder tant prisé des amateurs de SF. (Qui peut encore lire "Ralph 124 C41 +" d'Hugo Gernsback dont le seul intérêt est d'avoir, entre autres, décrit dès 1911, les enregistrements magnétiques, la télévision ou le radar ?)
H.G. Wells figure au rang des auteurs téméraires qui ont adopté une démarche prospective. Ainsi en 1921, il put s'enorgueillir, à l'occasion de la réédition de son roman Quand le dormeur s'éveillera, d'avoir anticipé les combats aériens — également à l'honneur dans la Guerre dans les airs (1908) — de plus de quinze ans.
Aujourd'hui les Editions Grama publient la Destruction libératrice, un roman de Wells inédit en français, écrit en 1913 et publié au début de l'année 1914. La présentation insiste sur les vertus prophétiques de l'ouvrage et Jacques Van Herp, dans sa postface, n'hésite pas à comparer le père de l'Homme invisible à Nostradamus. Pourtant, ce n'est pas ce que nous retiendrons de ce roman qui jette un éclairage inattendu sur l'oeuvre de l'écrivain britannique.
On soutient habituellement que les scientific romances de Wells sont destinées à un public populaire. Bien entendu, la Destruction libératrice est l'exception qui confirme la règle. Ce récit emprunte tantôt la forme de l'essai historique ou politique, tantôt celle du roman pour des scènes éparses faisant appel à des protagonistes qui disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus. Sans doute faut-il voir dans cette démarcation l'une des raisons pour lesquelles ce texte est resté si longtemps inédit en français, (la mort d'Henri D. Davray, le traducteur attitré de Wells, et la réorientation littéraire du Mercure de France ont fait le reste).
Prenant la Préhistoire comme point de départ, Wells disserte pendant sept sous-sections de chapitre sur l'évolution de l'humanité et sa maîtrise de l'énergie. Puis, il explique comment le nucléaire fut découvert et appliqué aux moyens de transport ou à l'industrie. Comme le souligne Van Herp, ces descriptions scientifiques relèvent de la fantaisie, mais Wells n'a jamais été un tenant de ce que l'on nomme aujourd'hui la hard science. Griffin devient invisible grâce à des travaux sur la réfraction de la lumière et dans les Premiers hommes dans la Lune, la cavorite est accidentellement découverte en liquéfiant « un mélange de métaux et d'autres choses » ! En fait Wells s'intéresse plus aux retombées scientifiques qu'à la science elle-même. Loin de partager l'optimisme technologique de Jules Verne, il ne perd jamais de vue les éventuelles applications bellicistes d'une découverte. Ici la maîtrise de l'atome aboutit à un conflit nucléaire généralisé, situé en 1956, qui plonge le monde dans le chaos.
L'auteur reste flou sur les causes de la guerre et sur son déroulement général. Quelques scènes extrêmement impressionnantes relatent des bombardements ou des combats du point de vue de témoins, mais aucune vision globale du conflit n'est offerte au lecteur. L'absurdité de la guerre s'en trouve renforcée : on s'entretue sans véritablement savoir pourquoi.
Face à ce carnage, les représentants des différentes nations se réunissent et proclament "l'Etat universel" : les hommes de pouvoir abandonnent leurs prérogatives pour éviter un “désastre cosmique”. Wells insinue de la sorte que le système capitaliste porte en lui les germes de son anéantissement. (On notera donc une évolution de sa pensée puisqu'en 1898, il prévoyait un renforcement du grand Capital dans Quand le dormeur s'éveillera). Du même coup, les instigateurs du nouvel ordre mondial n'ont pas à assumer la responsabilité d'une accession sanglante au pouvoir.
Wells, on l'aura compris, se place une fois de plus sur le terrain de la politique. La critique des sociétés occidentales est virulente et tout y passe : le service militaire, les inégalités, l'incapacité des gouvernants, l'individualisme des gouvernés, la disparition de l'esprit de conquête… Wells s'en prend également au juridisme qu'il rend responsable de tous les maux dans une diatribe quasi-confucéenne oscillant entre mauvaise foi et idéalisme forcené.
On sait que l'auteur fut militant socialiste : il adhéra en 1903 à la Fabian Society, dont il démissionna pour divergences cinq ans plus tard. Il n'est donc pas surprenant de le voir prendre en 1914, des distances avec sa famille politique originelle. A la différence d'un Jack London qui publie le Talon de fer (1907) pour diffuser les thèses marxistes, Wells écrit dans la Destruction libératrice (p. 60) : « L'ensemble du système et des idées regroupés sous le terme de socialisme, en particulier sa branche internationaliste, pauvre comme il était en projets originaux et en une quelconque méthode de transition, restait le témoin d'une conception sans cesse grandissante d'un système modernisé de relations qui pourrait un jour supplanter l'embrouillamini de lois en vigueur concernant les doits de propriété. ».
Dans sa postface, Jacques Van Herp rattache les idées développées par Wells au courant utopique, en réalité, il se trompe : c'est dans le sabot millénariste qu'il convient de ranger ce roman. En effet, bien que trop souvent confondus, utopie (s) et millénarisme (s) constituent des modèles distincts. Le premier prône l'ascétisme, le second l'hédonisme. La Cité radieuse est gouvernée par les princes-philosophes, tandis que la Terre promise voit l'évènement des élus (messies). Là où l'utopie préconise le repli sur soi, l'autarcie, le millénarisme glorifie le prosélytisme et l'universalisme. Le citoyen d'utopie a le privilège de naître dans une cité parfaite ; le frère millénariste doit, au sacrifice de sa personne, conquérir sa place par amour de l'humanité.
Dans la Destruction libératrice, le mémorandum sur l'éducation accompagnant le nouvel ordre international est orné d'un sceau portant la devise suivante : « Quiconque veut sauver son âme la perdra”. Wells ajoute : “Il faut enseigner l'oubli de soi, et tout ce que vous aurez à apprendre par la suite devra en àtre tributaire et subordonné à cette fin. » (p. 226).
A la réflexion, il n'est pas impossible de voir dans la Destruction libératrice une transposition de l'Apocalypse selon saint Jean : le conflit nucléaire symboliserait l'Armaguédon et l'Etat universel correspondrait à la Nouvelle Jérusalem. On ne manquera pas d'associer dans cette optique, la fin du Capitalisme à la chute de Babylone. (« Et les marchands de la terre pleurent et prennent le deuil, car nul n'achète plus leurs cargaisons. », Apocalypse 18, 11).
Cette influence biblique pourrait surprendre de la part d'un militant socialiste, apôtre du progrès scientifique que l'on a coutume de présenter comme un ennemi de la morale chrétienne (c'est du moins ce que prétend le Larousse). Mais bien que diffuse, l'inspiration religieuse n'est pas totalement absente de l'oeuvre wellsienne. On se souviendra par exemple de nouvelles comme "Un rêve d'Armaggedon" (in Douze histoires et un rêve, Mercure de France, 1909) ou "Une vision du jugement dernier" (in Effrois et fantasmagories, Mercure de France, 1911). De même, Graham, le dormeur de When the sleeper awakes, dont le réveil est attendu par le peuple comme le retour du messie, se compare explicitement au Christ et à la fin du roman, part seul en aéroplane, malgré son inexpérience, affronter l'escadrille ennemie : il se sacrifie pour sauver l'humanité (le ciel est son Golgotha).
Dans la Destruction libératrice, Wells s'explique sur son rapport au culte. Il affirme en évoquant son temps (p. 228) : « Une des étranges conventions de cette époque voulait qu'un écrivain ne devait pas s'occuper de religion. (…) Ce n'est pas uniquement dans les romans que la religion était passée sous silence. Elle était ignorée par les journaux, méprisée de pédante manière au cours des discussions portant sur les questions d'affaires, et ne jouait qu'un rôle trivial et apologétique dans le domaine public. Et tout cela n'exprimait pas le dédain, mais tout au contraire le respect. ».
De façon diamétralement opposée à Marx qui rangeait ferveur religieuse et dépendance aux substances opiacées sous la même bannière, Wells fait baigner son nouvel ordre mondial dans la joie christique : « Le bon sens de l'espèce humaine a peiné au fil de deux millénaires d'expériences qui l'ont mûrie, pour en arriver à saisir le sens véritablement profond des mots les plus familiers de la foi chrétienne. ». Il évacue même les objections fondées sur l'archaïsme : « Le penseur scientifique qui s'attaque aux problème moraux posés par la vie en société, ne peut de manière inévitable qu'en venir aux paroles du Christ, et aussi inévitablement que le fait le chrétien, lorsque s'éclaire sa réflexion, en arriver à la République universelle. » (p. 231).
Wells, on s'en aperçoit, placerait volontiers le glaive spirituel dans le fourreau du glaive temporel. Et lorsqu'il évoque sa République universelle, on ne peut s'empêcher de songer à la Cité céleste sur terre décrite par Saint Augustin (et inspirée du De Republica de Cicéron). Dès lors s'expliquerait l'acharnement de l'auteur britannique contre le Droit positif (jus) au profit du Droit naturel (justitia). d'essence divine.
Mais la pensée augustinienne reste cantonnée au grand principe édificateur : la paix (issue de la Justice) qui est aussi la pierre angulaire du super-état wellsien. (Ce dernier d'ailleurs, tout comme la Cité de Dieu, tend à instaurer l'égalité parmi les hommes et la mise en commun des biens). En fait, la majorité des idées politiques exposées dans la Destruction libératrice sont empruntées à Proudhon. Cette coexistence idéologique ne doit pas surprendre puisque l'on a souvent comparé la “Justice” cimentant la société idéale proudhonienne à la “paix” augustinienne.
Le philosophe français se méfiait tout particulièrement des bouleversements brutaux. La révolution risque toujours d'être détournée de sa vocation première. Ainsi dans Quand le dormeur s'éveillera, une minorité s'accapare le pouvoir grâce au soulèvement du peuple. La situation au bas de la pyramide sociale reste identique : un état Léviathan remplace l'autre. (On notera également que le prolétariat se rebelle pour destituer les dirigeants et non pour réformer le système en profondeur : le droit du dormeur à la propriété universelle n'est pas contesté). Cette crainte des mutations radicales s'accompagne chez Proudhon d'une défiance à l'égard du peuple. A la suite du coup d'état du 2 décembre 1851, il écrit : « … Le peuple est une bête monstrueuse qu'il s'agit, non pas de traiter en homme mais de convertir à l'humanité. ». Le même sentiment semble avoir animé Wells : dans Quand le dormeur s'éveillera, le prolétariat est décrit comme une entité grégaire et dans La machine à explorer le temps, le héros, pourtant progressiste, décime froidement les Morlocks, horribles descendants des classes laborieuses (non guidées) qui ont régressé à l'état bestial.
La Destruction libératrice permet une réforme sans heurt des institutions qui exclut l'intervention populaire. Le peuple aspire au changement, mais il se révèle incapable de réagir face au désastre, de formuler la moindre proposition : les survivants errent sans but au milieu des décombres. Ce sont les politiques et les technocrates qui prennent les choses en main et proclament la République universelle. Comme dans l'idéal proudhonien, l'évolution n'est pas la conséquence d'un processus violent, mais celle de l'accession à un nouveau palier de conscience civique et moral. C'est la raison pour laquelle, tout au long du roman, H.G. Wells utilise une image récurrente en se demandant Quand le dormeur s'éveillera ? ; avec une différence notable toutefois : dans When the sleeper awakes le dormeur symbolise les masses prolétariennes, ici, c'est de l'humanité tout entière dont il est question.
Sitôt installé, le Conseil opère une réorganisation totale de la vie industrielle et urbaine et par-là même de toute la société. La famille n'était pas la base de la construction proudhonienne : le philosophe français la considérait comme le ferment du patriarcat et de la monarchie. C'est dans la création d'ateliers favorisant la décentralisation qu'il plaçait ses espoirs. Les réformateurs wellsiens suivent donc le màme chemin : dans le domaine agricole des guildes de cultivateurs remplacent les pratiques individuelles ou familiales selon une répartition régionale. Le secteur industriel, quant à lui, suit l'émancipation urbaine. On peut lire (p. 211) : « Les villes sont à présent de véritables rassemblements sociaux possédant chacune leur caractère propre et leurs interdits particuliers et dont la plupart concentrent leurs activités dans un domaine précis. ». Le processus s'accompagne évidemment d'une dispersion de l'habitat conforme à l'esprit proudhonien.
Il serait possible de commenter longuement encore ce roman ; notamment à propos de la condition féminine, de la libération sexuelle ou de l'hégémonie occidentale dans le monde rénové, qui correspondait assurément avant la décolonisation à un idéal culturel incontournable. Texte atypique et incroyablement riche, la Destruction libératrice était une pièce manquante au puzzle philosophique que constitue l'oeuvre de H.G. Wells. Heureusement grâce aux Editions Grama, les amateurs d'anticipation ancienne, trop souvent oubliés, peuvent enfin combler ce vide.
Malgré un certain pessimisme, Wells vouait une confiance absolue à la nature humaine. Hélas plus le temps passe, plus l'espoir de voir le dormeur s'éveiller un jour diminue.