Keep Watching the Skies! nº 15, octobre 1995
Serge Brussolo : Enfer vertical en approche rapide
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
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Il s'agit d'une autre réimpression du Fleuve noir, qui remonte à 1986, au plus fort de la première période de Brussolo. Ce n'est certes pas un mauvais choix, car c'est un Brussolo en pleine possession de ses moyens qui a écrit ce livre, tout d'un trait, semble-t-il. Combien d'autres auteurs oseraient user d'une figure de style faisant appel à des “anamorphoses” comme l'un des termes de la comparaison ?
Shaka-Kandarec (je crois me souvenir qu'un roi zoulou célèbre pour sa cruauté a porté le nom de Shaka, mais j'ai oublié, si même je l'ai déjà su, à quoi renvoie le nom de Kandarec), c'est l'enfer vertical du titre. C'est une tour métallique sans fenêtre de vingt étages qui sert de laboratoire pour soumettre des prisonniers à des expériences psychologiques relevant de la torture. Une fois les prisonniers entrés, la tour commence à s'enfoncer dans un lac de boue, condamnant l'entrée initiale. Il n'y a plus alors qu'une sortie, au sommet de la tour.
La narration s'attache au personnage assez typiquement brussolien de David, dont on ignorera le passé tout au long du livre. C'est plus un prisonnier professionnel qu'autre chose et il conserve jusqu'au bout le point de vue d'un individu lucide, relativement détaché et s'accrochant à un vestige de civilité intelligente.
Au début, le lecteur pourrait s'attendre à un déferlement baroque de pièges plus compliqués les uns que les autres, mettant à l'epreuve l'astuce et l'inventivité des prisonniers, mais Brussolo met plutôt en place un huis clos terrifiant, aux éléments modestes : vingt étages, des escaliers qui descendent à intervalles irréguliers quand la boue envahit un autre niveau et, à chaque étage, une distributrice de nourriture qui assure aussi l'incinération des cadavres et le traitement des excréments. (C'est une machine tellement universelle que j'envisagerais volontiers un roman décrivant la vie dans un Paris futuriste où les pissotières automatisées auraient été remplacées par ces machines beaucoup plus ambitieuses ; évidemment, ça pourrait donner une sorte de Soleil vert mais où le recyclage serait conscient et aurait lieu au vu et au su de tous…)
Ainsi, ce sera l'évolution des peurs et des motivations du groupe de prisonniers qui constituera l'essentiel du livre. L'action rebondit un peu dans tous les sens, sans véritable fil conducteur, et on a un peu l'impression que Brussolo a écrit très vite, sans vraiment planifier et que l'idée du rebondissement final lui est venue au dernier moment. Il y a des moments où l'écriture frise le “fanthorpisme” (de Lionel Fanthorpe, saucissonneur anglais de SF qui était payé au mot), par exemple aux pages 131-133, où Brussolo aligne une bonne douzaine de figures de style, dont quatre ou cinq métaphores redoublées, pour dire la même chose. C'est fait avec une maestria qui n'est pas à la portée de tout le monde, mais, hop, c'était presque deux pages de moins sur 180…
Néanmoins, c'est un petit roman qui fonctionne parce qu'il met en scène une réalité qui fait frémir puisque nous autres habitants de pays civilisés, habitués à voir la vie se dérouler comme nous le voulons (songez donc au nombre de choses qui pourraient cafouiller dans une journee normale et qui ne cafouillent pas, que ce soit la voiture, l'autobus ou le métro qui fonctionnent neuf fois sur dix, le téléphone qui vous permet de rejoindre un interlocuteur ou un répondeur sans temps mort, les routes en bon état, l'absence de bandits guettant votre passage en ville ou votre maison durant votre absence, etc., car nous vivons dans des mondes relativement bien ordonnés et qui incarneraient souvent le comble de la civilité pour nos ancêtres), nous autres civilisés, donc, oublions trop aisément ce que c'est que de dépendre de l'arbitraire d'autrui. Les prisonniers sont des victimes manipulées à la merci des ordinateurs et des expérimentateurs qui contrôlent leur vie.
La SF politique, il fut un temps, aurait fait d'un tel thème une allégorie de notre société, ce qui aurait été risible (sans être entièrement faux). Si ce roman a un impact, c'est parce qu'il se contente de rappeler que l'impossibilité du bon choix est une dimension de la réalité. La fin se conforme au sujet de l'histoire et reste ouverte, une décision courageuse dans le contexte de la SF, une littérature plus souvent optimiste qu'autrement.
Bref, ce n'est pas du Brussolo de la plus haute volée, mais les fans apprécieront, et c'est loin d'être un roman dépourvu de substance. Allez, je lui accorde une étoile orange, juste un peu moins brillante que notre Soleil…