Keep Watching the Skies! nº 16, janvier 1996
Lisa Goldstein : Travellers in magic
recueil de Fantastique inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Juifs errants ou personnes déplacées, touristes ou explorateurs, les voyageurs peuplent effectivement les pages de ce recueil. Et ce n'est sans doute pas par hasard. Issue d'une famille de Juifs d'Europe Centrale, révélée par un premier roman qui mettait en scène sur fond de Shoah un sorcier salvateur, façon Golem, Lisa Goldstein aborde l'imaginaire d'une façon bien à elle, qui ne rappellerait guère (et par moments) que celle d'Avram Davidson.
La comparaison peut être tentée dans le cas du récit qui clôt le recueil, "Split Light", dont la trame est fournie par la vie de Shabbetai Zevi, Juif de l'Empire Ottoman qui, au XVIIe siècle, se proclama Messie et rassembla pour un temps autour de lui des foules enthousiastes. Davidson aurait truffé le récit de digressions érudites autant qu'ahurissantes. Goldstein prend le chemin de la poignée d'auteurs contemporains qui, sous couvert de fantastique ou même de science fiction (voir Connie Willis), flirtent avec la fiction historique. "Split Light" ne s'écarte du réalisme que par les visions du futur qui sont accordées à son protagoniste. Mais toute hérésie est une uchronie en puissance, et les croyances de Zevi constituaient à coup sûr une hérésie judaïque, et il n'en aurait pas fallu beaucoup pour faire basculer dans l'uchronie le texte de Goldstein, en réalisant ce qui y reste à l'était de potentialités.
Ce récit me paraît en tout cas plus proche de la SF qu'"Infinite Riches", dans lequel Sir Walter Raleigh part à la découverte d'El Dorado : les peuplades extraordinaires frôlées par l'explorateur sortent tout droit de Pline, et l'essentiel de l'intrigue de Lost horizons (personne ne doit révéler l'emplacement de Shangri-La…). Le ton tragique (et finalement plus prenant) de l'histoire est dû aux circonstances historiques attestées. On retrouve là le même dilemme que dans les Jeux étranges du Soleil et de la Lune, le roman de Goldstein dont cette nouvelle est une sorte de ricochet, pour cause d'immersion de l'auteur dans la période.
"Infinite Riches" a été publié dans Asimov's science fiction, qui sous la direction de Gardner Dozois ne se limite certes pas à ce que son titre semblerait indiquer. Il est surprenant dans ces conditions que dans la postface dont le texte est pourvu (comme chacun de ceux du recueil), son auteur indique qu'il apparaît pour la première fois dans ce volume car « I could not imagine it in any of the existing science fiction markets ».
A-t-elle vraiment essayé ? Je me rappelle la description qu'elle faisait de ses timides débuts de nouvelliste au milieu des années 80, après deux romans publiés. Rédactrice en chef d'Isaac Asimov's science fiction magazine à cette époque, Shawna McCarthy lui avait demandé des textes ; Goldstein avait répondu qu'elle ne faisait pas de SF — ce sur quoi son interlocutrice lui avait fait remarquer qu'elle n'avait pas dû ouvrir un numéro de sa revue depuis quelque temps !
"Ever After", le texte dû à la requête de McCarthy, figure dans ce recueil — tous les textes courts de Goldstein y sont, nous affirme la jaquette du livre avec quelque coquetterie : une nouvelle au moins, "Scott's Cove", parue dans Amazing en 1986, manque à l'appel. Quoiqu'il en soit, les dix années qui ont vu la publication de six romans n'ont permis à Goldstein de composer qu'un recueil relativement mince. Signe de réticence vis-à-vis de la forme courte, conséquence aussi du fait que ses nouvelles le restent toujours : brèves, sans un mot de trop, elles restent complètes en elles-mêmes, ne se sont jamais transformées en fragments de romans. "Tourists", c'est vrai, a donné son nom à un roman [1], mais qui n'a guère d'autre parenté avec la nouvelle que celle d'une ambiance partagée.
En fait, les nouvelles de Goldstein tiennent souvent du conte. Par leur résonance, ou tout simplement par leur appel explicite à l'univers des contes de fées — "Ever After", dont on pourrait traduire librement le titre par "Ils vécurent heureux", raconte la vie (plutôt malheureuse) de Cendrillon après son mariage.
En faisant intervenir les détails pratiques de la vie conjugale et de la politique féodale dans Cendrillon, Goldstein détruit l'essence du conte, qui est de demeurer mythique, d'autant plus vrai qu'il s'éloigne de la réalité quotidienne pour s'approcher des archétypes et faire le lien entre les générations.
Dans les deux nouvelles du recueil qui ne présentent aucun élément fantastique, "A Traveller at Passover" et "Breadcrumbs and Stones", les contes de fées apparaissent comme le seul moyen de surmonter le fossé des générations au sein de familles plus ou moins désunies. Comme souvent chez Goldstein, aux frictions coutumières entre générations se superpose le contraste violent de la prospérité américaine des années 60 avec le vécu de parents qui ont réchappé aux camps de la mort. Les relations familiales, et plus particulièrement entre mère et fille, s'entrecroisent de façon beaucoup plus complexe dans ce texte inclassable (sauf à le poser sur une étagère en compagnie de Malpertuis) qu'est "Rites of Spring", un des plus réussis du recueil.
J'ai jusqu'à présent évité de classer dans un genre donné les nouvelles de Goldstein — qui a écrit du Fantastique (the Red magician, Touristes), de la Fantasy ( Roi de l'été, fou de l'hiver, les Jeux étranges du Soleil et de la Lune) et de la S.-F. (the Dream years, a Mask for the general) sans beaucoup s'éloigner des zones frontières entre ces différents genres. Il ne s'agit sûrement pas de SF, à l'exception de "Midnight News", qui prend elle-même des airs de conte philosophique. On pourrait parler de fantastique classique ; "Alfred" est bien une histoire de fantôme, "The Woman in the Painting" celle de la visite par un être mystérieux — ange, démon ou extra-terrestre ? peu importe, l'atmosphère est victorienne à souhait même si l'intrigue un peu faible.
Goldstein préfère la dénomination “réalisme magique” — après les voyageurs, voici la magie qui montre le bout du nez ! —, et l'étiquette est commode pour des récits qui, sans se conformer aux canons de la fantasy, bâtissent des mondes qui violent dans leur ensemble, et pas seulement dans des monstruosités isolées, la règle du jeu rationaliste. Ce sont les voix inexpliquées de cette peinture effrayante de l'aliénation qu'est "Daily Voices", les photos prémonitoires de "Cassandra's Photographs", le peuple errant et farceur de "Preliminary Notes on the Jang" (là encore, Avram Davidson est un des rares auteurs de SF et fantastique à avoir pris pour sujet les communautés issues de l'immigration au sein des USA). Je pense surtout aux cartes divinatoires et aux détours déroutants d'Amaz, le pays introuvable, le pays symbole de la peur de l'étranger que peut ressentir l'Américain moyen, qui sert de cadre à trois nouvelles du recueil, "Tourists", "Death is Different" et "A Game of Cards".
Il reste à ajouter que Goldstein écrit toujours dans une prose économe, transparente, et que ses histoires m'accrochent toujours immédiatement — même quand je les ai déjà lues. Une telle absence de scorie ne doit s'obtenir qu'à force d'un travail patient, une distillation des mots qui fait peut-être (et paradoxalement !) de ce recueil d'une nouvelliste accidentelle son livre le plus achevé. Que vous ayez ou non goûté à ses romans, je ne saurais trop vous inciter à découvrir les nouvelles de Lisa Goldstein.
Notes
[1] Paru en français chez Denoël sous le titre deTouristes.