Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996
Joël Champetier : le Prince Japier
Yves Meynard : le Mage des fourmis
romans de Fantasy pour la jeunesse ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
Voici deux romans jeunesse québécois de 1995 dus à deux auteurs assez différents, dont les ouvrages, par contre, versent tous les deux dans le champ de la Fantasy, ou du fantastique épique, comme le proclame le quatrième de couverture.
D'une part, nous avons Joël Champetier, qui en est à son septième roman pour jeunes et compte dans sa bibliographie pour jeunes des titres aussi remarqués que la Mer au fond du monde et le Jour-de-trop. D'autre part Yves Meynard, jeune auteur qui a publié ses trois premiers livres cette année et qui avoue ne pas songer nécessairement à écrire un autre roman pour la collection Jeunesse-Pop des éditions Médiaspaul, anciennement Paulines — mais il découvrira sans doute que ces petits livres pour jeunes sont comme des cacahuètes : on en écrit un, puis deux, puis trois…
(Et puis, il y a le critique, moi-même, qui a publié cinq livres chez Médiaspaul et qui connaît tout ce monde-là. Vous jugerez donc des incidences possibles sur le texte qui va suivre…)
le Prince Japier, de Joël Champetier, constitue une sorte d'avant-goût des quatre livres de la série Contremont, publiés précédemment dans la même collection. On y retrouve certains personnages, ici beaucoup plus jeunes et fringants. C'est surtout le cas du prince Japier, qui a dix-sept ans et qui ne rêve que combats, faits d'armes et exploits guerriers. Déjà passé maître à l'épée, il est capable de battre son professeur de lutte. Pour refroidir un peu ses ardeurs, le roi son père envoie Japier porter des souhaits de prompt rétablissement au souverain du royaume voisin. Dans cette mission, il sera accompagné par Sirokin, un jeune conseiller, et cinq soldats. Mais, pour visiter les Plaines oubliées où on trouve encore un peu de magie, le prince Japier s'arrange pour semer son escorte de soldats et continuer seul avec Sirokin. Cependant, les deux hommes seront presque victimes d'une noyade dans un torrent et ils doivent se réfugier chez la vieille Niceflore, dont la jolie jeune fille, Anne, s'éprendra de Japier. Toutefois, Japier a le malheur de rencontrer dans la forêt le prince du royaume voisin et de le battre à plate couture. Japier et Sirokin, Niceflore et Anne se retrouveront tous prisonniers du prince vindicatif, et leur évasion entraînera une courte guerre entre les deux royaumes, qui ne prendra fin que lorsque les princes Japier et Normand se livreront à un combat de lutte dans les règles…
le Mage des fourmis, d'Yves Meynard… fourmille de surprises. Il commence par la résurrection du mage Myrmex, mort depuis cinq siècles. Relevé des morts par le jeune mage Chrysodonte, il se retrouve dans un château délabré où deux jeunes gens, Chrysodonte et la très jeune Alabastre, se font servir par des golems rescapés d'une antique catastrophe. Myrmex apprend avec stupéfaction que ces deux jeunes personnes, qui le contrôlent au moyen de son nom secret, se croyaient jusqu'à très récemment les deux seuls mages au monde. C'est qu'il se trouve dans l'Œil, région du monde où la magie meurtrière n'opère pas et dont la formation a provoqué une guerre à outrance entre les mages, quelques siècles plus tôt. De ce conflit apocalyptique a résulté la désolation de toute la planète, la région de l'Œil exceptée. Même la Lune a été brisée. Il ne reste de vivants que dans l'Œil, où tous les mages se sont éteints de désespoir longtemps auparavant, mais en laissant des grimoires où Chrysodonte et Alabastre ont pu apprendre les rudiments de la magie.
Toutefois, Chrysodonte et Alabastre sont en butte aux tracasseries malicieuses d'un mystérieux troisième mage, Nychthys, “le poisson de nuit”. C'est avec l'aide de Myrmex, mais pas tout à fait de la façon prévue, qu'Alabastre entrera en contact avec Nychthys. Cette démarche d'Alabastre surprend et effraie Chrysodonte, qui entreprend alors de lever une armée pour s'en prendre à ses ennemis, mais, lorsque Nychthys, Myrmex et Alabastre unissent leurs efforts pour faire entendre raison à Chrysodonte, le redécouvreur de la magie, le résultat est aussi tragique qu'inattendu. Remplie de méfiance, Alabastre ne sait plus à qui se fier, mais elle optera enfin pour l'espoir que prêche Myrmex…
J'avais retenu de ces romans un ton plutôt moralisateur. Toutefois, à la relecture, cet aspect s'est estompé dans le cas du roman de Meynard. Les deux livres insistent pourtant, de façon parfois très appuyée, sur les fruits empoisonnés de la violence et de la méfiance. Mais, dans le cas du roman de Joël Champetier, c'est l'inclusion du personnage de Sirokin, le sage conseiller qui articule des leçons de pacifisme, qui contribue à rendre l'histoire quelque peu indigeste. à la relecture du Prince Japier, l'intérêt de l'anecdote s'atténue, ce qui oblige sans doute à juger plus sévèrement le propos sous-jacent ; à la relecture du Mage des fourmis, si on porte moins d'attention à l'intrigue somme toute fort linéaire, c'est pour mieux s'intéresser au jeu des personnages et à la création de monde.
Je lisais récemment un roman de Fantasy pour jeunes par une auteure canadienne-anglaise de la Saskatchewan. Sur un thème voisin de celui de Champetier, puisque l'héroïne apprenait à se méfier des solutions brutales, l'auteure avait brodé une histoire, assez naïve par moments, qui fonctionnait parce que c'était la jeune protagoniste qui formait ses propres opinions à partir de situations vécues.
Or, chez Champetier, le personnage de Sirokin fait l'effet — voulu sans doute — d'un chaperon grincheux dans une fête de jeunes et le roman se serait mieux porté sans lui. Il a le tort inexpiable d'avoir raison, en fin de compte, et de l'avoir dit plus d'une fois, fort pompeusement. Comme, en plus, la conversion de Japier à un pacifisme de bon aloi est plus suggérée que montrée, le lecteur peut se sentir floué à plus d'un titre : le personnage auquel il s'identifiera s'est non seulement comporté comme un écervelé pendant plus de la moitié du roman, mais on n'aura même pas la satisfaction de le voir se rendre compte de ses erreurs.
Cependant, le Prince Japier ne se résume pas à une leçon de non-violence. Champetier exerce son talent de créateur de mondes plus d'une fois, surtout à l'occasion de petits incidents qui émaillent le fil de l'intrigue principale ; ainsi, il y a cet écho inversé que Japier et Sirokin rencontrent lors de la traversée des Plaines oubliées, ou bien l'intermède sous-marin que vit Japier dans le royaume des ondins et ondines, où il se tire d'affaire dans un duel grâce à un vieux truc magnifiquement rajeuni par l'auteur — cet épisode partiellement onirique nous rappelant que l'héroïsme démontré par Japier relève plus souvent du rêve que de la réalité. Toutefois, ce sont les seuls chapitres un peu magiques du roman et j'aurais tendance à dire qu'il s'agit des meilleurs. Ils sont suivis du récit de l'idylle pastorale de Japier et Anne, qui m'ont fait songer à ce commentaire de Myrmex, dans le Mage des fourmis, qui s'interrompt au moment où il allait parler de son amour évanoui : « Mais je n'ai pas besoin de raconter cette histoire-là. C'est toujours la même, depuis qu'il y a des hommes et des femmes sur la Terre. » De retour dans un contexte réaliste, le récit de Joël Champetier perd un peu de son charme, car il a souvent recours à des ficelles romanesques qui m'apparaissent fort usées, pour aussi fraîches qu'elles sembleront sans doute à de jeunes lecteurs.
Je mentionnerai un incident révélateur, alors que Japier et Sirokin ont le choix entre deux routes, l'une menant dans les Plaines Oubliées à la si curieuse réputation, et l'autre suivant le fleuve. Or, il a déjà été dit, quelques pages plus tôt, que la route du fleuve monte droit vers le nord, tandis que l'autre prend vers l'ouest. Sirokin, se fiant à la borne qui indique que la route du Nord est à gauche, prend à gauche, sans se douter que Japier s'était arrangé lors de la halte précédente pour que la borne soit déplacée… Le hic, c'est que Sirokin est parfaitement conscient qu'il s'agit de l'embranchement entre la route du Nord et la route vers l'Ouest ; le texte le montre très clairement. Mais on ne me convaincra jamais que même un courtisan demeuré toute sa vie à la cour royale pourrait commettre une telle bourde, d'autant que Sirokin, conseiller du roi, est censé être un des hommes les plus avisés du royaume !
Ce genre de gag fonctionne très bien au cinéma ou lorsque les voyageurs ne savent pas quelle direction la route doit suivre. Mais j'ai du mal à croire à un homme cultivé qui croirait que la route de l'Ouest est à droite de la route du Nord… L'astuce aurait pu fonctionner si Sirokin s'était dit que ce n'était pas l'embranchement annoncé, puisque la route du Nord était à gauche, et qu'ils trouveraient plus loin sans doute l'embranchement. Bref, Joël Champetier a opté dans ce passage pour la tension dramatique aux dépens de la vraisemblance.
Ainsi, le Prince Japier me semble inconfortablement assis entre deux chaises. Quand il s'agit de magie et de fantastique, le lecteur ne s'ennuie pas, quel que soit son âge. Mais quand le roman fonctionne sur un mode réaliste, peut-être vaut-il mieux être un jeune lecteur…
Par contre, le roman d'Yves Meynard est entièrement magique et a pour thème les rapports de confiance et de méfiance entre les personnages. Le jeu des identités cachées et des secrets à révéler se fait avec brio et Yves Meynard noue avec la maîtrise d'un scénariste d'opérettes les nœuds d'une intrigue qui repose sur plusieurs malentendus.
Enfin, je terminerai en notant les belles illustrations de Charles Vinh en couverture (encore qu'Alabastre paraît bien jeunette sur la couverture du Mage des fourmis). Bref, ces deux courts romans me semblent devoir compter, dans la catégorie du fantastique épique québécois, parmi les plus importants et substantiels ouvrages pour jeunes en 1995.