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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 19 le Formidable événement

Keep Watching the Skies! nº 19, mai 1996

Maurice Leblanc : le Formidable événement

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sébastien Cixous

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La carrière de Maurice Leblanc fut dominée par le paradoxe puisque ce rouennais, né en 1864, devint, à son corps défendant, l'un des feuilletonistes les mieux payés de la Belle Époque. En cela, le père d'Arsène Lupin n'est pas une exception. Pierre Souvestre s'était lancé dans une production littéraire “ambitieuse” lorsqu'il fut happé par Fantomas, et le verlainien Gustave Le Rouge n'écrivit pas moins de quatre romans symbolistes sans trouver d'éditeur avant de s'orienter — pour survivre — vers l'aventure et le merveilleux scientifique.

À ses débuts, Maurice Leblanc, disciple de Maupassant, tenta en vain de suivre la voie tracée par le “maître”. Hélas pour lui, ce fut au moment où le naturalisme, en mal de chef de file, succombait sous les assauts de la nouvelle garde. Ces œuvres psychologiques rencontrèrent un succès d'estime auprès de personnalités telles que Léon Bloy, Alphonse Daudet ou Jules Renard, mais furent boudées à la fois du public et de la critique.

C'est donc un Leblanc quadragénaire et dépressif qui créa en 1905, sur commande de l'éditeur Pierre Lafitte, le personnage du gentleman-cambrioleur dans la célèbre nouvelle intitulée "l'Arrestation d'Arsène Lupin" [1]. Ce récit pour lequel aucune suite n'était envisagée, connut une gloire immédiate et, en dépit des réticences de l'auteur, fut le premier d'une longue série.

Évoquant l'entourage de Pierre Lafitte, J.-H. Rosny aîné écrivait : « On rencontrait Maurice Leblanc promu au succès foudroyant par la grâce d'Arsène Lupin — succès imprévisible, car Maurice Leblanc cultivait primitivement une littérature sans analogie avec celle de Lupin (à part quelques fantaisies). Je n'ose dire qu'Arsène le révéla à lui-même et aux autres. Je crains plutôt que ce gentleman-cambrioleur n'ait un peu bazardé la carrière de Leblanc. Je ne sais si Leblanc est ravi de son succès. J'ai toujours pensé qu'il se proposait de continuer l'“autre carrière”, mais Lupin le tire par les pieds. » [2].

En lançant Je sais tout pour concurrencer Lectures pour tous, Pierre Lafitte cherchait un héros de la carrure de Sherlock Holmes, dont les aventures avaient, outre-Manche, fait les beaux jours du Strand magazine. Maurice Leblanc fut très rapidement surnommé le Conan Doyle français et, tout comme l'auteur britannique, souffrit de devoir sa notoriété à un personnage qu'il mésestimait. Jusqu'à la fin de ses jours, il tâcha de s'en défaire, mais ses efforts pour réhabiliter son œuvre antérieure ou imposer de nouveaux héros furent voués à l'échec. Les circonstances l'obligèrent même à introduire l'envahissant Lupin dans des romans où ce dernier ne devait pas apparaître initialement [3] ! Aujourd'hui encore, le nom de Maurice Leblanc reste indissociable de celui du gentleman-cambrioleur et l'on oublie trop souvent qu'il exerça son talent en dehors du domaine policier.

Paru en octobre 1920 dans Je sais tout avec des illustrations de Lorenzi, le Formidable événement est le second roman d'anticipation du père de Lupin. (Le premier, les Trois yeux, fit l'objet d'une publication en juillet 1919, dans la même revue).

Le roman scientifique d'aventure, comme on l'appelait alors, connut une certaine vogue à la fin de la guerre, et Maurice Leblanc comme beaucoup de ses confrères s'y essaya avec un bonheur manifeste. Les Trois yeux et le Formidable événement reçurent un excellent accueil du public, ce qui valut à l'auteur de faire partie en 1920, aux côtés de Pierre Benoit, J.-H. Rosny aîné, Gaston Leroux, Maurice Level, Maurice Renard et Funck-Brentano, du jury d'un “concours de romans scientifiques et d'aventures” organisé par Je sais tout. Ces deux œuvres ne sont pourtant pas les seules incursions de Maurice Leblanc dans l'univers de l'insolite et de l'anticipation puisque l'Île aux trente cercueils, Dorothée danseuse de corde et la Demoiselle aux yeux verts contiennent des éléments science-fictifs.

La trame du Formidable événement est simple — pour ne pas dire simpliste. À la suite d'un surprenant cataclysme qui détruit le tunnel sous la Manche, une bande de terre allant de Fécamp au cap Gris-Nez et de Brighton à Folkestone, surgit des fonds marins et relie la France à l'Angleterre. Très vite, ces nouveaux territoires sont envahis par des pilleurs d'épaves, des détrousseurs de cadavres et autres gredins à la mine farouche. C'est dans un monde calqué sur l'ouest du Pecos que Simon Dubosc, le héros de ce récit, doit retrouver sa bien-aimée, Isabel Bakefield, enlevée par une horde de malfrats sanguinaires.

Si l'amateur d'aventures est comblé, l'inconditionnel de science-fiction ne manque pas d'éprouver une certaine déception en découvrant ce roman dont les valeurs s'apparentent plus au western qu'à l'anticipation. Maurice Leblanc accumule les poncifs de l'Ouest sauvage et adresse un clin d'œil jubilatoire à ses lectures d'enfance, également à l'honneur dans "la Forêt des aventures" [4] (1932), en multipliant les références explicites à Gustave Aimard [5] ou à l'auteur du Dernier des Mohicans : « La Prairie ! La Prairie de Fenimore Cooper !… Le Far-West !… Tout y est : l'attaque des Sioux, le blockhaus improvisé, l'enlèvement, le combat d'où sort vainqueur le chef des Visages Pâles. » (p. 155)

Plus que les retombées sociales et politiques d'un terrible phénomène géologique, Leblanc cherche à décrire une contrée sur laquelle les nations policées n'ont pas étendu leur souveraineté. Ayant retenu la leçon de Hobbes, il dépeint un état de nature où sévit une impitoyable guerre de chacun contre chacun.

Dans sa postface, Jean-Pierre Deloux écrit : « (…) Maurice Leblanc possède sa morale, que d'aucuns taxeraient de réactionnaire s'il ne faisait également preuve d'un salutaire anarchisme (…) ». Voilà une affirmation qui ne surprend guère, même si elle prête à sourire. On ne peut en effet, trouver plus conservateur que ce roman, célébrant le culte du surhomme et ne laissant présager aucune issue favorable hors du contrat social. Les commentateurs de Leblanc ne cessent d'insister sur ses opinions anarchistes, tout en s'abstenant de fournir les précisions chronologiques nécessaires.

Pendant longtemps, le père d'Arsène Lupin a, sous l'influence de son ami d'enfance, Louis Fabulet, futur traducteur de Kipling, éprouvé une certaine sympathie pour les thèses libertaires. Mais à la veille de la première guerre mondiale, Leblanc n'est plus anarchiste. Comme beaucoup de ses confrères, il s'est assagi — peut-être ses convictions se sont-elles effondrées sous le poids des attentats. Le fait est qu'en 1913, il est écrit en quatrième de couverture des Confessions d'Arsène Lupin [6] : « Le lecteur éprouvera pour le héros favori de Maurice Leblanc un sentiment inexplicable de sympathie, en constatant sa grandeur d'âme patriotique ! »

Peu à peu le gentleman-cambrioleur s'embourgeoise, rendant compte de l'évolution politique de son créateur. En 1920, dans un article intitulé "la Moralité d'Arsène Lupin" [7], Leblanc ne peut que constater la dérive comportementale et psychologique de son héros : « Il vit toujours en marge de la société et en opposition avec les lois. Mais, ces lois, il ne les transgresse que pour servir la société. C'est aussi un patriote. Il sert son pays à sa manière, et avec tant de magnificence que son pays, qui devrait le coffrer, est contraint de le remercier. Au fond, il est chauvin, cocardier, épris de gloire et de panache, réactionnaire en diable, bref un bourgeois, capitaliste et bien pensant. »

Rappelons également que durant le grand conflit, Maurice Leblanc s'illustra dans la publication de récits militaristes glorifiant l'action des soldats français sur le front tels que "l'Éclat d'obus" [8] ou "les Contes héroïques" [9]. Après l'Armistice, il multiplia ses actions patriotiques et commémoratives et fut nommé président de la commission médaille Barrès, pour l'exercice 1916-1917. Drôle d'anarchiste que voilà !

Un autre élément démentant le caractère libertaire du Formidable événement, transparaît à travers les motivations du héros. Le décor et les péripéties du roman sont, nous l'avons vu, empruntées au western, mais Simon Dubosc poursuit une quête héritée tout droit de la littérature médiévale. Pour gagner le cœur et la main de sa bien-aimée, le jeune homme fait serment à son futur beau-père, qui exclut toute alliance avec un roturier, de conquérir un royaume dans le délai confortable de vingt jours. Autant dire que la soudaine émersion d'un territoire survient à point nommé !

En fait, Simon adopte un code de conduite qui n'est pas attaché à sa classe mais dans le respect duquel il excelle. Au lieu de briser les carcans sociaux, il remet les contraintes archaïques au goût du jour. Mieux encore, il reste fidèle à sa morne fiancée et ne succombe pas aux charmes de l'envoûtante aventurière indienne au côté de laquelle il chevauche.

Au passage, Maurice Leblanc égratigne la noblesse, en particulier anglaise, dont il souligne l'ascendance normande, et ne ménage pas ses flèches contre la belliqueuse Allemagne, qui profite du formidable événement pour proposer à la France l'invasion conjointe de la Grande-Bretagne.

En dépit des clichés de cette abracadabrante histoire, où de prodigieux geysers aurifères jaillissent du sable et d'authentiques cavaliers peaux-rouges sillonnent les plages hexagonales, le lecteur serait mal avisé de laisser choir ce volume. Au moment où l'on s'y attend le moins, Maurice Leblanc créé un univers post-apocalyptique d'une rare violence qui tranche avec le ton bon enfant des premiers chapitres, et préfigure nombre d'œuvres contemporaines de science-fiction.

Une fois de plus, Grama nous offre un petit livre précieux, joliment illustré et remarquablement postfacé, même si je déplore que dans la deuxième partie de son intervention, Jean-Pierre Deloux se laisse aller à entériner les multiples thèses ésotériques que colportent certains glossateurs à propos de Leblanc. Avant d'aller chercher dans le folklore historique et mystique un sens occulte aux patronymes des personnages de ce roman, il serait prudent d'envisager des solutions, certes moins attrayantes, mais plus cartésiennes. Pour l'anecdote, un proche de Leblanc, collaborateur au Journal de Rouen, s'appelait Georges Dubosc, et ses voisins de la demeure familiale, rue de Fontenelle, se nommaient Dubosq-Lettré…

Reste que le Formidable événement, récit hétéroclite et baroque, à la fois kitsch et d'une effrayante modernité, constitue un éloquent témoignage sur les balbutiements feuilletonesques de l'anticipation ancienne.

Notes

[1] Je sais tout nº6, 15 juillet 1905.

[2] J.-H. Rosny aîné : Mémoires de la vie littéraire, Crès, 1927.

[3] Dans un article intitulé "Qui est Arsène Lupin ?" paru le 11 novembre 1933 dans le journal toulonnais le Petit Var, Maurice Leblanc alla jusqu'à écrire : « Je suis prisonnier d'Arsène Lupin ! ».

[4] In anthologie les Rivaux d'Arsène Lupin, Laffont, collection "Bouquins".

[5] Olivier Gloux, dit Gustave Aimard (Paris 1818-id. 1883), auteur des Trappeurs de l'Arkansas (1858) et des Bandits de l'Arizona (1882).

[6] Éditions Pierre Lafitte.

[7] Le Journal, 30 août 1920.

[8] Roman donné en feuilleton dans le Journal, du 21 septembre au 7 novembre 1915.

[9] Publié dans le Journal, du 5 mars au 16 décembre 1915.