Keep Watching the Skies! nº 19, mai 1996
Brian W. Aldiss : le Monde vert
(Hothouse)
roman de Science-Fiction par nouvelles ~ chroniqué par Éric Vial
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Dans la préface de cette nouvelle réédition au Livre de poche (après celle chez J'ai lu il y a bon nombre d'années), Gérard Klein fait remarquer qu'il est assez rare que les écrivains de Science-Fiction se risquent dans un avenir très lointain, à des milliards d'années de nous, parce que supposer que les choses auront peu changé est intenable intellectuellement, et supposer qu'elles sont radicalement différentes les rendrait incompréhensibles, ou ferait que le lecteur ne se sentirait pratiquement pas concernées par elles.
Brian Aldiss s'y est pourtant essayé avec ce roman de 1962, et y a réussi. Il est vrai qu'il a choisi d'une certaine façon la facilité, en présentant une humanité qui a énormément régressé. Le retour à une civilisation tribale perdue dans une jungle hostile est plus facile à gérer, pour un écrivain, que les développements d'une hyper-technologie allant très au-delà de nos possibilités, de nos besoin et de notre imagination actuels. Mais cette facilité est compensée par un souci du décor. Si l'on n'est guère surpris par le fonctionnement mental des humains, le décor, lui, est radicalement étranger. Ces hommes et ces femmes (réduits soit dit en passant à un cinquième de notre taille sans que les différences physiologiques que cela impliquerait soient un instant envisagées) sont face à une terre dominée par les végétaux, transformée en une gigantesque serre (d'où le titre originel), envahie pour l'essentiel par un figuier banian gigantesque, mais autour duquel prospèrent bien d'autres espèces, des lianes et d'autres parasites bien entendu, mais aussi quelques dernières espèces animales survivantes, termites au premier rang, et surtout des végétaux dont l'évolution a fait de quasi-animaux, comme ces insectoïdes appelés “tigres volants”, ces plantes dont les excroissances transparentes se font loupes et leur donnent la maîtrise du feu, toute cette gamme de pièges plus ou moins sophistiqués, plus ou moins faciles à éviter, et plus ou moins mortels pour les humains, et jusqu'aux "travertoises", immense araignées végétales de dizaines de mètres de diamètre, capables de voyager dans l'espace, et qui ont tissé leurs toiles en direction de la lune, désormais immobile comme un satellite géostationnaire.
C'est ce monde qui est exploré de nouvelle en nouvelle, liées par cet univers et par des personnages communs, dans la tradition de la science-fiction de "l'âge d'or". Cela suppose des nouveautés, des inventions. De nouvelles idées. Des ajouts au monde initial, qui peuvent l'enrichir, mais aussi nuire à sa cohérence. Très vite, on a appris que les humains, quand leur temps est venu, s'enferment dans des cosses végétales qui se collent aux “travertoises”, partent vers la lune, subissent une mutation du fait des rayons cosmiques, et deviennent ces mêmes humanoïdes ailés aux allures d'insectes qui les effrayaient tant auparavant, et leur paraissaient être des ennemis irréductibles, parce qu'ils cherchaient à enlever des jeunes pour les emmener chez eux et accélérer un processus parfois aléatoire.
Sur les marges du figuier banian, qui s'avère ne pas recouvrir l'ensemble de la planète comme le disait la première nouvelle (c'est à dire le premier chapitre), ou au bord de la mer on assiste aux combats titanesques entre des plantes mobiles ou non. On apprend aussi que la Terre se présente toujours de la même façon au soleil, comme la lune d'aujourd'hui se présente à nous, d'où des zones sans doute calcinées, la serre, mais aussi une zone crépusculaire, que les plantes ne peuvent dominer, et que l'on explore. On trouve de curieux humains, les Bedons-bedaines, qui ont abdiqué toute indépendance, qui vivent en symbiose avec des arbres auxquels ils sont reliés par un cordon ombilical. Ou une “bouche d'ombre” dont le chant attire tous les êtres vivants pour les engloutir. Ou un dieu-poisson asservissant un humain pour en faire son porteur. Ou une cité de termites, dans laquelle vivent aussi des animaux qui semblent bien être des chats (ce n'est pas très cohérent avec le début, où seuls les humains et des insectes peuplent encore la planète, mais cette donnée elle-même n'a pas grand chose de biologiquement logique, c'est un a priori qu'il faut bien accepter), et où, surtout, apparaissent d'assez peu ragoûtant parasites des animaux, décrits comme ressemblant aux morilles, et qui s'avèrent intelligents. Et l'un d'eux réussit à se fixer sur celui des humains qui s'est petit à petit dégagé comme le héros de l'histoire, le contrôlant mais ne pouvant lui imposer sa volonté ni totalement, ni de manière permanente…
Qu'importe si l'on est en droit de trouver bien peu plausible l'idée d'ancêtres préhistoriques de ces espèces de morilles, qui auraient parasité des singes arboricoles jusqu'à les mener à l'intelligence, se seraient logé sous leur crâne, seraient devenues une partie de leur cerveau, et auraient été détruites en très grande partie par les rayons cosmiques, d'où la régression de l'humanité : parasite héréditaire, rayons n'épargnant que les humains, survie tout de même de quelques exemplaires hors des crânes parasités… cela fait beaucoup pour conforter l'instinctive répugnance du lecteur à s'imaginer avec, entre ses deux oreilles, un champignon pensant. Comme ce ne sont là que les principales idées développées (et encore…) on voit que même s'il en est de moins bien venues que d'autres, le lot suffit à retenir l'attention, voire à susciter l'enthousiasme.
Enfin, si l'histoire, ou les histoires, sont secondaires par rapport au décor, et à la galerie d'êtres non-humains que l'auteur nous offre, le propos reste toujours très humaniste. C'est même un hymne au libre arbitre, à l'initiative et à l'audace, en particulier lorsque le héros est confronté aux "Bedons-bedaines", engraissés par leurs plantes nourricières mais timorés et asservis. Et en même temps, ces “valeurs” ne sont pas coercitives, et peuvent engendrer des comportements divergents mais dont l'auteur nous dit qu'ils sont également positifs. C'est tout particulièrement évident à la fin du livre. On y apprend que l'évolution toute entière se dirige vers une indifférenciation totale, vers une régression jusqu'à l'amibe originelle, et que d'autre part le soleil risque fort de griller définitivement la Terre en quelques millénaires. La morille et certains humains vont utiliser une “travertoise” comme vaisseau intersidéral, et partir vers d'autres mondes. Le héros du roman préfère rester sur notre planète, où il y a de la place et du temps encore pour ses enfants, les enfants de ses enfants et de nombreuses générations. Et les deux choix procèdent de la même morale, d'un même refus de l'abdication devant la fatalité. D'un choix de liberté. Cet hymne à la liberté, qui irrigue le roman sans jamais être explicite, et encore moins déclamatoire, n'est pas le moins sympathique des aspects d'un livre où se marient l'ambition du faiseur d'univers et l'efficacité du raconteur de récits d'aventures.