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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 21-22 Flingue sur fond musical – 2

Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996

Jonathan Lethem : Flingue sur fond musical

(Gun, with occasional music)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Mon édition britannique (un paperback de la New English Library) de Gun, with occasional music était flambant neuve, et présentait pourtant, en bordure droite de la couverture, d'incontestables signes d'usure du papier : craquelures, petites déchirures, fragments détachés… À y regarder de plus près, toutes ces cicatrices d'âge et d'usage sont œuvre de l'artiste, et reproduisent l'usure caractéristique des couvertures des pulps des années 40, et non celle du carton pelliculé des livres de poche contemporains. Tout comme le macaron dans le coin supérieur gauche qui identifie le protagoniste, Conrad Metcalf, que l'on supposerait le héros d'une (bien problématique) série d'aventures. Le cadre est posé : celui du pastiche et de l'hommage, en l'occurrence adressé au roman noir des années 40.

Si les éditions J'ai Lu ont choisi de reproduire l'illustration de Michael Koelsch, un cadrage malheureux fait disparaître le clin d'œil qu'il adressait ainsi aux collectionneurs. De la même manière, plus sérieusement — et plus inévitablement — le soin pris par Lethem à doter son protagoniste-narrateur de la verve nourrie d'argot exagérément imagé des enquêteurs hardboiled s'estompe une fois passé au filtre de la traduction. Francis Kerline (chargé de la difficile tâche de rendre l'œuvre en français) fait des efforts. Qui ne peuvent dans certains cas qu'être voués à l'échec.

Un exemple ? Un seul, pour ne pas devenir ennuyeux. À la suite d'un accident médico-sentimental — sa petite amie l'a laissé tomber au milieu d'une période où ils avaient échangé leurs “circuits nerveux” génitaux — Conrad Metcalf est incapable d'une sexualité normale. Placé en face d'une séduisante employée de l'Inquisition, la police du monde dystopique de Lethem, il se rend compte que « The limb I was going out on here was one I didn't possess » [1]. « Inutile de brandir un panache que je ne possédais plus », essaie faiblement l'édition française [2] ; si vous voulez éviter l'insensibilisation de vos centres de plaisir littéraires à la lecture de ce livre, vous savez ce qu'il vous reste à faire.

Lethem construit justement une partie de son roman sur la littéralisation d'une phrase de Raymond Chandler, « the subject was as easy to spot as a kangaroo in a dinner jacket ». Si Conrad Metcalf est un homme — à peu aussi normal que peut l'être un ancien flic devenu détective privé, nous l'avons vu — un des mauvais garçons auquel il s'oppose est un kangourou intelligent. Ce n'est qu'un exemple de la ménagerie qui va défiler dans le roman, du chat à la brebis ; les animaux artificiellement évolués ont pris leur place dans la société humaine. Sans toutefois tout perdre des caractéristiques psychologiques que nous leur attribuons. Philip K. Dick, lui aussi, faisait des animaux le réceptacle de nos émotions (en particulier dans les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, roman qui, quelque peu dépouillé de son pan animalier, a eu la fortune de donner naissance à ce nouvel archétype du privé du futur qu'est Blade runner. Mais je m'égare). Lethem joue avec des émotions plus dures, et la pitié que peut ressentir Conrad pour Joey le kangourou n'est que toute passagère.

Emotions dures pour un monde plus dur : au-delà d'une intrigue policière qu'il serait vain de vouloir détailler — on dira simplement que, avec le cynisme propre au roman noir, elle sert de révélateur (imparfait) à la corruption qui unit malfaiteurs et Inquisition dans une conspiration du silence — la société mise en place par Lethem mériterait de figurer au rang des grandes dystopies du genre.

Chaque citoyen dispose d'une sorte de permis de vivre à points, et l'épuisement de ce capital de “karma” (qui peut intervenir au gré des caprices de l'Inquisition) vaut à son détenteur un séjour plus ou moins long au frigo — ici encore, un frigo au sens propre et non figuré, une installation d'hibernation qui lui fait passer sans qu'il en ait conscience les années de sa détention. La drogue est non seulement en vente libre, mais gratuite, fournie par le gouvernement. Les radios n'ont plus le droit de diffuser des informations parlées avant une certaine heure de la matinée, rendent compte par de la musique instrumentale des événements de la veille (d'où le titre du livre) ; de même les journaux n'ont plus le droit de publier que des photos. C'est drôle un moment, et terrifiant quand on y pense, terrifiant comme peut (et doit) l'être la satire.

Le pastiche de roman noir qui est l'argument du livre, pour aussi parfaitement emballé qu'il soit, pâlit rétrospectivement devant l'imagination aussi foisonnante qu'ingénieuse qui a présidé à la mise au point de son cadre dystopique. On dirait presque que Lethem ne s'est livré à ce pastiche qu'à titre d'exercice de style, pour montrer son talent, ou pour détourner un temps l'attention de la noirceur de sa vision. En tout cas, l'univers baroque qu'il a créé le temps d'un livre m'est resté durablement en tête — on ne peut pas en dire autant de l'écrasante majorité des romans de SF qui paraissent aujourd'hui.

Notes

[1] p. 83 de l'édition britannique.

[2] p. 106.

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 21-22.