Keep Watching the Skies! nº 23, avril 1997
Francis Lacassin : le Cimetière des éléphants
essai ~ chroniqué par Éric J. Blum
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Sous le titre le Cimetière des éléphants, les éditions Encrage proposent un recueil de deux douzaines de courts articles de Francis Lacassin, parus ici ou là. Où précisément, on ne sait — l'éditeur n'ayant pas cru utile de faire suivre chaque article d'une mention précisant ses lieux et date de publication d'origine. L'ouvrage comportant une importante bibliographie des travaux de l'auteur — ordonnée par lieux de publication — le lecteur curieux n'aura qu'à aller y chercher de lui-même, armé d'une loupe et de beaucoup de patience. Tout juste nous dit-on, dans l'avant-propos, que la moitié des articles repris ont été « conçus dans les années soixante-dix ». Une préface de l'auteur confirme le fait, et enfonce le clou avec quelques formules amusantes : on nous explique, par exemple, qu'en ce temps-là, la S.-F. « n'avait pas encore eu l'opportunité de se suicider dans le marécage politico-sexualo-écolo laissé par Mai 68 », ou que « c'est au mouvement Planète, du nom de la revue créée par les auteurs du Matin des magiciens, qu'on doit la libération des esprits, l'affranchissement d'une pensée asservie par cent ans d'enseignement laïque et rationaliste », ou bien encore que « les deux bouleversements les plus importants de la décennie allaient être provoqués, en 1961, par la parution du Matin des magiciens […] et, l'année suivante par le Club des Bandes Dessinées ». Continuant d'hésiter entre déficit neuronal et autosatisfaction béate, Lacassin passe la seconde couche dans une interview insérée à la fin du volume : « Le Matin des magiciens et le mouvement Planète… Quel souffle d'air dans cette société marxisante, conservatrice, dogmatique… » (p. 158).
Il faut tout de même être sacrément gonflé pour affirmer, trente-cinq ans plus tard, que la gigantesque escroquerie intellectuelle que fut le “mouvement Planète” eut sur les esprits un effet libérateur, tout en affranchissant la pensée ! À ce compte-là, il ne fait pas de doute que la secte Moon libère les esprits, et que le Front National, n'en doutons pas, affranchit la pensée. Sacrément gonflé oui ! Ou dans un état intellectuel difficile à qualifier tout en restant courtois.
Une finition façon pommade complète ce volume. L'intervention la plus impressionnante est signée Jacques Baudou qui ne craint pas d'affirmer que « Francis Lacassin a composé des volumes omnibus d'une exhaustivité impressionnante […] s'est livré à un remarquable travail d'encadrement éditorial, écrivant des préfaces extrêmement documentées, établissant des biographies impressionnantes […] composant des chronologies d'une grande précision […] effectuant, en un mot, une authentique besogne d'historien et d'essayiste littéraire, avec un sérieux, un souci du détail ».
Ou comment conférer à un vulgaire pot de cirage une dimension quasi métaphysique. Chez de nombreux commentateurs, le dithyrambe a depuis longtemps pris la place du sens critique. L'exemple cité ci-dessus étant loin d'être isolé, on en conclura que c'est l'époque qui doit vouloir cela : lorsque le mot d'ordre dominant est de ne pas faire de vagues, la pratique de l'éloge systématique n'est pas loin. Avec beaucoup de justesse, l'écrivain Jean-Édern Hallier met cette attitude sur le compte de la “sous-culture journalistique”.
Essayons de rétablir quelques faits.
Que Francis Lacassin ait ressuscité nombre d'auteurs qui méritaient de l'être est incontestable ; que ses innombrables interventions aient contribué à donner aux “paralittératures” une certaine légitimité, c'est possible ; qu'il soit lui-même un passionné des œuvres qu'il n'a cessé de promouvoir, je n'en doute pas. Mais que l'on nous épargne le couplet sur le “sérieux” et le “souci du détail”. Lacassin — en bon disciple de Jacques Bergier — est le chantre de l'à-peu-près, le prophète de l'approximation. En particulier dans ses approches bibliographiques qui fourmillent d'erreurs : de dates, de titres, de noms d'éditeur ! La dernière qui me soit tombée sous les yeux — un des omnibus James Bond de Ian Fleming — est proprement ahurissante. Curieux spécialistes que celui qui, ignorant les références de l'édition originale d'un roman, l'attribue sans sourciller à l'éditeur des autres romans — évidemment sans préciser l'année de publication : comment, en effet, préciser l'année de publication d'un livre qui n'existe pas ? Avec ce corollaire : comment avoir le culot d'établir une bibliographie sans avoir au moins vu les livres recensés ? Infatigable découvreur et (re) découvreur, vulgarisateur et prosélyte de ce qu'Alfu — directeur des éditions Encrage — appelle avec justesse l'“autre littérature”, notre Francis Lacassin. Mais hélas : amateur jusqu'au bout des ongles. Et dans le plus mauvais sens du terme.
Et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu'on découvre en lui un admirateur du tandem constitué par feu Jacques Bergier — escroc magnifique qui éleva l'approximation, la confusion des genres au rang d'arts à part entière — et par Louis Pauwels, scribouillard d'extrême-droite bien connu, inventeur de l'expression "SIDA mental".
Comme maîtres à penser, on peut trouver plus glorieux…
La perception des “travaux” de Francis Lacassin me fait penser aux traductions de Lovecraft par Jacques Papy. Pendant trente ans tout le monde s'est accordé à dire qu'elles étaient exemplaires. Jusqu'au jour où quelqu'un doté du minimum de sens critique a été y voir de plus près, et a découvert une véritable abomination ! Depuis, elles ont été partiellement corrigées, merci Cthulhu. Même chose en ce qui concerne les traductions de Poe par Baudelaire qui — disait-on — améliorait grandement le texte original… Jusqu'au jour où Jacques Sadoul — à l'occasion d'une édition de Poe en J'ai Lu — s'est amusé à comparer et s'est aperçu que les traductions de Baudelaire était quasiment du mot à mot ! Ainsi fonctionne la critique en France : en prenant n'importe quelle ânerie pour parole d'Évangile puis en la répétant jusqu'à l'écœurement.