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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 Gaia's toys

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Rebecca Ore : Gaia's toys

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Rebecca Ore poursuit depuis quelques années une œuvre en marge des grands courants, en marge du type de facilité qui pourrait mener à un large succès. Ses livres sont denses, secs, trop pleins de retournement et jamais assez de gratification. Lisez ses dialogues, et vous comprendrez le problème : les personnages sautent souvent à la conclusion suivante, répondent à la question avant qu'elle soit posée, et sans jamais un mot de plus qu'il ne faut pour exprimer leur intention. Au point qu'il me faut parfois relire une phrase pour me rendre compte de ce qui est un verbe, et de ce qui est un substantif (la morphologie de l'anglais présentant la minimalité que l'on connaît). Visiblement, les correcteurs d'épreuves de ce livre ont dû avoir les mêmes problèmes, puisque j'ai relevé des erreurs, plus souvent qu'à l'accoutumée : participe passé au lieu d'infinitif, s du pluriel ou de la 3e personne du singulier omis ou imprimé à tort, etc.

Autant l'avouer tout de suite, ce livre m'a pesé ; je l'ai posé plus d'une fois, pour l'entrecouper de mets plus légers [1]. Mais je crois sincèrement que c'est un livre de poids, un livre bourré d'idées, qui pourrait faire date dans la carrière de l'auteur. Un livre dont le poids laisse dans mon esprit une forte impression.

Impression d'oppression, certes, parce que le livre décrit l'oppression. L'ambiance, le dilemme vécu par Allison qui doit, sous la pression de ses geôliers, renoncer à ses anciennes convictions, mieux : aider à les combattre, évoque pour moi la bataille mentale que livre Winston au cours de sa captivité durant toute la deuxième moitié de 1984. Évidemment, voilà qui ne promet pas une agréable lecture de plage…

À la différence de Winston, Allison ne s'est pas cantonnée à des actes symboliques ou personnels de résistance au système : quand la police fédérale la prend, elle vient de poser une bombe qui aurait pu détruire une bonne partie de New Orleans (et la tuer elle-même). Trahie de tous côtés, soumise à des pressions psychologiques et physique, elle accepte de travailler pour ses geôliers sans plus savoir quelles sont ses convictions réelles.

D'autant plus que les Feds lui désignent comme gibier l'auteur de manipulations génétiques illégales qui représentent une menace pour l'écologie de la planète peut-être plus grande encore que ce gouvernement qu'Allison et ses amis exècrent. Un scientifique renégat a créé des mantes religieuses longues comme le bras, qui émettent des phéromones calmantes pour les humains. Pire encore, ces animaux transgéniques sont devenus les familiers préférés des drode heads, les membres du nouveau lumpenprolétariat…

Le siècle prochain a connu une évolution radicale du concept du workfare, l'idée selon laquelle l'aide sociale doit être conditionnée par le travail de la personne aidée. Les chômeurs de longue durée, les anciens combattants irrécupérables, les exclus de toute sorte se voient obligés de laisser l'usage de leur corps à des systèmes informatiques qui interagissent, en court-circuitant leur conscience, avec leur cerveau (équipé des entrées et sorties idoines, des électrodes, d'où le sobriquet qu'on leur donne).

Rebecca Ore suit une évolution qui l'amène à mettre en scène des exclus de plus en plus coupés de la société ; dans sa première trilogie (Becoming alien et ses suites), les péquenots des Appalaches avaient une chance d'intégrer la société galactique après un passage par une université interstellaire et un bon paquet d'humiliations ; dans le plus récent Slow funeral, les prolos ruraux sont tenus en laisse par une mafia de magiciens paternalistes.

Ici, les chômeurs doivent accepter un viol de leur corps pour avoir le droit de survivre, et, humiliation suprême, ce viol de leur corps n'est même plus reconnu comme un travail par le reste de la société. « Vous ne travaillez pas, vous dormez » répètent avec bonne conscience les riches de demain à ceux qui se font voler des tranches de leur vie au rythme de leurs visites obligées au bureau de l'aide sociale.

Mais, comme bien des groupes d'exclus, les drode heads font éclore en leur sein une contre-culture qui retourne à la société “normale” leur mépris qu'elle leur manifeste, et transforment leurs stigmates (crâne rasé, perruques à bon marché) en emblèmes.

Willie le drode head et Dorcas la biologiste pirate ferment avec Allison, la desperada écolo, un triangle de protagonistes d'une force étonnante. En un sens, ils ont tous été baisés par la société : Willie par son cerveau, Allison par son officier traitant, qui la contrôle en la rendant amoureuse de lui, et Dorcas Rae, qui a mené sa carrière de post-doc précaire en post-doc précaire, en s'assurant toujours la protection d'un patron de labo dont elle devient la maîtresse. Conséquence : un cercle vicieux de mépris de ses collègues scientifiques et de travaux sans gloire sous l'aile de ses protecteurs, qui ne lui permettent jamais d'accéder aux postes permanents qui lui permettraient d'avoir son indépendance. D'où la diversion de ses talents dans les manipulations génétiques criminelles.

Le livre emploie un langage concis, je l'ai déjà dit, mais aussi un langage cru, un langage du corps, qui reflète le sort de ses protagonistes, une révolte de femme contre le viol permanent.

Mais il n'est pas remarquable que pour son écriture. La peinture d'une dystopie capitaliste est effrayante ; les désastres écologiques de notre époque ont engendré des poussées de bonne conscience désespérée comme cette mode consistant à élever chez soi quelques-un des derniers individus d'une espèce menacée, ou la pratique de la randonnée dans des parcours à l'intérieur de centres commerciaux (à l'image horizontale de nos actuels murs d'escalade). Et la présence de trois protagonistes aux rôles bien marqués (malgré leurs complexes d'infériorité respectifs) relance sans cesse l'incertitude sur le tour que va prendre l'intrigue. Ce roman est le chef-d'œuvre que l'on sentait venir de la part de Rebecca Ore.

Notes

[1] Comme ce Poulpe frit à la sauce rock intitulé les Potes de la perception, par Yannick Bourg ; rien à voir avec la S.-F., je vous rassure…