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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 26 Chaga

Keep Watching the Skies! nº 26, novembre 1997

Ian McDonald : Chaga / Evolution's shore

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Christo Datso

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Les éditeurs américains changent parfois les titres de certains livres parus initialement dans des éditions britanniques. Les justifications du marketing sans doute.

Il est vrai que Chaga, le titre d'origine du roman, n'exerce sans doute pas chez le lecteur moyen, le même réflexe que suscite le titre Evolution's shore. La où celui-ci réveille facilement dans l'esprit, toute une série de connotations fortes basées sur l'idée explicite d'évolution des espèces, celui-là propose un signifiant énigmatique à notre attention.

Le lecteur francophone aura sans doute remarqué la publication récente d'un roman d'Ian McDonald chez J'ai lu, Nécroville. S'il a bonne mémoire, il se rappellera aussi Desolation Road publié en 1989 chez Laffont, et réédité au Livre de Poche en 1994. Et c'est à peu près tout, hormis un recueil de nouvelles, chez Laffont également, État de rêve. Le lecteur anglophone averti saura par contre qu'Ian McDonald est à ce jour l'auteur de onze romans et recueils de nouvelles, et qu'un douzième est annoncé pour début 1998 ; en fait, la suite de Chaga. C'est un auteur important, qu'il convient de mieux faire connaître dans nos contrées. Bien que sujet britannique, c'est un Irlandais de cœur ; il vit à Belfast depuis des dizaines d'années, et l'Irlande n'est pas pour rien dans l'originalité de sa palette littéraire, patchwork de couleurs et d'influences, nourrie d'un profond attachement à quelques causes simples, liberté, tolérance, amour des êtres.

Une comparaison rapide : Ian McDonald est pour la S.-F. britannique, et depuis son premier roman Desolation Road, ce que Dan Simmons est quelque peu devenu avec Hypérion, pour la S.-F. américaine : un champion du renouveau poétique et stylistique [1].

Ses textes sont construits à partir des matériaux les plus divers, ou les plus kitsch, de la S.-F. Il donne l'impression d'avoir digéré toute la littérature et les images du genre, et de la restituer naturellement sous forme d'un bol alimentaire enrichi. Je ne dirai pas de lui qu'il est un inventeur, mais un bricoleur de génie, recyclant concepts usés et clichés vendus au rabais dans les brocantes ou les fins de série.

Qu'en est-il de ce roman, Chaga ou Evolution's shore ?

Tout commence par une mystérieuse activité sur Japet, une des lunes de Saturne. Celle-ci semble petit à petit “dévorée” par une substance noire. Plus tard, sans prévenir, Hypérion, un autre satellite de la géante gazeuse, disparaît du ciel. La jeune Gaby McAslan, passionné d'astronomie, est témoin de l'événement chez son père, et ce bouleversement de l'ordre naturel décide de sa vocation pour le journalisme et l'investigation, la traque de la vérité. Quelques années plus tard, en 2008, elle quitte son Irlande du Nord natale, pour se rendre au Kenya, où un météore s'est écrasé sur les pentes du Mont Kilimandjaro. Pour sa première mission importante, elle est décidée, prête à tout. Elle travaille pour le compte de Skynet, l'une des nombreuses chaînes de média qui se sont installées au Kenya, depuis qu'une vie étrangère a envahit la montagne et la plaine. L'ONU est également arrivé en force avec ses casques bleus, bouclant l'accès au Chaga, censurant les informations en provenance de cette zone surveillée. Les troupes onusiennes se comportent presque en armée d'occupation, les affrontements sont fréquents avec les bandes rivales, les groupes armés d'origine ethnique, qui se livrent à une féroce lutte d'influence dans les camps de réfugiés, de personnes déplacées par l'avance ininterrompue du fléau. Mais en quoi consiste cette invasion d'origine extraterrestre ? D'où vient le météore qui a laissé s'échapper des “graines”, dont les “fruits”, arbres titanesques et structures baroques en carbone, gagnent quinze pieds par jour sur la plaine et se rapprochent lentement de Nairobi, la capitale ? Les gouvernements et les scientifiques semblent impuissants à enrayer ou même à comprendre le phénomène ; et malgré d'énormes moyens militaires et les laboratoires de recherche plus ou moins secrets, le pouvoir se désagrège progressivement. Gaby, l'ingénue et provocante reporter qui assiste à cette montée du chaos, devient petit à petit un acteur de l'anarchie qui s'installe, alors que dans le monde, des phénomènes semblables se répètent, en Amazonie, en Indonésie. Dans l'océan Indien où un autre impact a eu lieu, une arborescence finit par surgir des eaux, et devant les caméras du monde entier qui couvrent l'événement, cette construction à moitié végétale et à moitié minérale, envoie dans l'espace, du côté de Saturne, un formidable signal radio, décrivant le génome humain dans sa totalité… Quelque temps après, les astronomes détectent un bolide qui s'est échappé de Saturne, la Terre pour destination…

Voilà résumée l'action qui couvre le premier tiers du roman. La suite développe ce potentiel romanesque à haute énergie, sans jamais s'emballer, sans verser dans l'outrancier ou le gigantesque, car Ian McDonald distille ses effets à doses bien calculées. Nous en apprenons plus notamment sur la nature biologique et chimique de cette vie étrangère, qui finit par être identifiée sous le terme générique de "Chaga" [2], mais l'abondance des matériaux entrevus par l'auteur est telle, qu'une suite est indispensable. Le roman s'achève alors qu'une expédition de contact vient de s'arrimer au bolide arrivé en orbite autour de la Terre ; engin explicitement décrit comme un BDO [3].

Pour Ian McDonald, la S.-F. fait partie du paysage culturel de cette fin de siècle, il est donc tout à fait normal d'en exploiter le fond. S'il n'y avait que cela, l'auteur n'aurait qu'un intérêt anecdotique, mais voilà, cet homme, qui avoue écrire par bouffées brèves et intenses, fréquemment entrecoupées de télévision, raconte une histoire passionnante, bien charpentée, et il arrive même à innover dans le registre très hard-science, de la biotechnologie. À ma connaissance, ce roman est un des premiers à surfer sur la vague “biotech” [4], et j'avoue y trouver beaucoup plus de crédibilité que dans les histoires de “poupées” de McAuley qui me laissent froid. Le cœur de la “vie” étrangère inventé par l'auteur réside dans l'utilisation très originale des structures polyédriques de pentagones et d'hexagones, composées de soixante atomes de carbone, connues sous le nom de fullerènes [5], et qui auraient des propriétés reproductives et mimétiques. Ian McDonald est également un des premiers à utiliser le thème du SIDA dans un registre S.-F., opérant un linkage assez génial entre rétrovirus et l'évolution [6]. Tout cela nous vaut un feu d'artifice “d'effets spéciaux biologiques” où le lecteur se retrouvera franchement dépaysé !

J'en profite pour commenter une chronique récente de Jean-Louis Trudel [7], qui évoquait « la question de la technique » dans l'œuvre de Brussolo, établissant un parallèle entre cet auteur et le philosophe Heidegger. Il me semble qu'on pourrait également considérer Ian McDonald, comme un “heideggerien”, s'il fallait rapporter à ce terme la perception de la nature comme artifice, ou comme aboutissement du travail humain. Néanmoins, là où je ne partage pas tout à fait l'avis de Jean-Louis, c'est dans le rapport d'opposition à cette nature qu'il présente entre l'Europe et l'Amérique, la première étant une nature “apprivoisée”, la seconde, une nature “sauvage” — je simplifie —, comme si la “Nature”, en tant qu'objet, était dissociable de l'univers humain, et en particulier, de sa sphère d'appréhension technique. L'origine du mot technique, la "technè" des Grecs, désigne à la fois un “faire efficace”, un “art”, jamais privé d'une forme de virtuosité ou de compétence, mais aussi, en tant qu'art, elle pointe vers la nature, par l'intermédiaire des artefacts, imitations, mimésis de la réalité. De ce point de vue, l'irréductible étrangeté de la vie qui se déploie dans le “Chaga” peut aussi bien évoquer une “anti-nature", malveillante, ennemie, qu'une “surnature”, une nature transcendante, ou à visée transcendantale, d'ouverture de l'humain sur “autre chose”, ou encore, ni l'une ni l'autre, mais bien une perfection à ce point aboutie de la technique, extraterrestre en l'occurence, qu'elle se substitue en plus efficace, à la nature des choses terrestres, mais pour mieux les révéler à elles-mêmes. C'est là toute l'ambiguïté des métamorphoses qui se déroulent dans l'univers du “Chaga”, et de manière plus générale, c'est toute l'ambiguïté de la “technè” humaine qui se devine en filigrane, héritage des Grecs oblige, auquel, culturellement du moins, les Américains n'ont pas plus échappé que les autres. Néanmoins, il est vrai que dans le registre spécifique de la S.-F., on puisse opposer sur cette question certains auteurs européens à certains auteurs américains. Il sera intéressant de suivre dans les années qui viennent l'évolution du courant “biotech”, notamment en fonction de ce critère culturel.

Je disais plus haut qu'Ian McDonald régurgite toute la S.-F. dans ses textes. Cela est particulièrement vrai de Chaga, le roman en est saturé. Je me suis amusé à repérer les références, la plupart assumées sans complexe. Allons-y pour ce petit jeu éducatif. Nous trouvons dans le désordre : Arthur Clarke avec 2001 l'odyssée de l'espace et Rendez-vous avec Rama ; ce sont les sources les plus évidentes ; à quoi on peut ajouter Greg Bear et Éon, en classique de BDO ; Michael Crichton pour la Variété Andromède, qui a sans doute inspiré le labo souterrain de recherches bactériologiques du Chaga ; Ian Watson et son Modèle Jonas, une référence mineure qui se devine derrière les baleines convergeant vers l'arborescence de l'Océan Indien ; Mike Resnick évidemment, en chantre du peuple Masaï avec le cycle de Kiryniaga, sans oublier John Brunner dont Tous à Zanzibar transparaît derrière la problématique socio-politique du roman, “Tiers-monde” contre “Occident”. Quelques purs signifiants S.-F. relèvent également de cette démarche consciente, avouée : Hypérion, Big Dumb Object, Gaia (John Varley) ; jusqu'aux noms des futures navettes de la NASA : Isaac Asimov, Robert Heinlein, Ursula K. Le Guin

On pourrait se demander : où l'auteur s'arrêtera-t-il ? S'il arrive à tenir les promesses du roman avec la suite annoncée pour janvier 98, nous obtiendrons une des œuvres importantes de ces dernières années. Ian McDonald est quelqu'un qui peut vraiment surprendre, et dépasser sa propre réputation de “faiseur” : j'en veux pour preuve les textes de l'autre grand cycle qu'il est en train d'élaborer, celui des récits consacrés aux extraterrestres Shi'ans, dont un roman remarquable est récemment paru [8] ; mais ceci est une autre histoire…

Notes

[1] Mais il n'y a pas que cela : le réinvestissement de la forme littéraire et du plaisir de la prose se fait sans sacrifice de la cohérence, du contenu ou de la pertinence…

[2] Le Chaga désigne la région qui s'étend au pied du Kilimandjaro.

[3] "Big Dumb Object", terme popularisé pour rendre compte des artefacts gigantesques qui peuplent des œuvres comme Rendez-vous avec Rama d'Arthur Clarke, l'Anneau-monde de Larry Niven, ou Éon de Greg Bear.

[4] Greg Egan, Paul J. McAuley…

[5] D'après le nom de l'architecte américain Richard Buckminster Fuller (1895-1983), l'inventeur des dômes géodésiques. Les fullerènes ont été découverts en 1985 par le bombardement laser du graphite.

[6] Les rétrovirus, parmi lesquels les HIV du SIDA, consistent en brins d'ARN capables de convertir leur code génétique en ADN dans les cellules infectées par l'action d'une enzyme transcriptase inverse.

[7] Parue dans KWS 24-25, à propos de Portrait du Diable en chapeau-melon.

[8] Sacrifice of fools, 1996.