Keep Watching the Skies! nº 27, décembre 1997
Pierre Pelot : Qui regarde la montagne au loin (Sous le vent du monde – 1)
roman préhistorique ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Autant vous le dire tout de suite, je n'aurais jamais ouvert ce roman si je n'avais pas écouté Pierre Pelot en parler avec une passion communicative lors de la convention de Nancy en mai 1997.
Le roman préhistorique a connu des fortunes diverses depuis son invention vers la fin du xixe siècle, et a toujours tenu une place modeste — en dépit de succès de librairie isolés comme ceux de Jean M. Auel — comme en reflet de la S.-F. Au-delà de la personne de J. H. Rosny aîné, les parallèles entre les deux genres tiennent à la nécessité d'extrapoler au-delà du domaine des connaissances historiques, sans se départir de la fidélité aux faits dévoilés par la recherche scientifique, et au fait que le destin d'un petit groupe sera souvent emblématique, ou directement lié, au destin de l'humanité entière.
Présence encore de science dans la fiction, la couverture de ce livre mentionne la “collaboration scientifique” d'Yves Coppens, célèbre préhistorien, mais heureusement la tentation documentaire ne prend à aucun moment le pas sur les instincts d'écrivain de Pelot — et on est bien loin, par exemple, du roman maladroit publié par Minsky et Harrison en "Ailleurs et demain".
Voici donc deux personnages, Moh'hr et Nî-éi, représentatifs chacun à leur manière d'une parcelle de l'aventure de l'humanité. Ils ne viennent pas de la même tribu, mais tous deux vont quitter leur clan, pour des raisons différentes. À Moh'hr se voit dévolue la curiosité qui peut mener aux découvertes — observateur des volcans et des cieux, il a décidé d'aller trouver la montagne qui doit produire tous les nuages du monde. Il faut dire qu'on est en période de sécheresse, et la pluie est une préoccupation quotidienne. La famine frappe, les naissances ne sont pas bienvenues. Nî-éi, elle, est frappée d'ostracisme après avoir laissé dévorer son nouveau-né par une panthère noire. Elle avait ses raisons — qu'on nous garde pour la fin du livre — et, dans la tribu de Moh'hr, son acte aurait pu passer pour une modalité normale de contrôle des naissances. Pas chez les siens, et la voici lancée dans une errance qui, pour n'être pas choisie, n'en est pas moins bien plus intéressante que sa vie quotidienne.
La vie des hommes d'il y a 1,7 millions d'années était pour le moins précaire, et Pelot ne cache rien des aspects les plus effrayants de leur sort. La scène d'ouverture du livre (l'accouchement de Nî-éi) est un modèle de poignance. Cela n'empêche toutefois pas nos ancêtres d'avoir des émotions, des disputes, et un langage pour traduire plus ou moins bien tout cela.
L'aspect linguistique est un de ceux que l'auteur a visiblement le plus travaillés. Moh'hr et Nî-éi, provenant de tribus bien différentes, ne parlent pas la même langue, et les difficultés de communication qu'ils éprouvent fournissent le sujet d'une partie du roman. De toute façon, leurs langues respectives restent incomplètes, même au sein de leurs propres tribus, où l'invention de mots reste nécessaire, voire une arme majeure pour prendre le contrôle du groupe — Pelot pensait peut-être là plus à notre présent qu'à la préhistoire ! —.
Enfin, la narration elle-même tente de rendre compte des limitations du point de vue — et du vocabulaire — des protagonistes en employant un certain nombre de périphrases, marques de concepts non encore articulés. On peut discuter de la logique des choix de l'auteur — parler dès la première page de « la plongée sous terre de la boule de lumière rouge » est sûrement très joli, mais ne me semble pas correspondre à ce que pourrait être la vision du monde d'un humain primitif : le soleil, présent chaque jour, s'imposerait comme concept bien avant celui de “lumière”, de “boule” ou de “rouge”, l'esprit procédant plutôt, à mon sens, par abstraction et raffinement de l'analyse à partir des faits bruts, globaux, expérimentés dans la vie quotidienne. J'imagine ainsi nos ancêtres possédant tout un tas de concepts pour des choses de la nature que nous sommes incapables de nommer — de fait, tout citadin discutant avec un campagnard qui courre un tant soit peu les bois et les champs se verra confronté à un vocabulaire pour lui technique et inconnu —, alors qu'il manquera nombre d'idées abstraites. La formulation de Pelot, en l'espèce, serait plutôt celle d'un citadin redécouvrant la nature. Mais je dois ajouter que par la suite, les choix de Pelot en matière de périphrases sont souvent astucieux — qu'ils correspondent à des mots qui manquent aux primitifs, ou à des mots qui nous manquent à nous — et surtout qu'ils se fondent dans un style. Ce n'est jamais un obstacle à la lecture — Pelot applique la même règle que pour la notation des accents étrangers dans les dialogues : un coup au début, et des rappels discrets de temps en temps, ça va, un emploi systématique, ça lasse. Au total, le livre projette une voix unique, et laisse l'impression de la plongée dans un monde radicalement différent.