Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 27 les Productions du temps

Keep Watching the Skies! nº 27, décembre 1997

John Brunner : les Productions du temps

(the Productions of time)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sébastien Cixous

 Chercher ce livre sur amazon.fr

John Brunner n'a jamais caché les difficultés financières qu'il rencontrait en tant qu'écrivain tentant de vivre de sa plume. À ses débuts, avouait-il, il était obligé de produire jusqu'à huit romans par an pour être assuré d'en vendre au moins six. De fait, sa bibliographie aligne, aux côtés d'authentiques chefs-d'œuvre, une longue liste d'ouvrages alimentaires, généralement lisibles mais présentant un intérêt assez réduit.

Dès lors, on se demande pourquoi Gérard Klein, habituellement si scrupuleux, a choisi de rééditer ces Productions du temps, qui, sans être déplaisantes, risquent de paraître ternes aux lecteurs des années 90. J'aurais davantage imaginé l'auteur du Gambit des étoiles exhumant la Ville est un échiquier des ruines du catalogue Pocket, aujourd'hui réorienté vers la Fantasy, mais bon, cela viendra peut-être… Gérard Klein a entamé un cycle de rééditions tout à fait louable, même si dans le cas présent, il ne pare pas au plus pressé.

The Productions of time illustre à merveille la dichotomie qui caractérise l'œuvre de Brunner, puisque l'édition originale de ce roman fut publiée en 1967, tout comme le superbe Quicksand (À l'ouest du temps), dont on ne chantera jamais assez les louanges. Le hasard a d'ailleurs voulu que les traductions françaises de chacune de ces œuvres paraissent la même année, soit onze ans plus tard, en 1978. (Les points communs entre ces deux récits ne s'arrêtent pas là, nous y reviendrons tout à l'heure.) Signalons enfin pour l'anecdote, que la New American Library se permit d'apporter quelques modifications de son cru au manuscrit de the Productions of time, mais que c'est la version anglaise de 1970, conforme aux souhaits de l'auteur, qui fut traduite en français.

Pour les besoins de son nouveau spectacle d'avant-garde, Manuel Delgado, un dramaturge argentin défrayant la chronique, réunit quelques acteurs calamiteux dans les locaux d'un ancien country club, Fieldfare House. En quelques jours, le climat devient étouffant et les membres de la troupe, qui comprend un ancien alcoolique, un héroïnomane, un homosexuel, une lesbienne, un pervers et une ingénue, ne tardent pas à s'affronter. Bientôt, Murray Douglas, la vedette de la pièce qu'une main mystérieuse tente de replonger dans l'éthylisme, découvre des appareils issus d'une technologie inconnue, camouflés dans les chambres. Delgado a beau prétendre qu'il s'agit là d'un banal système d'hypnopédie, le comédien est persuadé que quelqu'un enregistre les faits et gestes de chaque pensionnaire de Fieldfare House…

Les productions du temps ne se présente pas comme un roman de Science-Fiction traditionnel, mais comme un roman à suspense recevant une explication science-fictive. La distinction peut sembler subtile, elle est pourtant fondamentale. L'essentiel du récit est consacré à un huis clos oppressant doublé d'une enquête qui débouche sur une hypothèse futuriste compressée dans les vingt dernières pages. C'est dommage, car le prétexte de l'ouvrage n'est pas aussi mince qu'il n'y paraît a priori.

De nombreux archétypes brunneriens sous-tendent l'intrigue des Productions du temps. Une fois de plus, l'auteur met en scène — c'est le cas de le dire — un personnage dont l'intégrité psychologique (et physique) a été fortement touchée et qui se trouve entraîné, malgré lui, dans une aventure à laquelle il n'était pas préparé. Récemment sorti d'une cure de désintoxication, Murray Douglas est un artiste sur le déclin terrifié à l'idée de retomber dans le piège de la bouteille. Il se rapproche en cela de Paul Fidler, le psychiatre d'À l'ouest du temps, qui, au lendemain d'une dépression nerveuse, craint de sombrer dans la folie.

Un autre trait typique des romans de Brunner consiste dans la confrontation d'un individu en situation d'échec avec des êtres supérieurs. Ceux-ci peuvent prendre la forme d'extraterrestres, de mutants ou, comme en l'espèce, de voyageurs temporels nantis d'un prodigieux arsenal technologique. (L'assimilation n'est nullement exagérée : ils qualifient de “primitifs” ou de “sauvages ignorants” les Occidentaux du vingtième siècle.)

Les points de comparaison avec À l'ouest du temps, on s'en rend compte, abondent. Tout comme Loustic, ces chrononautes arrivent d'un futur dystopique, l'élément science-fictif se voit attribuer une place subalterne et le décor du récit, dans les deux cas un bâtiment isolé en zone rurale, joue un rôle clé dans l'exacerbation des passions, des rancœurs. Hélas, les Productions du temps n'atteint pas le degré de réussite d'À l'ouest du temps, auprès duquel il fait figure de mauvais brouillon. À l'ouest du temps constituait avant tout une remarquable étude de mœurs, selon les critères de la littérature générale, et le roman aurait très bien pu se passer d'un dénouement ouvertement science-fictif sans hypothéquer une parcelle de son impact émotionnel. L'efficacité du récit reposait pour une large part sur le monologue intérieur de Paul Fidler, marqué par de mémorables cercles. Avec les Productions du temps, c'est l'inverse : sans l'explication science-fictive, ce roman dont les falots protagonistes ont bien du mal à émouvoir, ne présenterait pas le moindre intérêt. Le problème est que si l'hypothèse futuriste exploitée ici s'articule autour de questions très sérieuses, celles-ci ne se posent plus avec la même acuité.

Brunner décrit dans les Productions du temps une société “purifiée” à grands coups de manipulations mentales, ce qui, en 1967, au moment de la sortie du roman, pouvait apparaître comme une prévision tout à fait plausible. Elle est le fruit d'une inquiétude dont la genèse remonte à la fin des années 30. À cette époque, l'opinion publique occidentale fut extrêmement troublée par les Procès de Moscou, où des dirigeants bolcheviks, victimes de l'épuration stalinienne, confessèrent, avec une rare tranquillité, un long chapelet de crimes improbables. Le plus extraordinaire est que les prévenus, qui ne portaient pas les stigmates d'une quelconque violence physique, semblaient partager le point de vue de l'accusation. On en déduisit que les Soviétiques avaient mis au point un procédé — révolutionnaire ! — permettant de contrôler l'esprit. Au cours des années 40, deux romans demeurés célèbres tenteront de disséquer les techniques de conditionnement en régime totalitaire : le Zéro et l'infini d'Arthur Koestler et, du côté de la Science-Fiction, 1984 de George Orwell.

Le terme "lavage de cerveau" apparaît pour la première fois en septembre 1950 dans un article du Miami daily news, sous la plume d'Edward Hunter, un journaliste travaillant en parallèle pour la CIA. Ce spécialiste des questions de propagande publie Brain-washing in Red China : the calculated destruction of men's minds l'année suivante, puis Brainwashing : the story of men who defied It en 1956. S'appuyant sur l'expérience des prisonniers américains en Corée, il apporte une inestimable contribution à la paranoïa ambiante, dont l'action survit au règne de McCarthy pour légitimer la Guerre Froide. Lorsqu'en 1958, Hunter témoigne devant le Congrès, il déclare : « La guerre a changé de visage. Les communistes ont découvert qu'un homme tué par une balle n'a aucune valeur. Il ne peut pas extraire du charbon. Ils ont découvert qu'une ville détruite n'a pas de valeur. Ses usines ne peuvent fabriquer des vêtements. L'objectif de la guerre communiste est de faire prisonnier le cerveau des gens et ce qui leur appartient, afin de les utiliser. C'est la conception moderne de l'esclavage qui relègue au jardin d'enfants toutes les autres formes. ».

La même année, Richard Condon publie le Candidat mandchou, un roman de Science-Fiction largement inspiré des ouvrages d'Edward Hunter. Ce dernier raconte comment les membres d'une patrouille américaine capturée en Corée sont envoyés en Mandchourie où ils sont conditionnés par Yen Lo, un vieillard pervers que l'on croirait tout droit sorti des récits de Sax Rohmer. Ce dernier efface leurs souvenirs, leur en implante d'autres et programme le chef du détachement pour assassiner un candidat à la Présidence des États-Unis. En l'espace de quelques années, on est passé de la conversion idéologique à la robotisation de l'individu, à la fabrication d'une machine susceptible, sur un simple signal, d'agir, au mépris de ses convictions, contre sa patrie et même sa famille.

Pour Edward Hunter, le lavage de cerveau est « d'abord dirigé contre les citoyens des pays communistes » et « son objectif est de les obliger à changer de comportement pour en faire des citoyens soviétiques nouveaux ». C'est cette idée d'une réforme mentale s'exerçant sur les masses qui est reprise par Brunner dans les Productions du temps. Mais, comme le souligne Gérard Klein dans sa préface, l'auteur de Tous à Zanzibar était un homme de gauche persuadé « que le camp de la raison, de l'humanisme, de la liberté et de l'altruisme, pouvait perdre, définitivement, sans appel ». C'est la raison pour laquelle il transpose le brainwashing dans un xxve siècle mondialiste et fascisant, où on l'utilise plus à des fins sanitaires que politiques.

En 1967, la rééducation mentale des délinquants n'est pas une hypothèse nouvelle en littérature. Anthony Burgess — pour lequel Brunner nourrit une grande admiration — et son Orange mécanique sont déjà passés par là. Dans les Productions du temps, elle se trouve étendue aux “asociaux irréductibles” — expression désignant les ivrognes, les toxicomanes et les déviationnistes sexuels.

Le plus effrayant dans cette affaire est que Brunner rend parfaitement compte des recherches médicales menées à l'époque, sans extrapoler le moins du monde sur les intentions de nos aimables scientifiques. Ainsi, l'un de ses personnages se nomme Delgado, comme un docteur de Yale parti poursuivre ses expériences en Espagne, qui, face à la criminalité, prônait l'emploi de manipulations coercitives du cerveau [1] . Adepte de la stimulation électrique, celui-ci implantait des émetteurs-récepteurs radio dans le cortex de ses patients afin d'influencer leur comportement à distance. Dans l'encyclopédie Planète Profil du futur, Arthur C. Clarke écrivait à ce propos : « La découverte des centres cérébraux de la récompense et du plaisir constitue peut-être le résultat le plus sensationnel de cette recherche […]. On a vu des singes appuyer sur le bouton de la récompense trois fois par seconde, pendant dix-huit heures d'affilée, complètement indifférents à la nourriture et au sexe. Le cerveau contient également des zones de chagrin ou de punition ; l'animal stimulé n'a plus d'autre idée que de couper le courant qui alimente ces zones. ». Le fait est que Dr Delgado oublia progressivement ses intentions thérapeutiques pour envisager avec le plus grand sérieux “l'avenir de la race humaine”. Il estimait que l'inviolabilité du cerveau n'était qu'un “concept social comme la nudité” et n'était malheureusement pas le seul dans ce cas. Le Dr Robert Galbraith Heath, directeur du service de neurologie et de psychiatrie à l'École de médecine de l'Université de Tulane, n'hésitait pas à revendiquer le terme de “manipulation” lorsqu'il s'agissait de définir le sujet de ses recherches. Recourant à la stimulation électrique comme Delgado, il se targua, au grand dam de la communauté gay, d'avoir transformé en un parfait hétérosexuel un jeune homme qui n'avait eu jusque-là que des relations homosexuelles.

Dans les Productions du temps, on trouve également les pervers sexuels parmi les asociaux promis à la rééducation. Et là encore, la réalité dépasse la fiction. Les partisans de la psychochirurgie, autre forme de manipulation, considéraient en effet les déviations sexuelles comme une “toxicomanie” liée à un fonctionnement défectueux des cellules de régulation du noyau ventromédian de l'hypothalamus, pouvant être vaincu par la destruction des cellules incriminées. En dépit de résultats catastrophiques (obésité, pertes d'appétit, castration fonctionnelle, décès du patient…), cette méthode thérapeutique fut étendue aux enfants autistes, aux détenus, aux homosexuels ou “pseudo-homosexuels”, aux alcooliques, toxicomanes, obèses, etc…

Si leur volonté est identique, les bidouilleurs de cerveaux des Productions du temps ne font pas plus appel à la stimulation électrique qu'à la psychochirurgie, préférant recourir à un procédé hypnotique qui semble bien timoré en comparaison des expérimentations de l'époque. Aujourd'hui, les manipulations mentales ne suscitent plus la même frayeur, et les auteurs de S.-F., comme Greg Egan dans "Cocon", envisagent le problème de la normalisation sociale sous un angle différent, quoique tout aussi préoccupant.

Ajoutons pour terminer que le programme de rééducation mentale imaginé par Brunner aboutit à une forme de vampirisme émotionnel que l'on rapprochera, en dépit de sa base technologique, d'un autre roman de l'année 67 — également traduit en français en 1978 ! —, un Jeu cruel de Robert Silverberg.

Développé différemment — je pense notamment à une intrigue se déroulant à la fois dans le présent et dans le futur —, les Productions du temps aurait pu constituer une de ces œuvres fortes dont l'auteur avait le secret. De basses considérations matérielles, hélas incontournables, s'y sont opposées et nous devons nous contenter d'un roman mineur posant toutefois des questions majeures.

Notes

[1]  Le personnage s'appelle Manuel Delgado et le médecin en question, José Manuel Rodriguez Delgado. Une telle coïncidence semble bien relever de l'intention délibérée. Les amateurs de Science-Fiction britannique savent qu'en 1975, J. G. Ballard baptisa sciemment l'un des protagonistes d'I.G.H. Laing, comme l'un des principaux tenants de l'antipsychiatrie.