Serge Lehman : l'Ange des profondeurs
roman de Science-Fiction, 1997
- par ailleurs :
Les ummenks sont des ours-garous polonais que l'on voit subitement ressurgir autour d'un petit village où une mine a été récemment dénationalisée en vue de sa remise en service… Il n'en faut pas plus pour lancer notre héros dans une nouvelle aventure. Zut, je me mets à régurgiter les quatrièmes de couverture de Bob Morane ; ça ne va pas, là, Serge Lehman ne s'inspire guère de ce modèle-là. De Jean Ray, tout au plus.
Reprenons.
Comme dans sa nouvelle parue l'année dernière dans Bifrost, "l'Inversion de Polyphème", Lehman amorce l'Ange des profondeurs par des jeux d'adolescents — des courses dans les bois qui les mènent trop près d'un dangereux mystère. En se situant sur ce terrain des “affaires extraordinaires” à élucider malgré les manœuvres d'un pouvoir dissimulateur, Lehman se place moins dans la lignée des X Files que dans celle du roman Espion de l'étrange, qu'il avait publié au Fleuve noir sous le pseudonyme de Karel Dekk. Et, pour n'être pas éponyme, Martin Dirac est un héros bien proche de l'auteur.
Pourtant, c'est à mon sens la délicieuse "Inversion de Polyphème", tout du long située dans un registre adolescent, et multipliant les clins d'œil nostalgiques à un passé de collectionneur de SF et les références au terroir semi-rural de la banlieue parisienne, qui prend le mieux la succession de l'espion Dekk.
Dirac, lui, joue beaucoup moins sur l'ambiguïté. Enseignant en phénomènes paranormaux, il se fait apôtre de la démystification, même si on sent que ce qui l'attire dans le sujet est l'espoir encore secrètement entretenu que quelque chose, un jour, se révèle inexplicable. C'est l'espoir beaucoup plus franc de ses étudiants, évidemment, et c'est la même dialectique qui nourrit les rapports entre auteur et lecteurs dans un livre de cette nature.
Il me paraît, soit dit en passant, un brin naïf — ou un brin hypocrite ? — de présenter ce roman comme une entreprise pédagogique de démystification des mythes du style “Terre creuse” qui ont pu, entre autres, faire fantasmer les franges les plus déjantées du nazisme. Ce qui fait vivre un tel livre, c'est le jeu, c'est l'ambiguïté, et on sait bien le mauvais ménage que cette dernière peut faire avec la pédagogie. Et si nous devions conjecturer que Lehman a cru faire œuvre dans cette dernière direction, cela expliquerait pourquoi le livre me frappe comme assez lourd dans ses démonstrations, et beaucoup moins agréable et réussi que celui qui avait été signé Dekk. Naturellement, nous entrons là dans le domaine de l'appréciation personnelle.
Je suis aussi gêné par la psychologie du personnage principal, qui semble taillée à la serpe entre la douleur de la perte du père et un désir d'enfant un peu caricatural masqué par la muflerie envers sa collaboratrice principale. Bon, sur deux cents pages, on n'a pas la place de faire de la finesse dans ce domaine.
Plus gênant, le contexte politique, pourtant capital dans ce livre comme dans la série F.A.U.S.T., me paraît manquer de la vraisemblance à laquelle il aspire. La Pologne supposément contemporaine qui apparaît dans le livre ne correspond pas à la situation actuelle — cela peut s'expliquer par, paraît-il, un retard de parution du roman ; rappelons que Wałęsa n'est plus président depuis quelques années, et que les ex-communistes, après avoir gagné les élections législatives et un temps gouverné le pays, au début en “cohabitation” avec l'ancien chef de Solidarność, ont été à nouveau battus.
Ce que je trouve plus invraisemblable encore est la tactique choisie par la — méchante — multinationale pour prendre pied sur le marché polonais, car on se doutera bien vite que c'est de cela qu'il s'agit. Que bien des firmes occidentales aient été au début intéressées par des rachats d'actifs dans l'ancien bloc de l'Est, certes ; qu'elles soient prêtes à bien des crimes pour gagner de l'argent, soit ; mais que leur allié naturel soit l'extrême-droite, on peut en douter. Le capitalisme, au contraire, aime à se vêtir du discours rassurant de la droite modérée, ou de la social-démocratie ; et s'il faut des alliés discrets et sans scrupules dans l'ancien bloc de l'Est, plus particulièrement là où les structures étatiques manquent de transparence, il vaudra mieux s'acoquiner avec les mafias animées par les anciens piliers du communisme réel (police, armée…).
L'Ange des profondeurs, si j'ai bien compris, s'inscrit à la fois dans l'histoire du futur globale de son auteur — un projet d'une folle ambition, mais apte à nourrir des œuvres audacieuses au moins autant que les laborieux rafistolages qui peuvent être nécessaires au nom du cadre — et dans une série à venir d'aventures de Martin Dirac. En supposant même que la réalité de l'extraordinaire s'y voie toujours réfutée, elle peut conserver sa séduction ambiguë. D'autant que les explications technologiques apportées aux événements a priori mystérieux prêtent à notre multinationale du mal des capacités techniques en elles-mêmes extraordinaires. De quoi nourrir la psychose de la conspiration, à défaut de celle de la surnature. Reste à voir où se dirigera notre Lehman national, toujours très occupé…
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