Keep Watching the Skies! nº 23, avril 1997
Serge Lehman : les Défenseurs ~ F.A.U.S.T.
romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
Situer un roman de S.-F. exactement cent ans dans le futur, c'est s'imposer (David Brin l'avait déjà fait remarquer) la double contrainte d'un changement significatif et de la fidélité à notre actualité. Avec sa série F.A.U.S.T., Serge Lehman favorise le deuxième terme de l'alternative.
Pourtant, le monde a bien changé : bien des états-nations se sont effacés devant des ensembles plus vastes (la Fédération Européenne, l'Etnarchie africaine), ceux-ci mêmes se sont inclinés devant le pouvoir des Nations Unies et de son Sénat mondial… mais ces dernières ne sont que jouet dans les mains de l'Instance, conseil suprême des Puissances, les sociétés multinationales qui détiennent l'essentiel du pouvoir réel.
Simultanément, la mondialisation a abouti à rapprocher les riches de toute la planète, au sein d'un réseau de villes surnommé le Village. Là vivent ceux qui ont la chance d'avoir un job bien payé pour les multinationales ou les États, qui sont couverts par des assurances maladies, et prennent part (en anglais) à une culture mondiale véhiculée par les réseaux informatiques. Ce sont aussi pratiquement les seuls à élire les Sénateurs, car une adresse électronique est indispensable à la vie civique. En-dehors, c'est le Veld, un espace pratiquement en dehors des lois, ravagé par le chômage, qui ne vit que de la charité du Village. Surtout, un espace morcelé, proie des haines tribales entretenues par l'ignorance.
Du coup, cette brave vieille Fédération Européenne fait figure d'ange. Bonne conscience bourgeoise peut-être, mais elle est la seule à s'opposer aux appétits des Puissances. Sa présidente, Élisabeth Conti, n'en reste pas aux discours : par l'intermédiaire de ses services secrets, elle crée et fait grandir le Square, organisation clandestine qui aura pour but de contrecarrer les noirs desseins de l'Instance.
Le premier et éponyme volume de la série relate, au niveau global, l'enclenchement d'un de ces sinistres projets : la puissance politique a pu faiblir devant l'économique, mais le cadre légal respecte encore la distinction, acquise progressivement depuis le Moyen-Âge, entre propriété du sol et autorité civile sur celui-ci. Et si une argutie d'archiviste pouvait renverser cette construction ?…
Mais, think globally, act locally : les conceptions globales restent creuses si l'on ne les articule pas sur les situations locales, passage obligé de toute action. Un roman ne vit pas que d'idées, il lui faut des personnages et des péripéties. Rôle tenu ici par la famille Coray : le père Paul, intellectuel chassé du Village, et son fils Chan, devenu malgré lui un wonderboy, habitant adolescent du Veld. Paul est assassiné par les sbires de l'Instance, Chan n'aura de cesse que de le venger, tandis que Square se demande pourquoi le crime a été commis… vous pouvez deviner la suite.
Il fallait bien une intrigue trépidante sur laquelle accrocher un roman qui aurait pu menacer de se montrer trop politique et intellectuel — c'est quand même le Fleuve qui publie ! Lehman la fournit donc, ou plutôt va la dénicher dans le grand entrepôt des archétypes (pensez au film Beverly Hills cop, par exemple) : les bons flics, toujours un peu débraillés, finiront par se venger spectaculairement des mauvais mafiosi (toujours mieux habillés ; leur laideur est morale).
Lehman a le mérite d'incarner les problèmes du moment — mondialisation, chômage et exclusion, société à deux vitesses — dans la structure de son monde futur. Il se met en phase avec l'actualité, sans jamais singer superficiellement le jargon journalistique (comme cela arrive parfois dans les Évadés du mirage, où Philippe Curval aborde bien maladroitement l'immigration). Dans F.A.U.S.T., le suspense est bien dosé, et l'alternance entre action, émotion, et analyse politique respectée. Grâce, il faut le dire, à l'inclusion en appendice d'un glossaire très détaillé et de longues explications politico-économiques.
L'existence d'un glossaire entraîne une certaine redondance, redondance accentuée si on vient de lire la nouvelle "Nulle part à Liverion", sorte de prélude qui dévoile une partie des batteries du roman. Circonstance malheureuse. Évitable ? Elle ne m'a pas empêché d'apprécier la nouvelle… lue après [1].
C'est sur sa construction de monde que l'auteur peut prêter le flanc à la critique. La division tracée au cordeau entre Village et Veld ne résiste pas à l'examen ; si, par exemple, les habitants du Veld se voient réserver le rôle de débouché pour les produits à bas prix des Puissances, avec quoi peuvent-ils les payer, puisque la production est concentrée dans le Village ? Pour exploiter le Veld — sa force de travail à bas prix, par exemple — les Puissances, et les États, prendraient sans doute soin d'y entretenir une présence plus importante que celle qui est décrite. Ou alors, le Veld ne pourrait couvrir une telle surface.
J'ai lu ce livre alors que je séjournais à Hanoï [2], qui selon tous les critères macro-économiques imaginables, est destinée à s'intégrer au Veld du futur lehmanien. Pourtant, le courrier électronique y arrive (mal, mais enfin…), et les gens n'y ont qu'un but : travailler pour ces entreprises qui dans 100 ans formeront les Puissances. Et ces entreprises ne se font pas prier — quand elles peuvent se payer un informaticien pour 300 dollars par mois. Le langage de la communication avec elles est effectivement l'anglais — mais c'est parce qu'elles sont coréennes (du sud, évidemment) ou singapouriennes. Preuve que si Village et Veld sont visibles en germe dans notre monde, ils ne prennent pas exactement le chemin que Lehman leur trace.
Enfin, dernière invraisemblance, on ne peut pas imaginer que les riches habitants du Village ne réserveraient pas à leur usage d'immenses zones de Nature “sauvage”, ou destinée à l'agriculture industrielle. Postuler (comme c'est le cas dans le deuxième volume) un morceau du Veld entre Bordeaux et Toulouse affaiblit donc la crédibilité de l'œuvre.
Soyons francs : on n'y pense guère en lisant le livre. Et on n'y pense encore moins en abordant le second volume de la série ; le cadre y est désormais une donnée, et tant pis pour les réserves qu'on a pu avoir lors du premier volume : il y a prescription.
Avec cent pages de plus et des annexes réduites, les Défenseurs devrait nous convaincre que F.A.U.S.T. ne sera pas une série aux épisodes stéréotypés. Plus qu'une suite, c'est une montée en régime.
Chan Coray est désormais un des Défenseurs, la section des opérations spéciales du Square, en cours de constitution. Jeune homme, y a pas à tortiller, il faut que vous fassiez l'école des espions. En avant. J'étais parti pour une redite des romans de Lieutenant X [3] qui avaient enchanté ma jeunesse… autant dire que je redoutais de m'ennuyer ferme. C'était compter sans l'inventivité de Lehman.
Escomptez, bien entendu, un autre coup tordu de l'Instance. Dites-vous que Chan n'est pas un simple cogneur : ses relations avec ses collègues Défenseurs, eux-mêmes personnages nouveaux et intéressants, vont jouer un rôle majeur. Et sachez seulement que le livre va vous entraîner de retournement en retournement de point de vue. Dans les Défenseurs, Lehman se met à jouer avec la réalité, et son œuvre prend une dimension nouvelle.
Cette fois-ci, l'intrigue romanesque dans laquelle est entraîné Chan Coray est au diapason des complots politiques plus vastes qui se trament autour de son destin. En effet, tout repose sur des manipulations de l'opinion publique, donc sur des images fausses transmises par les media. Fausses ? Non, faussement interprétées, seulement, car dans un futur où toute image se synthétise, existe aussi Le Centaure, organisation indépendante qui peut apposer son sceau électronique en garantie de l'authenticité d'une image, vérifiée par un réseau de correspondants… Ce BVP de l'image de synthèse tombe trop à pic pour être entièrement crédible, ficelle, ficelle ! hurle mon subconscient critique. Lehman ferait mieux, dans un des (multiples) futurs volumes de sa série, de procéder à quelques excavations dans les fondations techniques et politiques de ces organismes. Comment fournir un sceau infalsifiable en s'appuyant sur un univers technologique où tout semble falsifiable ? Et comment préserver son indépendance dans un monde où les Puissances ont réussi à s'entendre entre elles ?
Comme pour le premier volume, ces réserves pèsent peu, surtout quand on est emporté par le flot du livre. L'écriture est tout du long simple et efficace, empruntant à Ayerdhal (ou affectant parallèlement à lui, disons) une certaine exagération de l'intensité des dialogues, au niveau émotionnel en particulier. Je vous rassure, c'est plus discret chez Lehman, et je trouve que ses livres réalisent une bonne synthèse des traditions politique et populaire de la S.-F.
Notes
[1] Voir la chronique de l'anthologie Genèses.
[2] Les lecteurs perspicaces feront vite le lien avec l'absence inhabituellement longue de KWS.
[3] C'était Volkoff, en fait.
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 26.