KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Iain M. Banks : Excession

(Excession, 1996)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

chronique par Pascal J. Thomas, 1998

par ailleurs :

C'est entendu : la Culture est une civilisation interstellaire, qui arrive à être à la fois hédoniste et collectiviste (paradoxe), inimaginablement puissante, riche de milliards d'êtres vivants hébergés sur planètes, orbitales, habitats et vaisseaux de toutes tailles. Mais, nous étions prévenus de longue date, la Culture, c'est surtout ses machines, ces Mentaux qui constituent la personnalité même de ses vaisseaux, ou ces drones qui échangent vite le statut de serviteur pour celui de pédant précepteur — voire d'adolescent mal élevé.

Nous avons pu lire jusqu'à présent dans le cycle de la Culture des romans mettant en scène des protagonistes humains (ou extraterrestres — au diable les différences de détail entre créatures biologiques !). Ils pouvaient n'être que les jouets des Mentaux, ou peut-être les Mentaux les laissaient-ils jouer un temps, mais leurs buts et leurs efforts occupaient le devant de la scène. Ici, c'est fini ; l'affaire est trop grave, les Machines la prennent en main — à moins qu'elles ne soient elles-mêmes responsables du problème, qui sait. Oh, on trouvera bien quelques figurants hauts en couleur à se mettre sous la dent, attachants autant que ridicules à la mesure de leur égotisme surdimensionné : Genar-Hofoen, Ulver Seich. Leur présence, leur dit-on, est indispensable à la solution d'un Problème Hors-Contexte, l'apparition effrayante et quasiment inédite de l'Excession, un objet sorti tout droit d'un autre continuum, irréductible aux paramètres physiques connus. Inconnaissable. Et redoutable. Auquel fait écho la préoccupation croissante de l'univers de la Culture pour les civilisations Transcendantes, ces Anciens qui ont cessé de s'occuper des affaires du monde matériel, peut-être parce qu'ils l'avaient trop parfaitement dominé. Une préoccupation qui fait écho aux interrogations similaires d'auteurs aussi divers que Vernor Vinge, David Brin ou Greg Egan.

Allons-nous donc lire une histoire de premier contact sur une échelle jusqu'alors inégalée ? Non. Ce n'est pas (au moins dans un premier temps) l'Excession elle-même qui fournit la matière du roman, mais toute l'agitation qui se répand dans la Galaxie avec la nouvelle (soigneusement tenue secrète, ou du moins le croit-on) de son apparition, source de terreur — ou de pouvoir. D'aventure, en tout cas.

Allons-nous lire, alors, une histoire de guerre galactique aux intrigues entremêlées ? Oui et non. Non, car Banks ne fait intervenir la guerre que pour démontrer in fine son inanité. Oui, car Banks esquisse enfin de vraies lignes de faille dans cet ensemble trop homogène (pour son étendue) qu'était la Culture. Entendons-nous bien : au niveau humain, la Culture est censée concilier collectivisme et liberté grâce à un potentiel industriel automatisé qui permet la satisfaction presque instantanée de tout désir matériel, de tout désir en tout cas qui puisse découler de l'hédonisme individuel. Subsistent entre humains des conflits sentimentaux, des vengeances inexpiables peut-être, mais rien qui ne dépasse l'ordre du privé, pour vifs que soient les sentiments. Une de ces tragédies personnelles, concernant Genar-Hofoen, sera tressée dans les fils de l'intrigue principale, avec l'art consommé du rythme et du retour en arrière que nous connaissons à Banks, notamment dans l'Usage des armes. En fin de compte, toutefois, toute cette agitation humaine n'est que caprices d'enfants, que les Vaisseaux, pleins d'un instinct maternel, s'efforcent d'apaiser.

Si guerre il peut y avoir, c'est envers des entités extérieures à la Culture. Il y avait eu les Idirans, mais jamais nous ne les avions observés de près. Banks nous fournit une superbe description, cette fois-ci, de l'Affront, une race agressive, brutale, querelleuse, et pleine de ce dynamisme militaire qui nourrit le lyrisme d'une certaine école de SF américaine née avec Poul Anderson et Gordon R. Dickson. On avait déjà pu remarquer que Banks se coulait dans les formes du space opera militaire à la fois pour des raisons commerciales, et pour mieux les subvertir : toutes ces batailles amoureusement décrites ne mènent finalement à rien, et ces communistes de l'espace de la Culture dominent sans effort la Galaxie tout en apportant le bonheur à leurs citoyens. Take that, Mr. Pournelle! L'Affront peut bien aboyer et mordre, et même fasciner des gens comme Genar-Hofoen, la Culture aura toujours raison de lui.

Demeurait l'invraisemblance de cette absence de conflit au sein de la Culture. Avec ce livre, Banks introduit enfin des scissions (amicales) au sein de la Culture, nées de différences de vue sur l'objectif de l'existence même de cette civilisation infiniment prospère ; les Elenchs Zététiques ont choisi l'exploration à tous crins, les Bof-Laisse-Tomber privilégient l'hédonisme. Quant à savoir s'ils sont encore dans la Culture, ou s'ils en sont sortis… tout le monde ne s'accorde pas sur ce point. Plus intéressant encore, Excession met en scène de graves conflits de pouvoir entre des vaisseaux de la Culture elle-même, conflits dont des êtres aussi complexes (et occasionnellement caractériels) que les Mentaux de la Culture n'auraient su être exempts. La résolution de ces conflits est finalement décevante : si la force reste au droit, c'est parce qu'un Vaisseau qui s'était donné les moyens d'avoir le dernier mot se trouve être du bon côté… on ne voit pas quel garde-fou empêche l'idyllique Culture de tomber aux mains de Vaisseaux qui se feraient les émules des Berserkers de Saberhagen. Seule une foi dans la bonté innée de l'intelligence… cette foi qui n'est guère partagée par les gens de droite, cette foi que l'existence de cultures interstellaires comme l'Affront semble démentir dans l'univers même de Banks.

Dois-je en conclure qu'Excession, le roman, est un échec ? Jamais de la vie. Dans Iain M. Banks, et surtout dans le cycle de la Culture, l'essentiel n'est pas l'intrigue — on l'a vu : les guerres ne mènent jamais à rien, en fin de compte —, l'essentiel, c'est le détail. Le détail, sans relâche accumulé, qui va construire sur une intrigue plutôt simple (racontée de façon retorse, avec retours et cachotteries) un livre de cinq cents pages. Apartés et à-côté nous livrent le point de vue de Banks sur le monde, et le suc de la vie même de la Culture, et des civilisations qui l'entourent. Là où cette fonction serait bien accomplie, dans un livre de littérature générale, par des observations sur une phrase ou un paragraphe, Banks y balance des chapitres entiers, presque de brèves nouvelles enkystées dans le roman. Il le faut. La description, en SF, doit repartir sinon de zéro, du moins du monde dans lequel nous vivons, nettement moins complexe que celui, futur et imaginaire, que l'auteur s'est donné pour tâche d'évoquer. Banks en fait plus encore, en introduisant une foule de personnages secondaires, biologiques ou mécaniques, et de lieux exotiques, naturels ou artificiellement bâtis.

C'est un point à ne pas négliger : l'univers de Banks est partout habité. Les vaisseaux de l'espace ne cinglent pas vers des îles désertes, ou des côtes habitées par des sauvages. Partout il y a des ports, partout il y a des villes (quelles que soient les formes étonnantes qu'elles puissent épouser). Idéologiquement, c'est aux antipodes de la mentalité de la frontière, ou de la colonisation — le voyage en tant que premier pas d'une entreprise d'imposition d'un modèle sur un monde encore à transformer (quitte à détruire, d'ailleurs, ce qui préexistait). À l'arrivée, on ne formera pas une caravane de porteurs, on prendra le train (et Banks avait donné libre cours à son fétiche pour les modes de transport collectifs dans la Plage de verre, un space opera en dehors de la série de la Culture, pas très réussi au demeurant). Formellement, c'est la clé d'un univers à la texture bien plus riche — sur les planètes qui fourmillent dans la Galaxie, on ne trouvera pas seulement des tribus équatoriales ou des royaumes moyenâgeux, mais aussi l'Allemagne nazie ou l'Amérique industrielle, et peut-être tout cela à la fois sur une même planète ; après tout, nous en connaissons un exemple !

Bref, j'ai sans cesse pris mon plaisir à la lecture d'Excession, sans même trop ressentir l'irritation inévitable au décryptage d'un texte traduit (chapeau au traducteur, Jérôme Martin), sans même me plaindre des retours sur le texte que nécessitait la complexité de la narration. Il n'y a pas eu d'aussi bon roman de la Culture depuis l'Usage des armes, et peut-être celui-ci est-il meilleur encore.

Commentaires

  1. Michel Tondellierau courrier des lecteurs de Keep Watching the Skies!, nº 31-32, mai 1999

    J'ai bien lu le dernier KWS et ça m'a fait me précipiter sur Excession. J'étais prévenu, ce serait dur. Ça l'a été plus encore, mais quel bouquin ! Bizarre cette contradiction, l'envie de laisser le livre te tomber des mains tout en étant incapable d'en détacher les yeux. Ces discussions entre vaisseaux qui nécessitent une lecture attentive pour glaner un détail significatif — quand il y en a ! En juillet, je discutais avec Pierre Stolze qui m'expliquait la différence qu'il faisait entre la littérature et la fiction. La littérature, comme des textes qu'on ne lit pas mais qu'on étudie, des objets d'art, des textes autosuffisants. Et la fiction à l'inverse comme des textes qui cherchent à produire sur le lecteur un effet “physique” (pleurer, trembler, rêver) — c'est schématisé en diable.

    Quand je songe à cette Excession, j'ai la nette impression que Banks a avant tout fait de la littérature (pour reprendre l'idée de Pierre) — quel exercice ! Chiant du point de vue du plaisir du texte, mais quel exercice ! J'espère trouver souvent des auteurs qui m'ennuieront avec autant de… plaisir — non non, je ne me contredis pas.

    Ce qui me fait penser d'ailleurs à un passage lu sur les réalistes et leurs “interminables” descriptions (je ne sais plus qui c'est, tiens la mémoire). Rien n'oblige le lecteur à lire les descriptions ; il peut tout aussi bien les sauter. Simplement, elles sont là dans un roman qui forme un tout (un univers, allons-y). Au lecteur de choisir s'il veut voir ce monde-là de façon superficielle ou non. Un peu comme tu peux regarder la vie. Belle idée. Je pense que Banks a réussi un coup de ce genre.

    Bonne continuation donc à KWS qui m'encourage vers certaines étoiles que toutes les galaxies réunies ne parviennent pas à mettre en valeur.

  2. Pascal J. ThomasKeep Watching the Skies!, nº 31-32, mai 1999

    Une petite remarque : tant que les romans ne seront pas écrits en hypertexte, il sera difficile pour le lecteur pressé non seulement de savoir où s'arrête la description pour pouvoir la sauter, mais aussi si elle ne contient pas quelque élément utile à la suite des opérations — comme toi-même tu guettais les détails significatifs dans les dialogues de vaisseaux spatiaux… les choses ne sont donc pas aussi simple, mais belle idée quand même.

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