Réminiscences d'"Anticipation", et la SF amnésique
éditorial à KWS 33, août 1999
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Le dynamisme nouveau, ou du moins l'optimisme nouveau (apparition de nouvelles revues, de nouvelles collections, de nouveaux auteurs) acquis ces cinq dernières années par SF et Fantastique(1) français se sont accompagnés plus récemment de chamboulements dans le paysage éditorial. Le temps (je n'en ai guère) et l'espace (je ne vis pas à Paris, et n'y mets guère les pieds) m'empêchent de suivre de près les grandes manœuvres, mais au hasard des lectures, on ne peut manquer d'être frappé par quelques évolutions. Tant pis, je mange ici sur l'espace réservé aux livres pour vous livrer mon sentiment.
Le Fleuve noir, qui semble pris dans une dérive chaotique au niveau de ses choix de directeurs de collection (ou de son manque de choix, justement), surprend par la présence non seulement d'œuvres de qualité (Michel Pagel, Laurent Genefort, Roland C. Wagner, par exemple) mais aussi par des coups éditoriaux ambitieux, qui transcendent l'image vénérable de la collection "Anticipation" : les anthologies de nouvelles originales qui se succèdent à un rythme soutenu, qu'elles soient de SF (par Serge Lehman, Jean-Claude Dunyach en prévision, ou Daniel Riche) ou de Fantasy (Henri Lœvenbruck & Alain Névant). Bref ici, le Fleuve noir vise à influencer l'ensemble de la vie du genre, et non plus comme pendant des années à fournir un produit facilement consommable, occasionnellement d'une grande importance en termes d'auditoires, mais en général peu novateur dans sa thématique. Ou alors, de façon discrète — ses quarante ans et plus d'existence font de toute façon d'"Anticipation" un monument, une référence, que je prends comme repère sans pouvoir en analyser en détail les mérites ou les infamies.
"Anticipation" hors course d'une façon ou d'une autre, tout le monde s'est mis en tête de mettre la main sur le marché de la SF de base, de celle qu'on lira toujours dans les trains de banlieue — et faut-il qu'elle soit robuste pour ça. En un sens, Pocket a depuis longtemps gagné cette bataille à coups de Fantasy américaine et standardisée — et ils ont aussi été parmi les premiers à dévaluer leur collection de poche en la dotant d'une grande sœur ("Rendez-vous ailleurs", en l'occurrence). Au point que la publication dans la collection "Science-Fiction", depuis un an ou deux, de quelques ouvrages de SF dus à de nouveaux auteurs et d'un intérêt non nul (Avance rapide de Michael Marshall Smith, Frère termite de Patricia Anthony…) peut faire figure de micro-événement.
Chez Denoël, la “grande sœur” ("Présences") existe depuis longtemps, et la tentative de prendre la place d'"Anticipation" a vu le jour avec une brutale franchise au printemps 98 — et s'est effondrée d'elle-même quelques mois après. En subsistent une lettre de refus qui fera longtemps les gorges chaudes du milieu (puisqu'adressée à un bavard aussi impénitent que Roland C. Wagner), et une trilogie particulièrement navrante mais qui peut aussi faire rire aux larmes, Shag l'idiot,(2) pondue par Serge “D. Morlok” Brussolo sur les ordres de Serge Brussolo, directeur de collection. Il est un peu tôt pour voir la direction que Gilles Dumay va donner à "Présences du futur", mais tout porte à penser qu'elle ne pourra pas être sans intérêt.
Parmi les vieux de la vieille, restent le couple Robert Laffont/le Livre de poche (et je n'ai rien remarqué chez eux, faute peut-être de regarder), et J'ai lu, avec la toujours dynamique Marion Mazauric. Si les livres de prestige paraissent de toute évidence depuis un an en "Millénaires", on peut se demander quelles seront les conséquences de ce changement sur la collection SF de poche de l'éditeur. Depuis longtemps, elle publie un vaste spectre de livres (depuis les Richard Canal jusqu'aux adaptations cinématographiques, en passant par les Lois McMaster Bujold). Je n'ai pas là non plus surveillé de près ce qui se passe, et encore moins lu une appréciable proportion de leurs parutions récentes, mais le programme du mois d'avril 1999 semble représenter un gambit significatif. Les deux livres sont deux romans de SF (ou du moins, étiquetés ainsi), Sinedeis d'Hervé Jubert et le Dixième cercle de Guy Thuillier, respectivement deuxième et premier roman de leurs auteurs, tous deux nés après 1970 — autrement dit une génération vraiment nouvelle, plus jeunes que Gilles Dumay ou Jean-Jacques Nguyen, et sans doute à comparer plutôt aux plumes des éditions Mnémos.
Vous ne trouverez pas sous ma plume dans KWS de critiques en bonne et due forme de ces deux livres fort intéressants, pour la bonne raison que j'en parle dans Bifrost [ 1 ] [ 2 ]. Mais Bifrost est une revue qui, fort professionnellement, ne peut pas (toujours) permettre aux critiques des développements foisonnants, et il me reste quelques remarques à formuler sur ces deux livres, qui dépassent largement du cadre strict d'une critique de ces ouvrages.
Sinedeis est pour moi le plus choquant (de même qu'il a pu choquer Jean-Louis Trudel), en ceci que, présenté comme de la SF, et mené comme de la SF dans sa façon d'aborder le monde et l'action, il relèverait plutôt de la Fantasy quand on se penche sur les justifications qu'il produit aux phénomènes extraordinaires — et extraordinaires du point de vue même de ses personnages, dans leur contexte futur. Dieu, revenants et Enfers jouent un rôle non-négligeable, et non-rationnalisable dans ce livre dont l'action est menée tambour battant, presque comme celle d'un jeu vidéo — le héros, en tout cas, est conscient qu'en dépit de la réalité des risques encourus, son rôle est surtout celui de héros d'un feuilleton télévisé diffusé en direct dans le monde entier. Jubert se réclame fort explicitement de Malpertuis de Jean Ray, autre œuvre difficilement classable ; l'impression qui pour moi se dégage de son texte, d'une vigueur toute méritoire, est qu'autant lui que son éditeur n'ont que faire de tels classements. Qu'ils n'aient rien à cirer des critiques, j'aurais mauvaise grâce à le leur reprocher ; mais telle stratégie de positionnement du livre vis-à-vis de nos genres de prédilection (SF, Fantasy) doit refléter l'attitude espérée de la part du public visé ; et — édition oblige ! — il faut penser qu'il y en a un.
Avant de formuler des conjectures sur ce public (qui pourrait aussi bien, en ce qui me concerne personnellement, vieux croûton que je suis, être composé de pieuvres télépathes d'Aldébaran), je voudrais dire quelques mots sur l'autre livre de cette fameuse livraison d'avril 99, le Thuillier. Comme vous le savez peut-être, il se déroule un siècle dans le futur, en 2099, dans un Paris en proie à la fracture sociale la plus complète (pour être franc, je dois ajouter qu'il y a une scène située dans le désert d'Auvergne, et une autre à Lyon, mais qu'alors que la moindre ruelle du quartier Beaubourg est précisée nommément, la géographie lyonnaise reste aussi vague que celle de la chaîne des Puys). Peu importe, finalement ; notre héros (ou anti-héros, comme dit l'auteur),(3) Arthur Taillandier, ne s'aventure hors des quartiers sécurisés que pour rencontrer son dealer, et encore. Le plus clair (et le plus sombre) de sa vie se déroulent dans des univers virtuels. Dans celui qui devient sa drogue, Dunyah, on peut vivre une vie entière, dont tous les détails présentent la texture du réel, en quelques heures de connexion. Pendant ce temps, la société s'effondre sous les coups conjugués d'une armée révolutionnaire et d'un mouvement cyber-terroriste (qui se révèle, sans surprise, avoir partie liée avec l'univers aussi illégal que fascinant de Dunyah). Naturellement, les certitudes que l'on pouvait avoir sur le niveau de réalité des univers vécus finiront par jouer des tours au lecteur comme au protagoniste — règle du genre !
Guy Thuillier est élève de l'École Normale Supérieure, et travaille en ce moment sur une thèse de géographie. Ces détails biographiques m'avaient naïvement conduit à m'attendre de sa part à de la SF un peu intellectuelle, un peu socio-politique. Erreur ! Le Dixième cercle est un roman direct et efficace — ce qui ne veut pas dire que son auteur ait fait le choix de la facilité. Mais le livre ne fait parfois pas dans la dentelle. Comme du Fleuve noir, amélioré niveau longueur, en un sens. Certes largement meilleur que Christian Vilà (cf. Boulevard de l'Infini), mais moins bon qu'un Wagner des débuts en termes d'imagination, de virulence. L'extrapolation est linéaire, et parfois peu cohérente : Arthur fume tout le temps et ouvertement des joints, ce qui a l'air bien accepté — et pourquoi pas ? —, mais il se procure sa came auprès d'un dealer qui fricote dans le clandestin, ce qui ne cadre pas avec une légalisation des drogues douces, par exemple. C'est ce détail, et quelques autres peut-être, qui me donnent cette impression d'extrapolation linéaire et peu réfléchie à partir de notre monde présent.
Me choque surtout, dans ce livre qui fonctionne bien par ailleurs, le schématisme des éléments politiques. Quatre partis se disputent les voix des électeurs européens pour un scrutin présidentiel, avec des noms et des programmes qui décalquent le présent de l'État français. Le patron de la société d'informatique qui emploie Arthur, invité à un débat télévisé sur le cyberespace en compagnie des quatre candidats à l'élection présidentielle, se lance dans une diatribe qui semblerait passablement incohérente à tout téléspectateur, et qui aboutit à un brouhaha général sur le plateau. On n'arrive pas à y croire. La réalité est beaucoup plus retorse, beaucoup plus complexe que cela. Ce détail s'inscrit dans le faisceau d'événements étranges que l'explication finale résoudra, mais Arthur s'intéresse au contenu des déclarations de son patron, plus qu'à la façon étrange dont elles se produisent. Bon, on pourra encore dire qu'Arthur n'est pas une lumière. Et se reporter aux explications finales.
Mais justement, le fait que le grand retournement n'intervienne qu'en fin de parcours, s'il n'a rien de choquant dans un livre de cette nature, me laisse un peu sur ma faim en termes de complexité de l'intrigue. Après tout, nous avons déjà vu beaucoup d'univers se dérober sous les pieds de leurs protagonistes : je pense à Philip K. Dick, cité en exergue de ce roman ; je pense à toute une partie de l'école de SF française des années 70, Michel Jeury, Dominique Douay, Jean-Pierre Hubert, par exemple. Ou Richard Canal, chez J'ai lu, il y a quelques mois encore avec les Paradis piégés ! La caractéristique pour moi la plus significative de ce livre réside en ceci : qu'il ne recherche pas le dépassement de ce qui l'a précédé, qu'il ne prend pas en compte toute une tradition antérieure. La SF américaine la plus traditionnelle, celle qui se poursuit sous l'étiquette hard science, s'est bâtie sur une logique de réponse successive aux œuvres précédentes, comme des scientifiques font référence aux travaux existants, ou plutôt comme des sportifs battent les records de ceux qui les précèdent et établissent le leur comme un défi à ceux qui les suivront. Et même la New Wave anglaise des années 60 ou la SF “politique” française des années 70 plaçaient leurs provocations dans une logique de dialogue (polémique) avec la tradition de la SF qui les avait précédées, intégraient parfois très explicitement au sein de leurs œuvres propres une caricature du style de SF qu'ils voulaient refuser (cf. Philip Goy ou Jean-Pierre Andrevon). Même un Ayerdhal ou un Lehman, qui n'utilisent guère d'univers virtuels, se placent dans une perspective littéraire et politique qu'on peut comparer à celle de leurs prédécesseurs d'il y a vingt ans, et possèdent chacun une vaste culture en matière de SF de toutes les époques. Quant à Canal, il pratique une intensité poétique des images et de l'écriture, un travail sur les émotions qui sont en eux-mêmes aussi un dépassement délibéré.
Ignorer ses prédécesseurs au contraire, c'est se donner libre champ pour repasser dans leurs traces ; et cette stratégie conviendrait parfaitement à un lectorat qui serait lui-même vierge de contact avec la tradition de la SF, un lectorat qui ne la connaîtrait que par les livres disponibles en édition de poche depuis 1990, qui peut penser que la SF a commencé avec William Gibson (dirai-je pour caricaturer), et ne plus faire grand cas des distinctions entre SF et Fantastique, ayant été nourri d'œuvres se situant à la croisée des genres. L'état actuel de l'édition SF — la place beaucoup moins grande accordée depuis quelques années au maintien d'un catalogue de fond, l'abondance de livres de Science Fantasy, pour reprendre une terminologie sans grand sens mais prisée de certains éditeurs — favorise l'apparition d'un tel lectorat. Ou peut-être ai-je échangé cause et effet. Quoi qu'il en soit, quand je parle de “stratégie”, elle n'est sûrement pas aussi délibérée que le mot pourrait le suggérer ; et elle n'est sûrement pas le fait des auteurs, qui en l'occurrence sont comme nous tous, comme leurs lecteurs, des reflets des conditions dans lesquels ils sont plongés. Calcul il pourrait y avoir, par contre, de la part de l'éditeur (Marion Mazauric), qui après tout adopte une perspective commerciale conquérante et doit attirer un public neuf avec des arguments neufs. Reste à voir comment tout ceci évoluera : l'époque est intéressante.
Courrier des lecteurs
« J'apprécie particulièrement les critiques de livres que je trouve plus “engagées” que d'autres plus “aseptisées” de certaines revues à couverture en couleur. J'en retire toujours quelque chose, même pour les livres que j'ai déjà lus. »
—Alain Coveliers (juillet 1999)
Oh, les revues à couverture couleur ne sont pas toutes “aseptisées”, et le rédacteur en chef de Bifrost, par exemple, m'a un jour encouragé à lui fournir des articles… biologiquement foisonnants. Comme lui, ou Pierre Stolze, savent en écrire à l'occasion !
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