Keep Watching the Skies! nº 26, novembre 1997
Richard Canal : les Paradis piégés
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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LaGrange est un univers de poche aussi bucolique que claustré. À moins d'une demi-heure de marche de la ferme familiale, le ciel rejoint le sol, infranchissable. Sur ce royaume règne sans partage le père de David, auquel obéissent sans mot dire — en apparence — sa sœur et ses deux frères, tous plus âgés que lui. Leur mère ? On n'en parle plus depuis qu'elle a déserté le foyer.
À l'âge initiatique de quinze ans, David va effectuer ses premiers voyages dans les Virtualités. Plus encore que des menaces physiques que peuvent présenter ces univers virtuels, c'est de sa propre faiblesse que David doit se méfier, quand un dealer itinérant lui offre le Rainbow, la drogue qui donne accès à la Réalité. Mais est-ce faiblesse que prendre le Rainbow, ou révolte contre une vérité que sa famille veut cacher ?
Qu'elle soit en N&B comme dans Aube noire, ou en chromo comme à LaGrange, Richard Canal aime à dépeindre — ne sait dépeindre que ? — une Amérique de cinéma. Mais ici, il assume totalement le caractère cinéphilique de sa création, jouant avec les scènes emblématiques de Casablanca ou d'un dessin animé de Disney. Esthétiquement, c'est magnifique : les images se superposent, servies par une langue d'une richesse admirable, l'horreur et le grotesque se succèdent à vive allure. Et de l'horreur, on n'en manque pas quand Canal décrit un camp de la mort.
David prend peu à peu la mesure du talent de créateur de son père,, des motivations possibles de la fuite de sa mère, et de la perversion dans laquelle vit sa famille. Étonnez-vous que les gens soient un peu fous, quand les enfants n'ont pour tous précepteurs et compagnons de jeux que des robots à l'insondable érudition !
Curieusement, ce roman de Canal reprend des thèmes fétiches de la S.-F. française des années 70 : quasi solitude du héros — quoiqu'il s'affronte ici à l'univers clos de la famille, rarement pris en compte chez Douai ou Hubert —, univers entièrement artificiels et claustrophobes, libération — ambiguë — par la rencontre de la drogue et d'une femme qui bat en brèche l'ordre établi, et sombre motivation politique à la clé. On a même droit à la peur des radiations ! Mais Canal transforme la thématique par la richesse de son traitement, et par les pirouettes incessantes qu'il exécute. Par exemple, la Leni idole de David s'appelle… Riefenstahl ! Et elle a à cœur de se débarrasser de la mauvaise image que l'Histoire a gardée d'elle, ou plus précisément de son œuvre cinématographique.
Au bout d'un enchaînement de pirouettes, il est parfois difficile de retomber sur ses pieds, et l'accouchement de la fin du livre s'est fait dans la douleur — David et le lecteur (et l'auteur ?) hésiteront longtemps sur la raison d'être de toutes ces virtualités, et des réalités emboîtées que l'on devine dès l'ouverture du roman. L'écrivain s'en tire bien, même si on soupçonne que l'essentiel pour lui était de présenter des visions superbes et étonnantes, plus que de les doter d'un substrat de nécessité logique. En tout cas, c'est de ce point de vue une éblouissante réussite.
Notes
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 26.