Au début, j'avoue avoir entretenu certaines réserves face aux Chroniques infernales d'Esther Rochon. Le style résolument efficace de l'autrice avait quelque chose de terne, d'un peu embarrassé si on le comparait à la limpidité et au primesaut de sa prose dans des nouvelles comme "Au fond des yeux".⁽¹⁾ De plus, les premières suites données par Rochon à Lame donnaient l'impression de se chercher un peu, tirant de nouveaux personnages comme d'un chapeau ou égrenant des incidents en apparence gratuits et sans lien nécessaire.

Cependant, en prenant de l'assurance au fil des livres successifs (Aboli, Ouverture, Secrets), Rochon s'est mise à exploiter des univers et des personnages créés antérieurement. En même temps, elle a approfondi son portrait de ces enfers mi-prosaïques, mi-allégoriques.⁽²⁾ Sans aucun doute, le pas le plus audacieux a été franchi à la fin d'Ouverture, lorsque Rochon a relié la série des Chroniques infernales au monde de Vrénalik. Du coup, certains des personnages principaux ont acquis un passé et leurs relations ont acquis une nouvelle richesse.

Dans ce roman, l'autrice poursuit son œuvre de prospection du passé. Alors que dans Secrets, c'était Rel, prince des enfers, qui avait dû se pencher sur son passé, c'est ici Lame qui est obligée de faire sauter le barrage derrière lequel les souvenirs de sa vie antérieure s'étaient accumulés. Les circonstances de ce retour en arrière sont dramatiques. Victime d'une métamorphose qui la terrifie, Lame convoque à son chevet les ombres de ses ancêtres pour les accuser d'être responsables d'un monde qui l'a poussée au suicide, dans sa vie antérieure. Pour la sauver, son mari et ses amis devront monter une expédition en règle. Mais tout n'a-t-il pas été prévu à l'avance par les mystérieux juges du destin, les maîtres de ces mondes souterrains…

Comme à son habitude, Rochon trouve un juste milieu entre une authentique sensibilité face à la souffrance et une fermeté morale certaine. En même temps, elle exploite avec un bonheur grandissant les bases jetées dans les livres antérieurs. Ceci confère une cohérence a posteriori aux volumes de la série, tout en garantissant le plaisir de lecture du livre qu'on a entre les mains. Les interrogations de Lame, alors qu'elle est prisonnière et coupée du monde, sont poignantes. Là où de nombreux auteurs francophones s'y sont cassé les dents, Rochon joue avec une rare habileté des questionnements méta-textuels afin d'interpeller le lecteur lui-même et son attitude face aux inventions de la fiction de Rochon. Le procédé est ici employé à bon escient : à l'aune des peines et douleurs des habitants du monde de la surface, les aventures de Lame ne sont-elles pas de simples contes allégoriques ? des histoires de super-héros sans substance ? Mais Rochon réaffirme la valeur et la valeur de réalité de ses protagonistes. Leur existence compte bel et bien.

Je l'ai déjà dit, je crois, et ce n'est pas Or qui me fera en démordre : les romans successifs des Chroniques infernales s'améliorent constamment. Si vous suivez la série depuis le début,⁽³⁾ ce nouveau livre d'Esther Rochon ne devrait pas vous décevoir.