Gene Wolfe : On Blue's waters (the Book of the short sun – 1)
roman de Science-Fiction inédit en français, 1999
- par ailleurs :
Ajouter une trilogie à la tétralogie du Long soleil, voilà qui n'était pas de bon augure pour les lecteurs de Wolfe, soucieux d'un manque de renouvellement thématique de celui qui fut le plus insaisissable des auteurs américains de SF pendant les années 70 et 80. Pourtant, le changement de ton et la qualité constante de l'écriture justifient l'existence de l'œuvre.
Les quatre Livres du long soleil,(1) nous l'apprenons à leur conclusion, ont été rédigés par Horn, modeste ancien élève de Patera Silk (le futur Caldé de Viron) à la palaestra de Sun Street. Horn s'est efforcé avec sa femme Nettle de réunir tous les témoignages sur le héros de la révolte de Viron, et annonciateur de l'exode hors du Méande (the Whorl). Car le monde artificiel du long soleil, installé sur la paroi intérieure d'une arche spatiale cylindrique éclairée par un filament axial, devient inhabitable. Les navettes sont retrouvées, et la population s'enfuit vers les deux planètes d'un système voisin, Blue et Green.
C'est sur Blue, une vingtaine d'années plus tard, que nous retrouvons Horn dans la bourgade de New Viron. Il a trois fils, et l'honorable état de fabricant de papier, dans une société qui a perdu presque tout de la technologie résiduelle dont elle pouvait encore utiliser les artefacts quand elle habitait le Méande. Les différentes cités s'ignorent, ou se combattent par escarmouches — et un jour arrive par surprise une lettre de la cité inconnue de Pajarocu, qui annonce qu'une navette a été restaurée, et qu'elle va emporter vers le Méande un homme de chaque cité, pour aller voir ce qu'il en est advenu. Horn, de par son livre, est une autorité sur Silk : on le délègue pour essayer de ramener sur New Viron ce chef charismatique qui pourrait régler les conflits de la cité — et aussi apporter des semences qui ne dégénèrent pas, et résoudre la crise alimentaire.
Nous sommes donc conviés à lire le récit des aventures de Horn sur son voilier, parti pour traverser l'océan au-delà duquel se trouvera Pajarocu. Récit à la première personne, et non journal de bord : si Horn est désormais le conteur de ses propres aventures, il procède aussi à de nombreuses allusions à sa situation présente qui interrompent le cours de la narration. Discrètes au début, comme les révélations parcellaires qui étaient lâchées dès le début du Livre du nouveau soleil sur le destin final de Sévérian, elles deviennent de plus en plus détaillées, au point sur la fin du volume de constituer le récit principal, pris sur le vif et chargé de dangers immédiats,(2) tandis que la récapitulation du passé devient schématique, hâtive, raturée elle aussi de sauts temporels de moindre ampleur que ceux qui sont faits entre présent et début des voyages de Horn. Sans bien sûr qu'on arrive à la moindre conclusion : n'oublions pas qu'il s'agit du premier volume d'une trilogie, et ce serait bien de Wolfe de commencer le deuxième sans faire de rappels autres qu'obliques, et quelque temps après la fin du premier — des indices seront laissés au lecteur industrieux pour combler les lacunes. Cette structure de va-et-vient entre présent et passé fait naturellement penser aux Dépossédés d'Ursula K. Le Guin, quoiqu'elle se présente ici sous une apparence beaucoup plus chaotique, en cohérence avec le procédé du journal. Dans une certaine mesure, Wolfe suit ici la construction par association d'idées qu'il avait adoptée tout au long d'un des plus complexes de ses romans, Peace, une histoire de fantômes unique.
Cela dit, On Blue's waters est un roman beaucoup plus calme que ses prédécesseurs du Long soleil, surtout sur la fin de la série, où les retournements se bousculaient, et les particularités linguistiques très accentuées de chaque personnage finissaient par rendre la lecture pesante — même un lecteur intelligent, même un qui peut prendre plaisir à toute l'inventivité langagière de Wolfe, n'a pas toujours envie d'entreprendre une guerre de tranchées pour dénicher les informations essentielles à la compréhension de l'intrigue.
Sur Blue, le niveau technologique de l'Humanité est encore descendu d'un cran — on pense à l'Europe de la Renaissance, avec des capacités métallurgiques limitées, une industrie réduite à l'artisanat, une auto-suffisance alimentaire menacée. Comme en corrélation, le langage — en dehors de celui de quelques protagonistes étrangers — est tout de simplicité et de limpidité. On peut le regretter, mais ça repose. Wolfe reste un maître du style, et justifie son choix, bien entendu, par le fait que le récit est censé être celui de Horn, écrit sans l'aide de sa femme ni témoignages pour relater des dialogues auquel il n'aurait pas pris part.
Un élément auquel Wolfe ne renonce pas est la multiplication des versions travesties de l'Humanité. Dans la série du Long soleil, elles étaient déclinées sur le mode synthétique, avec les chems, sortes d'androïdes dont une poignée a accompagné l'Humanité dans son passage vers Blue. Les inhumi, sortes de vampires dont l'existence était déjà évoquée de façon oblique dans la tétralogie précédente, s'arrogent ici un rôle de premier plan. Avec, comme toujours, beaucoup d'ambiguïté : en dépit de toute la révulsion qu'ils peuvent susciter, ils sont eux aussi des êtres conscients, capables d'amitiés individuelles avec les Humains. Chez Wolfe, on parle beaucoup avec ceux qui peuvent — et vont, parfois — vous manger. Dialogues tendus, dialogues philosophiques, dialogues désespérés : toujours fascinants.
Horn se voit doté, peu après le début de son voyage, d'un animal familier qui est en fait une bête sauvage à peine domestiquée, un hus nommé Babbie. Babbie est bien près de tuer certains des compagnons de Horn, et semble surtout capable de mordre et dévorer, mais progressivement les échanges s'instaurent, par proximité de l'homme. Quand plus tard il est question de le faire attendre dans une forêt, la belle Seawrack — dont nous parlerons ci-dessous — observe : “When he goes into the trees, it will be a real person going in there. But he won't be a real person in there for very long.”
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Deux autres variations sur l'humain au moins se manifestent : les habitants originaux de Blue, que l'on croit disparus — mais qui sont seulement bien cachés, comme les Grecs primitifs qui apparaissent brièvement dans Soldat des brumes —, et Seawrack, que je décrirai pour plus de simplicité comme une sirène.
Seawrack est elle aussi une représentante de la vie locale de Blue. Elle n'a pris la forme humaine — et ô combien humaine, ô combien séduisante — que par mimétisme. Mais la présence de Seawrack se justifie plus comme celle d'une tentation dans le désert, tentation à laquelle Horn, loin de son épouse, cède bien vite, en dépit des protestations d'amour conjugal qui émaillent son manuscrit. En fait, on se rend compte en progressant dans le livre que Horn se montre à la hauteur de son nom : son expérience ultérieure de monarque le dotera de tout un harem !(3)
En ceci, Horn se rapproche de Silk, prêtre voué au célibat qui n'arrêtait pas de faire des conquêtes — involontaires. Il en est rapproché aussi par les autres, qui quand ils apprennent sa mission ont tendance à le confondre avec le Caldé légendaire. Et peut-être Horn finira-t-il par devenir Silk, ou par se révéler comme un avatar de Silk. Chez Wolfe, le mimétisme laisse toujours des traces profondes — rappelez-vous l'extraordinaire narrateur extraterrestre de la Cinquième tête de Cerbère, qui endossait l'identité de l'Humain qu'il avait tué — ; les identités finissent par se transmettre comme le motif d'une décalcomanie.
Horn est sûr de qui il est… ou du moins il le dit. Faites attention à qui vous êtes. À plonger trop profond, on devient eau. Et je ne saurais trop vous conseiller de vous plonger dans ce livre.
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