Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993
Gene Wolfe : Côté nuit
(Nightside the Long Sun)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
Au Moyen-Âge, qui ne fut pas toujours une époque aussi tristement répressive qu'elle peut paraître maintenant, les prêtres avaient la réputation bien établie d'être les meilleurs amants, une fois brisé leur vœu de chasteté — ce dont, semble-t-il, ils ne se privèrent pas en divers lieux et à diverses époques. Patera Silk, le nouveau héros de Wolfe, n'est pas ordonné par l'Église romaine à laquelle son auteur appartient dans la vie réelle ; il rend un culte qui met en jeu des sacrifices d'animaux vivants, et se déroule dans un temple-école-jardin, le manteion ; tout cela rappellerait plutôt l'antiquité romaine. Mais, habillé de noir et soumis à des paroxysmes de tentation du péché de chair, le Père Silk fournit un admirable portrait de curé souffrant et résistant héroïquement aux avances du Malin (par exemple, plus spécifiquement, aux offres de remerciement en nature de la part de la patronne d'un bordel dans lequel il vient de mener une enquête-éclair).
Pourtant, Silk aura l'occasion d'approcher son propre côté sombre, sa propre Nuit. Quand le roman commence, il découvre que le manteion dont il a charge, situé dans un quartier pauvre et de peu de rapport, a été vendu à un personnage riche mais louche, Blood. Pour racheter l'établissement, il va se faire cambrioleur, et en fin de compte peut-être pire, avec une aisance surprenante chez un intellectuel inexpérimenté comme lui. Il va également avoir l'occasion de résoudre des énigmes de nature criminelle. Wolfe, qui a élevé au niveau d'un art la distillation de l'information au sein de son écriture, est un candidat idéal pour le rôle d'auteur de romans policiers — il l'a déjà prouvé avec Pandora, by Holly Hollander et quelques-unes des nouvelles du recueil Storeys from the old hotel.
Nous avons donc quelque chose comme les aventures de Frère Cadfael (moine médiéval qui résout des intrigues policières sous la plume d'Ellis Peters), mais avec l'ambiance plus malsaine qui serait celle du roman noir : malgré tous ses efforts, Silk ne peut échapper à la corruption qui l'entoure.
Par ailleurs, le déclin moral des habitants de Viron, la ville de Silk, semble se faire en parallèle avec son déclin physique. Car l'environnement est ici artificiel, et hors d'âge — enfin ! on allait se demander où était la S.-F. dans tout ça. Côté nuit est situé dans le monde de Teur — ou Urth, ou plus justement du New Sun : on ne se fait pas faute de nous claironner l'auguste ascendance du dernier-né de Wolfe, en en faisant le premier volume du Livre du long soleil. Le nouveau Soleil longtemps annoncé est désormais réalité ; on se trouve dans le Whorl [1], un habitat cylindrique éclairé par un filament central devant lequel passent des caches tout aussi longitudinaux qui créent périodiquement le Nightside concret du titre. Le premier titre donné à la série dans les informations de l'éditeur, Starcrosser's landfall, suggère plus précisément une arche stellaire.
Ce qui est certain, c'est que ses habitants ont perdu toute mémoire des méthodes de construction ou d'entretien des appareils qui les entourent. Les seuls à conserver des fragments de connaissance, à la manière des moines d'un Cantique pour Leibowitz, sont les religieux qui époussettent les Connexions Sacrées des écrans de télévision sur lesquels les dieux, quelques fois, daigneront apparaître. Silk, justement, à l'image du soldat de l'autre série en cours de Wolfe (Soldat des brumes et Soldat d'Aretê), reçoit de la part des dieux de fréquentes apparitions. Ajoutez à cela les protestations outrées de l'oiseau qu'il s'apprêtait à sacrifier, doté semble-t-il d'une intelligence bien supérieure à celle d'un animal, et vous comprendrez que l'univers dans lequel se meut Silk n'a pas d'équivalent dans le passé de notre monde.
Il faudra sans doute quelque temps pour y voir clair dans les mystères du Whorl ; le premier volume, comme dans la tétralogie consacrée à Severian, se termine de façon abrupte et surprenante, et semble promettre des surprises concernant l'identité même de Patera Silk. En attendant, nous avons là un livre de Gene Wolfe au sommet de son art, visiblement contrôlant totalement ses effets ; autrement dit, c'est proche de la perfection en S.-F., et en tout cas tous ceux qui ont apprécié le livre de Teur ne devraient pas laisser passer ce nouveau cycle.
Notes
[1] "Tourbillon", mais en anglais cela se prononce presque comme "world", le monde.