Stephen King : Cœurs perdus en Atlantide
(Hearts in Atlantis, 1999)
roman fantastique et de littérature générale par nouvelles
- par ailleurs :
Formellement, Cœurs perdus en Atlantide se distingue de toutes les œuvres précédentes de Stephen King. L'ouvrage est composé de deux grands récits que l'on peut considérer comme de courts romans (respectivement 250 et 160 pages), complétés par deux novellas et un épilogue. Mis à part l'épilogue, les récits peuvent être lus indépendamment, et ne forment donc pas un roman au sens habituel du terme. Mais il ne s'agit pas non plus d'un recueil de novellas comme Différentes saisons, car des personnages et des thèmes communs servent de fil conducteur aux cinq histoires.
"Crapules de bas étage en manteau jaune", le premier récit, se déroule en 1960 à Harwich, petite ville américaine comme King en a beaucoup décrit dans son œuvre. Bobby Garfield a onze ans ; il vit seul avec sa mère, une femme autoritaire et exigeante qui trime dur pour arrondir les fins de mois. Ses deux meilleurs amis sont Sully-John et Carol, puis bientôt Ted Brautigan, un étrange vieil homme qui vient d'arriver dans le quartier. Même si la mère de Bobby se méfie de lui, Ted gagne rapidement l'amitié du garçon, lui fait découvrir des œuvres littéraires qui accompagneront la fin de son enfance. Mais Ted semble traqué ; il charge Bobby d'ouvrir l'œil et de repérer des événements inhabituels : queues de cerfs-volants dans les fils électriques, symboles cabalistiques dessinés près des marelles, hommes en longs manteaux jaunes conduisant des voitures voyantes…
Le décor, les personnages (enfants, familles pauvres), les thèmes abordés, ne surprendront pas les lecteurs assidus de King : ils sont assez proches, notamment, du roman Ça ou de la novella "le Corps". Malheureusement, "Crapules de bas étage…" est très loin d'égaler ces deux œuvres majeures de King. Les personnages ont beaucoup de mal à fonctionner et à prendre corps, leurs dialogues et leurs attitudes ne sonnent pas vrai comme c'était le cas dans les exemples cités précédemment. Quant à l'aspect fantastique, il est plutôt ridicule (des méchants en manteaux jaunes venus d'un univers parallèle traquent un gentil vieux monsieur venu du même univers parallèle…) ; dès lors, on a du mal à s'intéresser aux dangers encourus par les deux amis. Le seul intérêt de cet aspect fantastique est peut-être de se rattacher au cycle de la Tour sombre [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ]. C'est bien mince, pour deux cent soixante pages que je me suis forcé à terminer.
Voilà qui ne laissait présager rien de bon pour la suite, mais les toutes premières pages de "Chasse-cœurs en Atlantide", le deuxième récit, ont suffi à faire voler mes craintes en éclats. Nous sommes en 1966 à l'université du Maine. Le narrateur nous raconte, trente années après, une tranche de sa vie d'étudiant. L'histoire tourne autour d'un jeu de cartes, le chasse-cœurs, qui fait son apparition au deuxième étage de sa résidence universitaire. Le jeu finit par obnubiler la quasi-totalité des étudiants qui y logent, au point que ces derniers négligent complètement leurs études et risquent de perdre leur bourse et de se faire renvoyer de l'université. Mais nous sommes en 1966 et, à cette époque, les conséquences d'une telle situation sont particulièrement graves : les jeunes gens qui ne font pas d'études ont toutes les chances d'être envoyés au Việt Nam…
"Chasse-cœurs…" se rattache à "Crapules de bas étage…" de plusieurs manières. Tout d'abord, par le thème du jeu, vaguement évoqué dans le premier, omniprésent dans le deuxième. Ensuite, par la présence à l'université de Carol Gerber, qui a perdu Bobby Garfield de vue depuis les événements racontés dans "Crapules…" Enfin, il y a l'évocation des sixties. Mais cette fois, l'auteur réussit superbement là où il a échoué précédemment. Le talent de conteur de King fonctionne en surrégime, et la magie opère. Tous les personnages sont réussis, qu'il s'agisse du narrateur ou des nombreux personnages secondaires. Le moindre fait de la vie quotidienne devient passionnant, et l'on est rapidement emporté par cette chronique de la vie estudiantine dans les années soixante, lorsque les jeunes Américains découvrent l'amour, la guerre, le militantisme, et aussi un symbole qui sera bientôt universellement connu comme celui de la paix. Il n'y a pas d'intrigue, il s'agit bien d'une chronique, mais le lecteur captivé s'en moque royalement. Pas un brin de fantastique non plus : le texte relève entièrement de la littérature générale, domaine rarement abordé par King bien qu'il y excelle. Et il n'est pas exagéré de dire que cet excellent "Chasse-cœurs en Atlantide" rejoint un chef-d'œuvre tel que "le Corps".
Que King ait abordé le thème de la guerre du Việt Nam est assez étonnant : même si en l'occurrence cela semble logique puisqu'il s'agit d'évoquer les sixties, jamais encore il ne l'avait fait dans son œuvre pourtant abondante, dans laquelle il a tendance à tourner autour des mêmes obsessions, dont la guerre ne fait pas partie. L'auteur poursuit dans sa lancée avec "Willie l'aveugle". Cette fois, nous sommes en 1983 : les années Reagan, bien loin de l'âge d'or des sixties. Comme beaucoup d'Américains, Bill Shearman est un ancien du Việt Nam. Mais contrairement à ses contemporains, il feint tous les matins de se rendre à un travail “normal”, pour en fait se métamorphoser en Willie l'aveugle, un ancien combattant prétendument devenu aveugle qui mendie toute la journée dans une grande avenue de New York. Sauf que Bill-Willie n'est pas un escroc : tous les mois, il reverse ses gains à l'église pour expier une faute commise lorsqu'il était enfant. En effet, Bill Shearman est un personnage secondaire de "Crapules de bas étage…", un petit voyou — comme on en trouve souvent dans les romans de King — qui un jour a violemment agressé Carol Gerber.
L'idée de la double vie de Bill-Willie, et la tournure que prend sa pénitence, sont originales et intéressantes. De nombreuses pages sont consacrées à la description de sa transformation, et encore une fois le conteur est en état de grâce. Le long texte se déroule sur une seule journée, ce qui lui confère une certaine densité. De plus, la cohérence de Cœurs perdus en Atlantide commence à apparaître car, outre Shearman lui-même, on retrouve plusieurs personnages de "Crapules…" et de "Chasse-cœurs…", notamment Carol (évoquée à travers le repentir de Bill-Willie) et Sully-John (évoqué à travers ses souvenirs de la guerre). Les années soixante et la guerre demeurent des thèmes centraux, mais vus cette fois à travers le prisme du souvenir et de la perte de l'innocence et de l'âge d'or. Une certaine noirceur, un ton désabusé, se dégagent de ce "Willie l'aveugle" qui s'avère également un excellent texte.
Puis nous continuons notre progression dans le temps. "Pourquoi nous étions au Vietnam" se déroule en 1999. Sully-John vient d'assister à l'enterrement d'un ancien combattant. Bien sûr, une telle cérémonie ne peut que raviver les souvenirs : souvenirs de guerre, souvenirs d'enfance. Comme Sully-John, le lecteur retrouve de vieux amis : Bill Shearman, Carol Gerber, Bobby Garfield et quelques autres. On retrouve le même ton que dans "Willie l'aveugle", en plus désabusé, plus nostalgique encore, car le prisme du souvenir se fait plus puissant à mesure que le temps passe.
Je ne dirai rien de l'épilogue, intitulé "Ainsi tombent les ombres célestes de la nuit", sinon qu'il constitue un sublime point d'orgue à Cœurs perdus en Atlantide. Ces quinze pages sont sans doute les plus belles, les plus poignantes et les plus émouvantes que King ait jamais écrites.
Après un début assez difficile, le nouveau pavé de Stephen King s'avère inégal, surprenant, original, et finalement très réussi. Inégal, parce que "Crapules de bas étage…" fait partie de ce que King a écrit de plus mauvais, tandis que le reste oscille entre l'excellence et le chef-d'œuvre : l'auteur est au sommet de son écriture, ses personnages ont rarement été aussi bons. Stephen King a souvent évoqué les sixties dans ses romans et nouvelles ; il y parvient à nouveau de façon magnifique dans "Chasse-cœurs…"
Surprenant, parce que l'on retrouve dans cet ouvrage des thèmes mille fois abordés par King (enfance, familles pauvres, sixties, musique, etc.), et d'autres beaucoup plus inattendus (le Việt Nam, le militantisme pacifique dans les années 60). De plus, le Fantastique apparaît au début (pas pour le meilleur) et à la fin (de manière très ténue), le reste relevant de la littérature générale ; cette disparité est étonnante, et d'ailleurs pas très heureuse : si le Fantastique de l'épilogue sonne juste, celui du premier récit est complètement artificiel et inintéressant. Enfin, le ton général assez noir détonne sur l'optimisme souvent de mise chez King ; Cœurs perdus en Atlantide est le roman de la nostalgie, du temps qui passe, et de l'emprise que les Hommes ne parviennent pas à avoir sur leur destin ; ce sentiment devient de plus en plus pesant à mesure que l'on avance dans la lecture et que s'éloigne l'âge d'or.
Original, parce que nous avons affaire à une sorte de roman patchwork dont la cohérence provient de personnages et de thèmes récurrents. Cette récurrence, la multiplicité des points de vue, la manière d'entrelacer la vie des personnages et de les faire se rencontrer m'a rappelé certains romans de Milan Kundera — excusez du peu. Et une fois les différentes facettes assemblées, l'œuvre finale acquiert sa cohérence, les personnages leur existence. Paradoxalement, le personnage de Carol, qui est loin d'être le personnage principal et n'est physiquement présent que dans la première partie, finit par hanter tout l'ouvrage et devenir le plus fascinant, une sorte de pivot central autour duquel gravitent tous les autres.
À cause des énormes maladresses de la première partie, l'auteur est passé à côté du chef-d'œuvre, et c'est vraiment dommage quand on voit la haute qualité des autres récits. Mais, depuis la Ligne verte, j'attendais un nouveau très grand King. Rose Madder m'avait déçu, Sac d'os et la Petite fille qui aimait Tom Gordon m'avaient beaucoup plu sans atteindre les plus hauts sommets. Cœurs perdus en Atlantide est ce livre que j'attendais depuis longtemps.
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