Keep Watching the Skies! nº 43, juin 2002
Joe Haldeman : les Deux morts de John Speidel
(1968)
roman de littérature générale ~ chroniqué par Éric Vial
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Ce n'est certes pas de la S.-F. Mais on en parlera ici. Un peu parce qu'à côté de deux surnoms empruntés à l'univers des super-héros, le personnage principal lit de la Science-Fiction ; contrairement au psychologue taré qui prétend le soigner, et méprise ce genre de littérature ; contrairement aussi au traducteur, qui après avoir inventé un roman intitulé la Route glorieuse (Route de la gloire, après vérification), nous parle de the Man in the high castle, de the Pawns of Null-A ou de the War with The Rull — les derniers mots du roman semblent montrer qu'il n'est pas non plus très compétent en matière de vieilles malédictions chinoises. Honnêtement, ces lectures ne seraient pas suffisantes. Même si elles se traduisent dans des versions successives du récit d'un accrochage militaire, qui doivent beaucoup, explicitement, à Starship troopers. S'y ajoute tout simplement l'auteur. Il n'est pas indifférent de voir le Việt Nam et ses séquelles racontés par l'auteur de la Guerre éternelle. En dehors même du fait que ces années-là pèsent toujours, et sur notre histoire, et sur la S.-F. Comme si le champ des possibles s'était entrouvert une décennie durant, entre Eisenhower (et McCarthy) et Reagan et Cie. Et comme si nous en portions la nostalgie.
Le titre originel est plus explicite que ce qui a été choisi en français. D'autant que dans le cas de J. Speidel, dit Spider. il n'y a pas décès, stricto sensu. Ce lecteur de S.-F. est sous les armes au moment de l'offensive du Têt. Il est confronté au matériel inadéquat, à la boue, à ce pléonasme qu'est la connerie bureaucratique, à l'armement inadéquat, aux rations pas très immangeables, aux bordels locaux. Tout ce qui ne serait que pathétiquement ridicule si la mort n'était réelle. De l'autre côté du Pacifique, sa petite amie l'oublie, ne veut pas lui avouer par lettre, milite pour Martin Luther King. C'est l'époque de l'assassinat de ce dernier. De celui de Robert Kennedy. Des magouilles de Hoover. Des débuts politiques de Reagan. Ailleurs, de l'écrasement du printemps de Prague. Et au Việt Nam, du massacre de My Lai. C'est un temps flou ou fou, entre la grisaille des années et celle de la crise. La démobilisation est accélérée par une blessure. Mais là, ce sont les renseignements généraux locaux et le psy déjà cité qui se coalisent, même pas par méchanceté, par connerie brute. Des hasards, une homonymie, les obsessions moralisatrices et homophobes, le regret du bon temps des lobotomies, l'état des connaissances et des a priori, la bêtise aussi de l'individu moyen convenablement alcoolisé, incarné en particulier par le père du personnage principal, tout se mêle, confirmant d'ailleurs que les méchants sont préférables aux imbéciles, parce qu'il leur arrive de se reposer. D'où une histoire de déglingue, de médiocrité, de quotidienneté, avec assez d'éclairs d'humanité ou de solidarité pour que tout ne soit pas absolument perdu, pour que la désespérance ne soit pas absolue, dans ce bras perdu de l'histoire du monde, à la fin d'années de rêve débouchant sur la gueule de bois de la crise, et par voie de conséquence dans tout ce qui s'en est suivi, et dans ce que nous vivons encore comme une triste uchronie.