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Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002

Éditorial : usage du faux

par Pascal J. Thomas

Au détour d'une anthologie de S.-F. que je vous recommande vivement, Détectives de l'Impossible, je suis tombé sur une nouvelle de Didier Daeninckx, "les Boueux de l'espace", dont le dénouement repose (attention ! révélation intempestive !) sur la théorie propagée en France par le “Réseau Voltaire”, selon laquelle l'attentat contre le Pentagone du 11 septembre 2001 n'aurait pas été commis par des pirates de l'air, mais serait le fruit d'une manipulation des services secrets américains. Rumeur totalement réfutée — on s'étonne même qu'on ait besoin de formuler la réfutation : les malheureux passagers de l'avion, par exemple, n'étaient pas des inconnus et avaient leur part de liens sociaux… — mais occasion intéressante de réfléchir au fonctionnement de la Science-Fiction à partir du texte d'un auteur qui ne pratique le genre que très occasionnellement (Daeninckx, pour ceux qui l'ignoreraient, est un auteur réputé de polar à ambiance politique, et a aussi écrit des enquêtes journalistiques remarquées).

La règle du jeu traditionnelle de la S.-F. est de respecter les faits connus au moment où l'auteur écrit, pour échafauder des conjectures pas nécessairement probables, mais au moins rationnelles, à propos de l'inconnu : futur, ou passé lointain, ou espaces inexplorés. L'armature de faits connus sur lesquels s'appuie l'auteur de S.-F. a de nombreux rôles. L'intention pédagogique dont se prévalait déjà Jules Verne. La création chez le lecteur d'une attitude favorable à l'acceptation de la vraisemblance du récit qui va suivre, le fameux willing suspension of disbelief. Enfin, consciemment ou non, en exprimant ses points de départ dans le connu, l'auteur dévoile les valeurs, intellectuelles et morales, sur lesquelles il fonde sa vision du monde, car le connu ne se limite pas aux sciences physiques, mais inclut nécessairement, du moment que la S.-F. parle de sociétés humaines, les sciences humaines et politiques.

Exprimer le connu, c'est risquer de voir l'inconnu, en se dévoilant, démentir les conjectures ; risquer aussi de voir le connu changer à mesure du progrès des connaissances. Il pouvait y avoir en 1900 de la S.-F. à propos des canaux de Mars, ou en 1950 à propos des soucoupes volantes. Aujourd'hui, ce serait insoutenable, ou cela relève d'une autre stratégie littéraire : écrire à la manière de l'ancien (comme Colin Greenland dans le Pays de cocagne), ou postuler une explication plus ou moins retorse qui justifie de la réalité (souvent truquée et dissimulée) d'un phénomène douteux. Ainsi en fut-il d'Ian Watson exploitant les théories de Méheust sur les OVNI. Ainsi, dans une certaine mesure, de ces auteurs de S.-F. qui réintroduisent déités ou créatures mythologiques, à l'aide de manipulateurs extra-terrestres, ou, de Jean Ray à Roland Wagner (cf. chronique de Babaluma), d'énergie psychique collective.

Dernière possibilité, intellectuellement moins intéressante, hélas : postuler une conspiration pour occulter des “faits” auquel il convient de croire, en dépit de l'apparente accumulation de preuves a contrario. De nos jours, les OVNI ne peuvent être introduits sans leurs fidèles Men in black. Stratégie fictionnelle ? Certainement, quand tout cela est pris au second degré. Mais pas toujours. Jimmy Guieu prenait grand soin de baliser, avec ses fameux “authentique” [1] , le périmètre du connu — à son sens. Y croyait-il ? Difficile de répondre maintenant, mais son soucoupisme était assez sérieux pour qu'une part de son revenu — via ses activités de conférencier — dépendît, sinon du croire, au moins du faire croire.

Le jeu fictionnel de Daeninckx a besoin pour fonctionner d'une théorie de conspiration. Ici l'auteur l'agrémente d'un prolongement astucieux, le tout facilité par la manie du secret des militaires — et le pouvoir américain actuel laisse certainement trop la bride sur le coup à son complexe militaro-industriel. Mais qu'il ait choisi de se référer à cette légende-là en dit sans doute long sur sa vision du monde. En l'occurrence, qu'il l'ait choisi ou non, il ajoute sa voix à ce chauvinisme jacobin qui, hélas, est la seule exception française dont l'existence ne fasse pas de doute.

Est-ce bien inquiétant ? Autant que peut l'être une nouvelle dans une anthologie de S.-F., ou un éditorial de KWS, c'est-à-dire bien peu ! Daeninckx a consacré des articles passionnants au noyautage du roman policier français par l'extrême-droite déguisée en ultra-gauche. Qui m'avaient surtout inspiré la réflexion que s' “ils” n'arrivaient à noyauter que cela, ils étaient plutôt mal barrés…

Notes

[1]  En note de bas de page, en général.