Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002
Barry Hughart : Huit honorables magiciens
(Eight skilled gentlemen)
roman de Fantasy ~ chroniqué par Éric Vial
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Gilles Dumay est obstiné. Parfois, on le regrette. D'autres fois, on a lieu de s'en féliciter. Comme lorsqu'il publie les trois volumes de Fantasy chinoisante de Barry Hughart, malgré des ventes qui sont dit-on décevantes, peut-être parce qu'une bonne partie des lecteurs potentiels ne passe pas dans les rayons où les libraires installent les volumes de la collection. Ou parce que les couvertures, fort belles, ne relèvent pas explicitement de la Fantasy. Alors même que ceux qui se repaissent des romans de Van Gulik en "10|18" devraient tomber sur ces trois romans comme diverses maladies sur le clergé bas-breton, quitte à ingurgiter une dose de merveilleux et de légendes certes un peu supérieure à ce dont ils ont l'habitude, mais non létale les rassurera-t-on. Et que parmi les amateurs de Fantasy, certains sont alphabétisés.
Bref, contre vents et marées, la trilogie est bouclée, sans d'ailleurs que cela corresponde à une histoire close, car chaque épisode se lit indépendamment et d'autres pourraient sans problème s'y ajouter. Mais sous la bannière de ces “huit honorables magiciens”, titre qui ne correspond pas tout à fait à rien dans le texte — quoique… —, on retrouve Bœuf numéro dix, colosse narrateur, Watson d'un enquêteur dont il est également le porteur attitré, maître Li, vieillard retors, assassin sans scrupule, alcoolique notoire, canaille avérée, et enquêteur de génie, même s'il prétend n'avoir hélas plus l'énergie (locomotrice ou génésique) de ses lointains quatre-vingt-dix ans. Qui n'explique pas tout au narrateur, donc au lecteur, ce qui permet de passer allègrement d'une piste à une autre, de tout mélanger, de revenir en arrière, etc., entre apparition de mort-vivant, contrebande rémunératrice, monstres variés, vols et assassinats, recherche d'objets mystérieux, rêves plus ou moins prémonitoires, intrigues politico-économiques dans la cité impériale, leurres et mises en scène, combats à mains plus ou moins nues ou avec armes blanches, rites magiques pouvant être aussi parfaitement bidonnés que rigoureusement efficaces, divinités ou démons en vrac, déplacements à travers la Chine, et commentaires désobligeants d'un barbare qui, de là-bas, dans les monts Sabins, autant dire à Rome, critique épisodiquement le style ou la vraisemblance de ce qui est rapporté.
La subtilité de maître Li est la même que dans les deux volumes précédents. Ses tares morales semblent moins présentes, et le goût du n'importe quoi va plutôt se cacher dans des énumérations, ou des scènes comme la préparation d'un festin que l'on ne pourra tout à fait qualifier d'anthropophage, racontée avec une évidente jubilation par l'auteur sinon par le narrateur, ou des combats oscillant entre catch et massacre méthodique, ou encore un rituel peut-être moins chamanique que pyrotechnique mais à coup sûr étalé sur nombre de pages, voire d'insupportables commentaires gastronomiques rapportés avec une précision maniaque par un personnage supposé y être contraint par d'hypothétiques lecteurs, alors que les lecteurs réels n'en peuvent mais (du moins l'échantillon représentatif, d'une personne, dont dispose tout critique) même si en même temps ils apprécient. Pour qui ne se contenterait pas de ces plaisirs ou de ces pieds de nez narratifs, il y a l'intrigue, compliquée à souhait comme on l'aura compris plus haut, pleine de ficelles et d'approximations, héritière de toutes les traditions orientales et surtout occidentales du roman feuilleton, jusque dans l'application systématique du principe d'économie : celui-ci implique que point trop de choses ne se perdent, par exemple qu'un personnage secondaire qui semblait jouer les utilités jusqu'à n'être qu'un élément du décor ou un reste d'une intrigue supposée antérieure soit réutilisée dès qu'assez de pages ont été tournées pour qu'on l'ait plus ou moins oublié. Ou qu'un animal familier à peine mentionné explique une série de faits inexplicables. Ou qu'un même personnage tienne deux rôles, que tout soit fait pour expliquer qu'il est unique, à travers des récits parallèles, mais que tout soit fait aussi pour que le lecteur, même vaguement prévenu, ne le comprenne pas à temps. Bref, moyennant un vague coup de roulis dans les niveaux de langue, on dira qu'on a affaire à un joyeux bordel, que l'on est non moins joyeusement baladé, autant et plus qu'on ne le serait par un chauffeur de taxi parisien malhonnête ou quelque autre pléonasme, et qu'on en redemanderait bien, tant on a été tenu en haleine.
Évidemment, l'exotisme joue là-dedans, d'autant que ce qui est en cause n'est pas vraiment la culture chinoise classique, mais son soubassement autochtone d'avant les Han, le monde aborigène avec son panthéon et ses rites. Que tout cela ait la moindre authenticité ou soit inventé de A jusqu'à Z n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance, le dépaysement est garanti. C'est d'ailleurs peut-être ce qui effarouche certains lecteurs timorés. Ce que ne sont pas ceux de KWS. Et c'est ce qui justifie une publication, même si elle menace d'avoir été faite pour les happy few. Lesquels feraient par ailleurs mieux de ne pas abuser du paradoxe du passager clandestin, de ne pas remettre la lecture aux calendes grecques et, pour être clair, de ne pas attendre une hypothétique publication en format de poche et à prix plus réduit : au mieux, ils procrastineraient leur délectation ce qui est toujours une erreur, au pire ils courent le risque d'attendre plus longtemps que la vie même de maître Li, tout n'étant pas toujours réédité même quand cela le mérite amplement.