Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002
Michel Truffaut : Humanité, suite et fin
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
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La blanche collection de chez Fayard a abrité Francis Berthelot. Ce qui met en confiance. On se rappellera qu'un des problèmes traditionnellement évoqués à propos de la Science-Fiction est l'hétérogénéité, et la difficulté à estimer la qualité au simple vu des collections et de la couverture. Ce qui ne serait pas le cas en littérature générale.
Comme quoi on peut se tromper. On va le dire tout de suite, ni la cohérence science-fictionnesque, ou tout simplement intellectuelle, ni la qualité littéraire ne sont au rendez-vous. De plus, même si c'est éminemment subjectif, le fond, qui est toujours ce qui manque le moins, n'est pas particulièrement réjouissant.
Et ce n'est pas le mépris affiché pour la Science-Fiction qui va arranger les choses. Car le mot apparaît. En quatrième de couverture et dans le texte. Pour expliquer que dans l'avenir décrit, « le cinéma ne produit plus que des films X, des polars et de la Science-Fiction pour un public de retraités ». Le texte précisant “d'enfants et de retraités”. Pouah, fait le lecteur bien élevé. Pouacre et turpitudes. Tandis que le lecteur mieux informé toussote, se disant qu'on lui a déjà fait le coup, et même s'il ne connaît rien à la S.-F., risque de se souvenir que depuis quelque temps, le polar s'est vu reconnaître quelque légitimité. Et que le lecteur courageux, c'est-à-dire lisant effectivement, aura une nouvelle illustration de l'efficacité de la théorie freudienne de la dénégation. En tout cas pour ce qui est, sinon du X de Canal Plus, du moins du porno soft façon M6, et des sous-produits du polar façon action et espionnage. Ceci pour cause de passages édifiants, à base de strings présents ou absents, de virée sur une plage dite Dunes de la Grande Baise, et de phrases de la qualité de « “T'as une belle bite, mon p'tit Sam” dit-elle, le visage cramoisi par l'afflux de sang. ». Évidemment, on plaidera qu'il est impossible de juger sur ce type d'échantillon. Et que tout cela peut s'insérer dans un projet éminemment littéraire. le jury appréciera. Pour ce qui est du sous-SAS, il ne semble pas que des trésors de stylistique ou d'imagination aient été déployés pour décrire l'assaut contre un palais véniten — carnaval oblige, même si l'idée de feu d'artifice camouflant les opérations n'est pas mauvaise —, ou le guet-apens quasi final. Pas plus que dans une présentation de membres d'un commando par fiches signalétiques successives, façon thriller militaire. Encore une fois, tout ceci n'aurait pas grande importance sans ce panneau en prière d'insérer, indiquant que ce n'est pas du tout ça, que c'est de la Littérature. Ce que prouvent d'ailleurs les références, directes et indirectes, aux œuvres impérissables de messieurs Lagarde et Michard. Ou la révélation du lien de famille entre deux personnages, qui ne doit certes rien au roman feuilleton, ni à la Guerre des étoiles — il ne s'agit d'ailleurs pas d'un père et d'un fils — et tout à nos plus grands et plus assurés génies : Molière ne regorge-t-il pas de “croix-de-ma-mère” et autres expéditives ficelles aux allures de câble de marine… (On notera tout de même que le jeune Poquelin, s'il recyclait lesdites ficelles, les assumait, et n'affectait pas de les mépriser, tout au contraire. Mais il n'avait pas tout compris.)
Pour la cohérence science-fictionnesque, il y a quelques failles dans l'univers décrit. Pour des raisons essentiellement chronologiques. On est dans le prolongement immédiat de ce que nous connaissons, du point de vue du matériel, et en particulier du matériel militaire. Un peu en retrait de ce qui se fait de mieux depuis une paire de décennies, sans doute. Mais biologie et situation sociale ont évolué nettement plus vite. Ce qui donne l'occasion au chroniqueur maussade de vaguement expliquer de quoi il s'agit. Avec un peu de retard, certes. On retarde sérieusement le vieillissement. On fait de gros progrès côté implants. Pour la santé et le plaisir. Pour libérer dans l'organisme des analgésiques ou pour provoquer des orgasmes artificiels. D'où des sexa-, septua-, octo- ou nonagénaire en grande forme. En contrepartie, on est “mineur social” jusqu'à quarante ans, interdit officiellement d'activité salariée. Sauf à Venise. Et les banlieues et autres lieux de relégation sont dominés par des bandes diverses, elles-mêmes chapeautées par trois mafias fort bien organisées, et négociant très officiellement avec les grands de ce monde. Ceci d'ailleurs sans que le lien entre l'aspect générationnel et l'aspect social, fortement suggéré, soit jamais expliqué, même fugitivement. Mais ce serait sans doute trop concéder à un didactisme vulgaire. L'ennui, c'est que le changement a dû avoir lieu à toute allure. Parce que les “60-80 ans” sont explicitement amateurs de Mariano — et de Piaf, mais elle est intemporelle — plus quelques jeunots comme Aznavour, Gloria Lasso et le récemment feu Gilbert Bécaud. Liste exhaustive, il ne s'agit pas des plus anciens dans une liste qui pourrait les mêler à des vedettes à la notoriété plus récente. Je crains que le délai soit bref, voire inexistant. Ce qui, certes, peut être une façon de dire que l'ouvrage parle du présent. Ce dont on ne se plaindra évidemment pas. C'est le lot permanent de la Science-Fiction. Et de l'histoire, d'ailleurs, de l'autre côté de la flèche du temps. N'empêche qu'un minuscule commencement d'esquisse de chouïa de cohérence chronologique n'aurait pas été absolument inutile. À moins que lorsque l'auteur écrit que « la littérature romanesque avait disparu depuis longtemps », il songe essentiellement à lui-même. Et qu'il y ait quelque grossièreté à dénoncer ces libertés prises avec le temps, tout comme celle, une coquille sans doute, qui place la province romaine de Bétique mille et non deux mille ans avant le futur proche supposé décrit.
Reste qu'on a affaire à une métaphore, une fable, un apologue, tout ce que vous voulez qui permet d'intimer au critique mal embouché l'ordre de circuler, parce qu'il n'y a rien à voir. Voire, ajoutera-t-on histoire de profiter de l'allitération. Et au-delà de l'histoire, de la tentative d'affrontement entre un chef de bande devenu jeune milliardaire et le système, d'une part, et des malheurs sentimentaux de son frère — la mèche ayant déjà été soldée plus haut, on peut continuer. Le frère, justement, est le dernier à aimer dans un monde où on ne fait que désirer et jouir. Tel que. De quoi consoler les ego largués. De quoi satisfaire le nombrilisme. De quoi se projeter comme un fou. Entre moralisme, frustrations, « “ils sont trop verts” dit-il », confortable sentiment d'être unique et incompris, bref nombrilisme maussade d'adolescent se voulant romantique, ce qui pourrait être plutôt sympathique et assez naturel si cette adolescence ne semblait franchement prolongée, et surtout si ne la sous-tendait pas un solide mépris du monde extérieur : le personnage et à travers lui l'auteur invitant le lecteur à faire de même, ont le monopole du sentiment. Les autres, c'est tous les mêmes, et peut-être surtout toutes les mêmes — y compris maman, on le verra.
Autre volet, tout aussi fondamental, de l'imprécation-exécration, les vieux. On est prévenu avant même la couverture, par un bandeau rouge qui proclame que la jouissance de ceux-ci ne fait pas le bonheur des jeunes. Ce qui n'est d'ailleurs peut-être pas un slogan si attractif que ça. Et on nous fait partager de manifestes haut-le-cœur à propos de la sexualité d'un troisième-âge même bien conservé, que cela se passe à égalité d'àge ou, horresco referens, avec plus jeunes. Le dégoût étant physique et intellectuel, entre la description, à l'occasion d'un enlèvement d'otage d'un « vieux mâle, avec une petite queue molle, un corps flétri qui allumait dans les yeux de José une envie de meurtre », ou, de temps en temps, l'énumération d'activités bien choisies pour être jugées particulièrement exaltantes, boursicotage et université pour tous, bridge et loto… Curieusement en apparence, mais de façon tout à fait cohérente avec la morose délectation omniprésente, à la gérontophobie pourrait bien se substituer quelque misogynie, y compris quand est récapitulée la vie sentimentalo-sexuelle d'un personnage. On s'inquiétera peut-être, en particulier, de ce que telle personnage secondaire, violée et tondue, sort de la prostration et de la dépression grâce à « un traitement capillaire efficace et le talent d'un perruquier ». On conseillera la recette aux victimes, encore qu'il faille bien reconnaître que la plupart ont l'inestimable chance que leurs agresseurs ne s'en prennent point à leur chevelure. Il me semble que des féministes ont fait des scandales pour plutôt moins que ça. Et peut-être même avec raison. On ajoutera, pour esquisser une psychanalyse de centre commercial, le portrait rapide d'une qui ne veut pas vieillir, entend continuer à séduire, et abandonne son enfant, « dans un établissement de puériculture » puis « à ses parents retraités ». Ceci même si en bon lecteur du Contre Sainte Beuve de Proust, on évitera de déduire mécaniquement l'auteur de ceux qu'il décrit. Quoique.
On peut tout de même continuer la visite guidée. Avec des références politiques obligées. Puisque tout un chacun semble se devoir de dénoncer la “pensée unique”. Formulation qui soit dit en passant permet de rester entre commentateurs et évite d'envisager les réalités, tout à la fois trop vulgaires et trop compliquées. Ici, on note ou on dénonce l'interchangeabilité entre dirigeants de l'économie et de la politique, ou on brosse le portrait-express d'un représentant du « capitalisme écolo-libéral qui amassait des millions de dollars en jean et baskets, sans le faire exprès ». Le critique mal embouché se demande pour le coup si dans l'esprit de l'auteur la condamnation n'est pas contenue dans “écolo-libéral” bien davantage que dans “capitalisme”. Si le mot “ploutocratie” ne pourrait pas refaire surface aux premiers grattements effectués en surface. Si, en regardant autour de lui, il trouvera vraiment les traces de cette fameuse pensée unique, qui, aujourd'hui et non demain, « conforte déjà chacun dans l'idée qu'il est génétiquement programmé pour faire tourner les marchés financiers ». Et, dans un autre domaine, à quoi correspond la dénonciation de fait d'une “stratégie d'ingérence” — dans une banlieue, en l'occurrence — avec “frappes aériennes ciblées” — mais troupes au sol, ce qui éloigne effectivement de certains épisodes balkaniques qu'il est de bon ton de persifler en recyclant de vieux élans tiers-mondistes en faveur du nationalisme musclé, ceci même si la pratique et les justifications de divers “Commandant Sylvestre” n'avaient pas grand-chose de ragoûtant. Cerise sur le gâteau, on aurait sans doute pu s'épargner un couplet regrettant qu'il n'y ait plus de disponible un Céline, qui eût « balancé des phrases à grenaille, des mots à fragmentation sur les tribus multiraciales entassées dans les appartements éventrés, mêlant leurs voix, leurs cris, leurs excréments et leur sang, se bagarrant et s'accouplant comme les grands singes barbares qui peuplaient avant eux ce bout de Terre morbide ». De quoi relire plutôt Sartre. La Nausée plus exactement.
Et la S.-F. dans tout ça ? Même le lecteur le plus inattentif aura constaté plus haut qu'il y en avait. Même s'il n'y a pas que cela, et s'il y a aussi de la betterave, diraient les Tontons Flingueurs. Et il y a de la science. Même si c'est presque par prétérition, entre condamnation et étalage. Comme pour le cul. La science, en l'occurrence, c'est la biologie, ce qui est cohérent et avec l'air du temps, et avec le propos supposé central, sur la gérontocratie triomphante. On trouve même une page sur les “mèmes” et la compétition darwinienne entre idéologies, encore que ce soit moins pensé, moins cynique, moins glaçant et moins plausible que chez Truong, sans doute parce que c'est plus court et peut-être parce que c'est copié sur lui après une lecture paresseuse, et sans qu'il soit possible de dire si c'est réduit à ce que peut en comprendre l'auteur, à ce qu'il suppose que ses lecteurs peuvent comprendre, ou — hypothèse favorable — à ce qui est présentable sans excroissance dans l'économie générale du roman. On trouve surtout pas mal de choses sur la manipulation de l'humain, et sur la génétique. On explique que la biologie est enseignée aux enfants « dès le CE2 », avec « en CM2 […] les fonctions respectives de l'ADN et de l'ARN », et le lecteur peut fort bien avoir l'impression que c'est à cause de cela que la littérature romanesque soit censée avoir disparu — encore qu'il puise se demander quel est l'impact réel des programmes scolaires sur la consommation culturelle effective, même si cet impact était réel quel temps il faudrait pour que l'école primaire ait vu passer assez de générations pour que l'ensemble de la société, et enfin quelle peut être la part de la littérature et des classiques “légitimes” dans le primaire, que ce soit demain, aujourd'hui, hier, au temps de Ferry (Jules), de Guizot voire des “Petites écoles” de l'Ancien régime — part que l'on suppose scandaleusement rognée par l'abominable science. On peut se poser d'autres questions quand il est précisé que pour tous, le cursus scolaire obligatoire prévoit « la compréhension des phénomènes chimiques et physico-chimiques à l'origine de leurs désirs, plaisirs, contrariétés, souffrances et frustrations. Tout ce qu'il fallait savoir pour être bien dans sa peau et jouir de l'existence ». Parmi ces questions, certaines portent sur la nécessité de la connaissance pour profiter de la technique — l'auteur a-t-il, par exemple, “la compréhension des phénomènes” qui font fonctionner son ordinateur, ou même qui permettent à de l'encre d'arriver au bout de son stylo ?. D'autres questions pourraient porter sur le fond, et sur cette sainte horreur de l'hédonisme, du plaisir ou tout simplement de toute opération destinée à atténuer la douleur, dont on trouvera sans doute les origines dans l'enseignement psittaciste de l'Église de Rome (“tu enfanteras dans la douleur” et autres facéties) ; mais aussi une spécialité franco-française qui a très longtemps fait négliger, si ce n'est mépriser et nier, la douleur, celle des malades et encore davantage celle des enfants malades, avec des réactions violentes de la gent médicale, par exemple contre la morphine, réactions sur lesquelles on n'est revenu que depuis fort peu de temps. Tout cela pour dire qu'il pourrait y avoir là des pistes d'interprétation du roman. Du fait de son insistance sur des histoires d'implants et de régulation chimique automatique. Par ailleurs, il insiste également sur d'autres choses. Sur l'ADN. Avec des recherches d'ancêtres individuels depuis le grand rift africain, sur la plausibilité desquelles mon incompétence m'interdit de me prononcer. Sur le clonage, thème perpétuellement à la mode, avec l'idée de parc de loisirs ou les clones de personnages illustres (on commence avec Louis XIV) recevraient les visiteurs dans un cadre approprié. Pourfendeur de la biologie, l'auteur pourrait à bon compte persifler sur une idée qui impliquerait que l'hérédité soit tout, et le milieu absolument rien, idée que même les plus extravagants des vaticineurs de la nouvelle droite figaromagazinesque d'autour de 1980 avaient du mal à tenir jusqu'au bout. Mais que l'auteur semble reprendre sans ciller, et peut-être sans s'en apercevoir. À se demander si les tartinages scientifiques, comme une supposée émission télévisée sur les mitochondries, dont le texte est débité alors même que le personnage qui l'écoutait s'endort profondément, ne sont pas là uniquement pour “signifier” un envahissement par ce type de discours ou de savoir, qui provoque apparemment un fort urticaire chez l'auteur, lequel, altruiste, entend le partager. Autant dire que la science ne sert pas à faire avancer l'intrigue, elle fonctionne en pur repoussoir, en élément extérieur déplorable, encombrant, et condamnable. Et en même temps, parce qu'elle est obnubilante, on la retrouve là où elle n'a rien à faire, comme dans le système politique de Venise, redevenue une république marchande aristocratique, avec même un doge, comme autrefois, même si ce revival institutionnel, calque du passé, est réputé s'inspirer « de l'interdépendance cellulaire des êtres vivants », ce qui aurait pu étonner dans les derniers siècles du Moyen Âge.
Évidemment, le lecteur de KWS est fondé à se demander pourquoi démonter aussi longuement un ouvrage qui ne semble guère mériter autant d'efforts. D'abord parce qu'il faut bien se passer les nerfs. Ensuite parce que la façon dont la littérature générale entend rénover la Science-Fiction, ou la redécouvre, surtout en la condamnant formellement, est une source de joies toujours renouvelées. Et pour ceux qui mettraient en doute la validité de toute analyse idéologique, on peut considérer que l'auteur la réclame, puisqu'au milieu de ses imprécations — polies et policées —, on trouve le regret de ce que, dans cet avenir, « les arts servaient de nouveau à embellir l'existence et à glorifier les Puissants » et — avec une formulation syntaxiquement quelque peu boiteuse — du fait que les disciplines artistiques se soient « libérées de la philosophie, la politique, le romanesque, la psychanalyse et la sociologie ». À d'autres, d'ailleurs, si le cœur leur en dit, d'appliquer ces divers instruments à l'objet du délit. Ce qui précède ne prétend pas le faire. Tout au plus placer quelques panneaux indicateurs, que l'on peut évidemment dédaigner au profit d'une géographie plus efficace. Reste un dernier point : il ne faut pas insulter l'avenir. Que l'auteur publie un roman plus convainquant, à tous points de vue, et il sera possible de trouver dans ces pages des prémices, des effets de miroir, des esquisses, des tas de choses passionnantes. On peut toujours espérer.