Keep Watching the Skies! nº 46, janvier 2003
Karl Schroeder : Ventus
(Ventus)
roman de Fantasy ~ chroniqué par Éric Vial
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On vous dit que c'est de la Fantasy. Si. Un monde réputé médiéval, encore qu'il évoquerait plutôt le xviiie siècle. Des communautés humaines hiérarchisées, avec castes et guildes. Des guerres. Un héros qui vient juste d'accéder à la maîtrise dans l'art de la maçonnerie, spécialité à laquelle il est familialement voué — c'est ça ou la prêtrise — et qui se retrouve soudain à “voir” une bataille se déroulant à quelques centaines de kilomètres, avant que ses dons ne se déploient, et en particulier qu'il parle aux choses puis les fasse obéir, amenant des grains de sable à s'échauffer pour brûler, ou les torches de quelques antipathiques à exploser tout simplement. Des espions aux pouvoirs étranges et à la peau quasi inentamable. Des chimères. Des monstres capables de vider un ours de sa substance et d'en faire naître d'autres animaux tout adultes. Des forces étrangères aux hommes, les Vents, semi-divines ou objet de culte. Des nobles, des palais, des carrosses, des duels, des réceptions à l'étiquette rigide, des tavernes, des diligences, des massacres. Une reine aux aspirations égalitaires, qui a voulu changer le monde en transformant des oasis en cités d'utopie et que les tenants de la tradition se préparent à écraser, avec à leur tête un général qui a été amoureux d'elle, et l'est toujours. Une garde d'animaux entourant des héros, quitte à se manger les uns les autres parce que c'est la vie… Un général mort, embaumé, qui se redresse et part à l'aventure, au grand effroi de pilleurs de tombeaux, avant de reconquérir son humanité. Des dieux un peu partout, invoqués sinon présents. Des batailles, avec comme summum technologique des canons à vapeur projetant des jets de terre et de cailloux sur leurs cibles. Des sémaphores, et les Vents qui interviennent, dévastateurs, dès que la technologie dépasse ce stade — d'où peut-être l'immobilisme social. Le héros, séparé de sa sœur, rencontre une orpheline et son oncle, les espions quasi indestructibles se chamaillent, le général mort-vivant tombe amoureux de celle qui l'a recueilli et soigné, la reine et son ennemi amoureux suivent leur destin, des lunes aux itinéraires absurdes errent dans le ciel. On a même des dirigeables, s'il faut relier cette Fantasy à une forme de Steampunk. Cela dure presque huit cents pages, et on n'est vraiment pas volé côté aventure.
En même temps, dès la page 59, ce qui est fort tôt, quelque chose se dérègle. La magicienne qui a tout à la fois aidé et capturé le héros lui fait une piqûre de sédatif. À peu près toute la magie s'explique par une nanotechnologie omniprésente mais qui échappe aux autochtones. Et les forces multiples qui les dominent apparaissent vite pour ce qu'elles sont, des machines destinées à terraformer la planète, puis à en maintenir les équilibres, et qui semblent devenues folles. À l'épopée s'ajoutent l'explication, le planet-opera, avec ses machines dessalant l'eau de mer, ses montgolfières géantes chargeant et déversant des tonnes de matériaux, sa vie dans les moindres recoins, tout cela devenu parfaitement étranger aux hommes vivant sur place, et incontrôlable par la civilisation galactique. Car la Fantasy rationalisée ne remet pas l'homme au centre de toutes choses, loin de là, même si les espions quasi indestructibles sont une mercenaire bio-améliorée et un trafiquant expansif qui a presque autant de ressources qu'elle : ils finissent par avoir assez d'ennuis pour que leur supériorité ne soit que très relative. Et on n'aurait presque fait que changer de décor, si… Si tout cela ne s'inscrivait dans un décor bien plus vaste, dans le temp, dans l'espace et d'une certaine façon au-delà, du côté des idées. De quoi faire rêver les amateurs de grands space operas — de ceux qu'on trouve plus habituellement sous la couverture d'"Ailleurs et demain". Avec en prime l'intelligence artificielle d'un vaisseau qui devient un double de sa maîtresse, ou une observatrice scientifique cédant aux modes vestimentaires et chirurgicales du temps.
Pour ce qui est du temps, il y a tous les arrière-fonds de l'aventure. Le millier d'année depuis le début de la terraformation, évidemment, même s'il n'est pas toujours facile à manier : on apprend bien que la technologie des machines terraformatrice a ce millénaire de retard sur celle des espions, et de la galaxie en général, ce qui pose quelques menus problèmes lorsqu'on s'interroge sur la technologie du xie siècle par rapport à la nôtre et qu'on se rappelle qu'en gros le progrès technique est supposé s'accélérer, même si quelques guerres et massacres se chargent de ralentir le mouvement… Mais ce problème est à vrai dire imperceptible à la lecture — on a autre chose à faire que ratiociner —, et il permet une plongée quasi archéologique jusque dans notre futur plutôt proche, dans une Europe — exotique pour un Nord-Américain, fût-il Canadien —, plus précisément à Hambourg avec ses monuments et ses archives du xxie — seconde moitié, tout de même. Et de là, un redécollage dans l'avenir lointain. Bon, mais si la dilatation du temps joue, elle a sans doute moins d'importance que celle de l'espace. La planète Ventus est un tout petit point dans l'univers. Un univers plein d'humains, de non-humaines d'intelligences artificielles, de structures diverses, juste esquissées — la technologie des Vents l'était elle-même assez peu, mais dans un cas comme dans l'autre, quelques traits bien tracés suffisent pour que le lecteur imagine tout le reste —, sauf dans le cas d'un système solaire qui semble être en gros à ce que nous connaissons ce qu'une autoroute de grand départ en vacances est à une piste de mammouths. À côté du souffle de l'aventure, il y a celui des espaces infinis, d'autant qu'ils sont sinon infiniment, du moins massivement peuplés. Et de trucs passablement incompréhensibles. Que, comme l'auteur, l'on appellera dieux pour faire simple. Non qu'on reparte dans la Fantasy. Ces dieux-là relèvent de l'intelligence artificielle, et ont été conçus par l'homme. Ou plutôt par une machine conçue par une machine conçue par une machine conçue par une machine conçue par une machine conçue par (ad lib.) une machine conçue par l'Homme. Et que ce soit sans doute là le vrai sujet S.-F. du livre : la confrontation de l'être humain avec des choses qui le dépassent même s'il est à leur origine, si le dieu est créé et non créateur en quelque sorte — encore que cela ne change guère les rapports de forces. Et non plus l'absence de différence, façon problème de Turing, entre la machine — terme peu adéquat — et l'Homme, mais au contraire la recherche de l'irréductible différence. La pensée radicalement étrangère se développant librement. La peur métaphysique que cela peut inspirer. Les emmerdes concrètes que cela peut susciter, aussi, puisque toutes ces fichues machines de terraformation étaient là pour faciliter la vie des hommes, pas pour les traiter en semi-parasites juste tolérés à condition qu'ils ne dépassent pas des limites strictes, supposant une violente régression… Voilà peut-être l'idée fondatrice. Qui fait que ce n'est pas de la Fantasy. Ou pas vraiment.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire. À rechigner, parfois. Mettre le doigt sur des coutures approximatives et des hiatus (bof). Pinailler ici, contester là (bah). Mais aussi à raconter. Entre Fantasy et Science-Fiction, comme ce papillon espion translucide certes hautement technologique, mais qui semble sortir tout droit d'un conte de fées. On pourrait même renouveler la vieille blague sur la différence entre Fantastique et Science-Fiction, mise définitivement à mal par un récent roman de Roland Wagner, en substituant la Fantasy au premier. Se servir de ce roman pour montrer les passerelles. Et voir les réactions. Reste qu'au-delà de ce genre d'exercice, il y a un pavé qui se laisse dévorer, et que c'est tant mieux. Qu'il y a du plaisir de lecture. Et que ce serait dommage de passer à côté. Et que c'est sans doute ça le plus important.