Keep Watching the Skies! nº 47, août 2003
Claire & Robert Belmas : Mars heretica
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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À quelques siècles dans notre futur, la théocratie de la Lumière Éternelle règne sur le système solaire. Sur Terre, en tout cas ; car sur Mars s'est développée une autre société, les colons terriens s'étant inspirés des nombreuses traces de l'antique civilisation de la race martienne disparue. Et une bonne partie de l'aristocratie martienne s'est convertie à une croyance hérétique, le Néo-Perfectisme, qui prône la supériorité de l'esprit sur la matière. Ils sont férocement réprimés et pourchassés par les armées de la Lumière Éternelle, qui est le sur le point d'assiéger leur redoutable réduit, la citadelle de Muntsag.
À la périphérie interlope d'une des mégapoles terriennes, Jaufré Faydit découvre dans un fight club une gladiatrice, Sieglinde, dont tout indique qu'elle est d'origine martienne. Il la rachète, est obligé de commettre un meurtre ou deux pour s'enfuir avec elle, et repart avec elle sur Mars : il sait bien qu'elle lui permettra d'entrer contact avec la résistance martienne. Mais il est évident que Faydit, combattant aux capacités hors normes, dissimule quelque chose sur sa nature, et que sa mission a des buts ultérieurs, qui ne peuvent pas être des plus sympathiques, vue la brutalité avec laquelle il se comporte.
Ce livre frappe de prime abord par la rafale de références onomastiques à l'Occitanie, période Troubadours et Croisade des Albigeois — évidemment, dans la mesure où le Néo-Perfectisme renvoie aux “Parfaits” qui étaient le clergé de l'hérésie dualiste du Midi (les Cathares, en d'autres termes), et prônaient le refus du monde matériel, création de Satan et non de Dieu (je simplifie). Côté géographie, donc, on trouve sur Mars, à côté des montagnes canoniques (Tharsus, Olympus), des villes nommées Tholos et Narbos, mais aussi, plus obscurément, Bugarachia [1]. Et Muntsag est bien entendu Montségur, celui de l'Ariège — référence plus historique que géographique. Côté troubadours, le prénom du protagoniste, Jaufré, est le même que celui du célèbre inventeur de l'“amor de luenh”, Jaufre Rudel ; on trouve aussi parmi des personnages plus ou moins secondaires un Bernat de Ventadorn, un Guilhem (devenu Wilhelm) Montanhagol, une Marcabrune (féminisation de Marcabru — c'est d'ailleurs ainsi que celui-ci surnommait sa mère dans un de ses poèmes), et un Bertrand De Born (Bertràn Debor). Les noms d'inspiration “cathare” ou “croisade” sont finalement plus rares, pas de Montfort ni d'Esclarmonde, mais Jaufré porte le nom de famille Faydit (qui signifiait "exilé" et s'appliquait comme qualificatif aux personnes chassées de leurs terres au moment de la croisade, qui s'étaient réfugiées en Catalogne, voire en Lombardie), et Sieglinde affirme d'abord se rattacher à une famille Perella (l'orthographe francisée habituelle donnerait Péreille : Raymond de Péreille était le chef de la garnison de Montségur pendant le célèbre siège de 1242-1244). Mais, surprise : le chef de la garnison de Muntsag — qui est quand même le père de Sieglinde, conventions du roman d'aventure obligent — s'appelle Egon Puntkalleg, rappel sans doute d'un autre révolté contre la puissance française, à quelques siècles et à quelques centaines de kilomètres de distance, le châtelain breton Pontkalleg (décapité en 1720).
Au-delà de la surface des noms, toutefois, je n'ai pas perçu d'usage patent des formes littéraires troubadouresques, ni de parallèles bien clairs avec les événements du début du xiiie siècle — mis à part le déclenchement de la répression/croisade par l'assassinat d'un prélat qui rappelle celui de Pierre de Castelnau en 1208. Le contenu socio-politique du monde dans lequel se déroule le roman rappelle la S.-F. “politique” française des années 70, tradition dans laquelle se situent bien des nouvelles déjà publiées par les Belmas : un pouvoir absolu contre lequel un héros isolé — ou presque — mène un combat sans espoir, les forces décuplées par les menaces sexuelles exercées contre sa compagne (de lit et de lutte) par les forces de la répression, uniformées de noir et d'une brutalité inouïe. Il n'est pas indifférent que Jaufré doive sauver Sieglinde par deux fois, d'abord d'un marché aux esclaves/gladiateurs, puis de l'esclavage encore plus ouvertement libidineux d'un lupanar. Il n'y a place dans le roman que pour un peu d'analyse socio-économique à l'emporte-pièce (le rôle caché et maléfique des grands trusts), et guère pour les considérations théologiques que l'on s'attendrait à rencontrer dans la lutte, fût-elle brutale, entre théocratie et hérésie (de ce point de vue, il y a beaucoup plus à se mettre sous la dent dans n'importe quel volume des aventures de Nicolas Eymerich, et surtout dans le dernier en date, Mater terribilis.
De fait, fidèle à la dédicace en début de volume, le roman adopte le rythme rapide et énergique des Fleuve Noir Anticipation. La S.-F. politique française, qui se voulait nouvelle, s'était aussi constituée comme une alternative littéraire à la S.-F. populaire que représentait à l'époque la collection "Anticipation" du Fleuve noir ; la nécessité d'aller vers les masses, et peut-être aussi la nécessité économique individuelle ressentie par les auteurs, l'avaient vite poussée vers une convergence avec le FNA, qui s'était finalement faite sans grande difficulté, à partir du moment où le Fleuve sentit la nécessité d'un aggiornamento de sa thématique, et de ses signatures. Caractéristique de cette S.-F. fusionnelle des années 80 : l'usage presque systématique du sexe comme rythme — voire piment — de l'action, avec des résultats pas toujours littérairement à la hauteur (voir par exemple les romans de Michel Jeury parus à l'origine au Fleuve noir et réédités chez le même Imaginaire Sans Frontières). On retrouve cette tendance, hélas, dans ce roman, avec des tétons invariablement “durcis”, et des pénis invariablement “raidis” ou “tendus”… Si l'écrivain n'est pas un as, le salace, ça lasse.
Il y a toutefois des éléments plus originaux — heureusement — dans Mars heretica. La construction, qui incorpore quelques flash-forwards sur des expériences carcérales, pas inédites, mais marquantes. Et surtout la sombre personnalité de Jaufré Faydit, agent double dont les buts sont dissimulés au lecteur jusqu'au bout ou presque. On regrettera que la rétention d'information s'opère ici de façon plutôt maladroite ; je conseille de lire Gene Wolfe pour apprécier le travail d'un maître en la matière, ou plus simplement le dernier roman du cycle de la Culture d'Iain M. Banks traduit en français, le Sens du vent, dans lequel l'agent infiltré, dont nous partageons les pensées, ne peut pas révéler aux lecteurs les détails du plan maléfique qu'il va exécuter, parce qu'ils ne lui sont distillés que petit à petit par un ordinateur verrouillé à l'abri de sa boîte crânienne. Jaufré Faydit, toutefois, reste un personnage intéressant, antipathique, mais déchiré entre sa programmation et l'amour qu'il finit par éprouver malgré tout pour Sieglinde. Le détail de ses origines, et la “famille” qu'il nous révèle finalement, me rappellent furieusement "la Conspiration des oiseaux", nouvelle de Jean-Claude Dunyach, référence respectable, et esthétiquement cent coudées au-dessus de Mars heretica. Reste un roman énergétique et occasionnellement exotique, qui se laisse lire tout en décevant par rapport aux auspices ambitieux sous lesquels il se plaçait.
Notes
[1] Bugarach est une petite commune de l'Aude, connue surtout pour le Pech de Bugarach (environ 1 200 m), point culminant des Corbières.
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 46.